Hergé a fait la connaissance de Tchang grâce à l'abbé Gosset, aumônier des étudiants chinois de Belgique. © BELGAIMAGE

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Les blasphèmes de Tintin et compagnie

On ne s’attend pas à trouver des blasphèmes dans la bouche des personnages d’Hergé, et pourtant… Ce  » Sapristi !  » que l’on retrouve régulièrement au fil des pages est une déformation du mot  » sacristie « , l’annexe d’une église où sont rangés les registres de baptême et de mariage, les objets et les vêtements nécessaires au culte. Comme d’autres jurons, il s’agit d’une allusion détournée à la religion, et le mot d’origine  » sacristie  » a été déformé pour éviter le blasphème. L’expression est tellement récurrente chez Hergé, qu’elle a donné en guise de clin d’oeil le titre de la revue des Amis d’Hergé hollandaise, Hergé Genootschap. Dès Le Congo, Tintin jure :  » Sapristi, un léopard !  » En Amérique, tout le monde ou presque y va de son juron. Le cow-boy :  » Sapristi ! C’est le Patron qui va en faire une tête !  » Le bandit Bobby Smiles :  » Sapristi ! Des Peaux-Rouges ! Comment me tirer d’affaire ? …  » Tintin lui-même :  » Sapristi ! Quelle gaffe ! Filons, vite ! Car si l’on m’attrape, je passerai un mauvais quart d’heure !  » (…).

Une autre interjection est utilisée dans la plupart des Aventures de Tintin, soit seule, soit suivie d’une remarque : c’est  » saperlipopette « . Saperlipopette viendrait de  » saperlotte  » (du flamand saperloot, de l’allemand sapperlot), composé de sapper (sacré, ou damné, maudit) et lot (hasard, sort) (…). Dans L’Or noir :  » Saperlipopette ! Ils ont fait sauter un pipeline !  » Dans Le Trésor :  » Tirez donc, saperlipopette !  » (…). On trouve aussi  » parbleu  » et  » sacrebleu « . Le premier est une altération de  » par Dieu « , le second de  » (par le) sacre de Dieu « , où bleu est substitué à Dieu pour contourner le blasphème.  » Parbleu  » apparaît dans Les 7 Boules de cristal, et dans Le Sceptre d’Ottokar :  » Des choses graves ? … Parbleu !  » Toujours dans ce dernier album, les Dupondt s’écrient :  » Ici ! Sacrebleu !  » Dans Objectif Lune :  » Sale coup pour nous, sacrebleu, s’ils étaient tous morts là-dedans !  » (…).

Puis il y a  » Nom de « … Au xviiie siècle, la comédie au théâtre devenait très vulgaire. Mais suite à certaines plaintes concernant les jurons religieux ( » nom de Dieu « ,  » bonté divine « …), elle dut inventer de nouveaux jurons, créant de toutes pièces des exclamations ridicules telles que  » saperlipopette « ,  » nom de nom  » ou encore  » nom d’une pipe « . Plus généralement, l’exclamation  » nom de… « , suivie d’un terme choisi, est un blasphème déguisé.  » Nom d’un petit bonhomme « , par exemple, est une allusion aux statuettes représentant le Christ (….). Hergé aussi détourne l’expression. Chaque personnage invente son  » nom de…  » Chacun s’approprie le juron en fonction de sa culture. Dans Objectif Lune, Milou découvre l’apesanteur :  » Nom d’un homme ! Voilà que je me mets à voler comme une libellule !  » Dans la version actuelle des Cigares, Tintin s’exclame :  » Nom d’une pipe, je suis tombé au milieu d’une prise de vues !  » Dans L’Etoile mystérieuse, Haddock se fâche :  » Descendez, nom d’une pipe, ou je vous fais mettre aux fers !  » Et dans la version couleur définitive de Tintin en Amérique, Hergé fait dire à un Indien :  » Nom d’un calumet ! Je me suis trompé !  »

Les insultes de Haddock

Les injures elles-mêmes du capitaine ne sont pas dépourvues de signification religieuse et cachent quelques vrais blasphèmes. Voyons cela de plus près…  » Iconoclaste !  » L’interjection est devenue un juron emblématique du capitaine Haddock. Mais étymologiquement, l’iconoclaste est celui qui détruit délibérément des images de représentations religieuses. Par extension, à la fin du xixe siècle, le terme iconoclaste désigne une attitude ou un comportement d’hostilité manifeste aux interdits, normes et croyances dominantes ou autres valeurs  » intouchables « . Dans On a marché sur la Lune, Dupont demande à Haddock s’il a retrouvé  » ce bandit (de Wolff) « , Haddock éructe :  » Quoi ! ! Qu’est-ce que vous dites ? ! Wolff, un bandit ? ! … Si jamais je vous entends encore une seule fois manquer de respect à la mémoire de ce héros, je vous envoie le rejoindre dans l’espace ! Compris ? Espèce d’iconoclaste !  » En effet, en se sacrifiant pour permettre à l’équipage de survivre, Wolff est devenu une  » icône « . En salissant sa mémoire, les Dupondt deviennent donc iconoclastes à leur tour. Dans cette situation, Hergé met donc l’insulte de façon on ne peut plus judicieuse dans la bouche de Haddock. Dans Le Temple du soleil, Haddock gifle le lama qui vient de lui brouter la barbe. C’est en effet à sa propre image (Haddock ne s’imagine pas sans sa barbe) que s’en prend le lama :  » Misérable iconoclaste !  » L’insulte favorite de Haddock revient encore huit fois dans plusieurs albums, du Crabe à Coke en stock.

Autre juron récurrent :  » Renégat !  » Le renégat est celui qui a renié la religion chrétienne pour embrasser une autre religion. Le terme est utilisé familièrement comme une injure (…). Dans L’Etoile mystérieuse, en tentant de provoquer le naufrage de son bateau, le pseudo-équipage du John Kingsby a enfreint la sacrosainte règle des marins. Ils ont donc renié la  » bible  » et la  » religion  » de Haddock qui associe très judicieusement le terme  » renégat  » au lexique de la trahison :  » Bandits ! Renégats ! Traîtres ! Cloportes ! Judas !  »

Fétichisme

Le fétichisme fait son apparition dès le Congo : avec le piège tendu à Tintin par le sorcier qui l’accuse d’avoir profané la statuette sacrée des Ba Baoro’m. On le retrouve dans L’Oreille cassée, où le MacGuffin (NDLR : objet prétexte au développement d’un scénario) est le fétiche arumbaya. Plus tard, le sorcier du village Bibaros invoque un autre fétiche :  » Esprit des forêts, nous te sacrifions ces deux étrangers !  » Mais Ridgewell, qui a des talents cachés de ventriloque, prête sa voix à la statuette et se tire ainsi d’affaire :  » Arrête, ô chef des Bibaros ! Je n’accepte pas ce sacrifice !  » Hergé reprend ici une idée qui sort tout droit du sacrifice de Milou par un prêtre indien dans Les Cigares. Dans cet épisode, les Dupondt, dissimulés derrière l’autel sacrificiel, parlaient pour la divinité. Sur l’île du Trésor de Rackham le Rouge, Tintin et Haddock découvrent un nouveau fétiche qu’ils rapporteront pour l’exposer au château de Moulinsart (strip du mardi 25 mai 1943). Tintin s’exclame :  » Un fétiche ! Mais… mais… c’est extraordinaire ! Ma parole, c’est le chevalier de Hadoque qu’on a voulu représenter !  »

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Sectes et sociétés secrètes

Plusieurs sociétés secrètes sévissent dans les Aventures de Tintin. Au Congo déjà, le sorcier porte le costume de la secte des hommes léopards, les fameux Aniotas, qui semaient la terreur au Congo belge dans les années 1930. Cette société recrutait ses membres parmi les sorciers villageois et pratiquait l’assassinat rituel en simulant une attaque de léopard. L’explication est donnée par le sorcier lui-même :  » Vous savez qu’il existe une société secrète, les  » Aniotas « , organisée en vue de combattre l’influence civilisatrice des Blancs ! Or, les  » Aniotas « , pour exécuter les chefs noirs favorables aux Blancs, se vêtent d’un costume spécial, imitant la peau de léopard. Aux doigts, ils portent des griffes en fer, semblables à celles du léopard. De plus, ils ont avec eux un bâton dont l’extrémité est sculptée en patte de léopard.  »

Dans Tintin en Amérique, la mafia est organisée en  » Société secrète d’entraide fraternelle « , et il faut passer par une initiation avant d’être reçu. Tintin est lui-même directement confronté à deux sociétés secrètes. La première,  » Les fils du dragon « , qui rappelle celles des triades, le protège. Tandis que la deuxième, nommée Kih-Oskh et dirigée par un grand maître caché qui est en fait Rastapopoulos, veut sa perte. Nombre de tintinophiles  » avertis  » voient dans cette organisation des similitudes avec la franc-maçonnerie. Jean-Marie Apostolidès écrit à propos de Kih-Oskh :  » La structure de leur secte évoque celle de l’Eglise catholique : Rastapopoulos est le pape noir de cette Eglise démoniaque ; son gourou n’est pas à Rome mais au Caire […]. Mais les costumes de la secte Kih-Oskh évoquent le Ku Klux Klan. Ce n’est sans doute pas un hasard si Hergé a choisi un nom comprenant autant de lettres  » K « …

Dans L’Oreille cassée, la prestation du serment, sur un poignard, du colonel Diaz a une mystérieuse association terroriste, est vraisemblablement inspirée de celle des Carbonari, ordre paramaçonnique italien du xixe siècle. Les masques et les manteaux noirs des conspirateurs correspondent à ceux portés, lors de cérémonies, par des frères d’une organisation occultiste qui existe toujours : l’Ordre martiniste. Notons que le nom de Diaz rappelle celui d’un célèbre comploteur et révolutionnaire franc-maçon, Porfirio Diaz, qui fut président du Mexique de 1877 à 1880 et de 1884 à 1910.

Et pas de secte sans gourou ! … Le milieu des années 1970 est le début d’un vaste mouvement anti-sectes en Europe occidentale, notamment avec la création du réseau Cult Awareness Network. En novembre 1982, le magazine Paris Match consacre dans son édition un article sur le gourou indien Bhagwan Shree Rajneesh, escroc notoire et fondateur d’un mouvement sectaire appelé la  » méditation dynamique « . Dans L’Alph-Art, Hergé s’inspire notamment d’une photo ou l’on voit ce maître spirituel et ses fidèles portant collier. Loin de leur accorder un quelconque crédit, Hergé entend bien dénoncer les dérives et abus de ces sectes et de leurs gourous de pacotille, dont l’unique préoccupation est de plumer les  » fidèles « .

Tintin, le Diable et le Bon Dieu, par Bob Garcia, Desclée de Brouwer, 245 p.

Les intertitres sont de la rédaction.

Des ecclésiastiques influents

Hergé a fréquenté des ecclésiastiques qui ont eu, à des degrés divers, une influence sur sa vie et son oeuvre. Au premier rang de ceux-ci figure le patron et mentor du jeune dessinateur, l’abbé Norbert Wallez, directeur du quotidien catholique conservateur Le Vingtième Siècle. Admirateur du dictateur Mussolini, ce prêtre de choc était  » d’un rigorisme extrême « , confiera Hergé dans ses entretiens avec Numa Sadoul (Casterman, 1975). Commentaire de Pierre Assouline, biographe du  » père  » de Tintin ( Hergé, Plon 1996) :  » D’une certaine manière, l’inventeur de Tintin, au sens de catalyseur d’énergie créatrice, n’est ni Benjamin Rabier (NDLR : dessinateur animalier, pionnier de la BD), ni Georges Remi mais Norbert Wallez. C’est en effet l’abbé qui a commandé cette série à son jeune collaborateur et l’a poussé à créer une histoire autour d’un adolescent et d’un chien, dans un esprit missionnaire, vertueux et catholique sur lequel il n’avait pas besoin d’insister tant son empire sur le dessinateur était grand.  »

D’autres ecclésiastiques jouent un rôle déterminant dans l’oeuvre d’Hergé : les abbés Gaston Courtois et Jean Pihan lui commandent les récits de Jo, Zette et Jocko pour leur hebdomadaire Coeurs vaillants. Le père Edouard Neut, rencontré dès 1923 lors d’une retraite de patrouilles à l’abbaye de Saint-André, près de Bruges, est à l’origine de l’intérêt d’Hergé pour la Chine. Lors de la préparation du Lotus bleu, un autre religieux, l’abbé Léon Gosset, aumônier des étudiants chinois de Belgique, met le dessinateur en garde contre les stéréotypes concernant les Chinois. Commence alors la collaboration entre Hergé et Tchang Tchong Jen, étudiant de 26 ans issu d’une famille catholique chinoise. Fin 1948, Hergé, épuisé, se repose et se ressource à la Trappe de Scourmont. Il y rencontre un personnage haut en couleur, le père Gall, alias Lakota Ishmala ( » Loup solitaire « ), grand spécialiste des Peaux-Rouges et Sioux par adoption. Hergé restera en contact avec certains de ces ecclésiastiques jusqu’à la fin de sa vie, même s’il s’est progressivement détourné de l’Eglise, pour mieux s’intéresser à d’autres croyances.

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