Etre ou ne plus être directeur

L’éviction brutale de Philippe Sireuil du théâtre Jean Vilar émeut les professionnels de la scène et suscite bien des questions

On joue Macbeth, pour l’instant, à l’Atelier-théâtre de Louvain-la-Neuve. Non pas sur la scène, mais en coulisses et en hauts lieux. Et quel duel ! D’un côté, Armand Delcampe, 63 ans, l’indomptable et fougueux fondateur du théâtre Jean Vilar, qui a accueilli en ses murs, dans ses plus belles heures, Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Otomar Krejca… De l’autre, Philippe Sireuil, 50 ans, l’exigeant metteur en scène du magnifique Triomphe de l’amour de Marivaux (récemment au Jean Vilar) et ancien codirecteur de la première équipe ébouriffante du Varia, au début des années 1980. Bref, deux grands noms du théâtre belge, deux caractères forts, complexes, deux ego bien trempés, deux sensibilités rares aux ramures gigantesques mais divergentes.

Contre toute attente, ces deux pointures des arts de la scène s’étaient mises en ménage, il y a un peu moins de deux ans. Delcampe annonçait que Sireuil devenait son dauphin, à la tête de la deuxième institution théâtrale de la Communauté française. Stupéfaction dans la famille du théâtre face à ce mariage du gendre et de sa belle-mère! Malgré les murmures dans l’assemblée, personne n’a moufté. Le seigneur du Jean Vilar avait décidé seul de sa succession, sans rien demander à personne, et en prévoyant de chaperonner, pendant quelques années, l’héritier choisi. L’union fut consommée enjuillet 2001.

Dix-neuf mois plus tard, le big boss de l’Atelier-théâtre se sépare de son directeur artistique. Delcampe vire Sireuil, comme un malpropre. A l’instar de n’importe quelle entreprise privée arrogante. La manière est la même: l’administrateur délégué décide d’abord, puis le conseil d’administration avalise, à l’unanimité. Et les raisons avancées se révèlent analogues à celles qu’on prétexterait au sein d’une société cotée en Bourse: les chiffres sont insuffisants! Voilà le théâtre réduit à sa plus triste expression. Celle de la culture du « tout de suite-maintenant », contraintes économiques obligent…

Mais le banni ne se laisse pas faire. Il contredit l’argument des chiffres. Règle ses comptes. Lors de la conférence de presse qu’il donne, le 29 janvier, à la Monnaie, où il répète OEdipe sur la route (tout un symbole!), Sireuil dévoile des talents d’analyste financier. Oui, les abonnements ont continué de baisser, après son arrivée au Jean Vilar. Mais cette diminution a été amorcée bien avant sa nomination et la barre semblait se redresser doucement. Il ne nie pas le déficit, mais prévoyait d’éponger les dettes en trois saisons, ce que lui permettait d’ailleurs le contrat-programme du théâtre. Il remet les pendules à l’heure concernant les recettes: celles de sa première saison (2001-2002) à l’Atelier-théâtre ne représentent pas la moitié de celles de la saison précédente, comme on l’a répercuté, mais 93 %, si l’on tient compte – et c’est logique – du produit des tournées. Quant au nombre d’entrées, il a diminué de 24 000 à 22 000 places, entre ces deux mêmes saisons. Bref, si les chiffres ne sont pas mirobolants, ils sont loin d’être catastrophiques. En outre, ils répondent largement aux exigences du contrat-programme.

Imposé au public familier de Delcampe, Philippe Sireuil était-il censé réaliser un miracle, multiplier les spectateurscomme les pains et renflouer, en une saison, les caisses du Jean Vilar habituellement trouées depuis de nombreuses années ? Maître Armand et ses administrateurs ont répondu oui. Saint-Sireuil a failli à sa mission… Le petit monde du théâtre belge, dans sa majorité, s’en trouve tout retourné. Comédiens, metteurs en scène et directeurs étaient nombreux, le 29 janvier, à la Monnaie, pour tenter de comprendre et pour marquer leur indignation. Où sont passées l’expression libre, la tolérance, la confiance? Les événements à Louvain-la-Neuve sont largement décrits comme un péché contre l’esprit qui règne dans ce milieu artistique. Et les rumeurs d’aller bon train: « On voulait sa peau ! », « C’est une conjuration… » Le bruit de la probable candidature de François Viot, collaborateur du ministre des Arts Richard Miller (MR), à la succession de Philippe Sireuil n’a évidemment rien arrangé.

Quoi qu’il en soit, au-delà de cette triste guerre des chefs, se posent aussi des questions de fond. Quelle est la place d’un directeur de théâtre? Comment conçoit-on sa carrière? Jusqu’ici, la Communauté française s’est débarrassée du problème en arguant que cette question était du ressort des conseils d’administration des théâtres. Mais, alors, quelle est la véritable fonction des administrateurs de théâtre? Quid des garanties quant à leur indépendance, surtout à la lumière de l’affaire Delcampe-Sireuil? Comment expliquer que le conseil d’administration du Jean Vilar se soit prononcé à l’unanimité, au vote secret, pour l’éviction de Philippe Sireuil? Est-il normal que la Communauté française soit représentée, au sein de ce conseil, par le comédien Jean-Marie Pétiniot, qui travaille pour l’Atelier-théâtre?

« On a créé des conseils d’administration dans les théâtres publics pour faire barrage aux intrusions du monde politique, explique Paul Aron, professeur à l’ULB et auteur d’un livre de référence sur l’histoire du théâtre en Belgique francophone. Apparemment, cela ne fonctionne pas. Le statut de ces conseils n’est pas clair. Bref, le système actuel est lourd et peu transparent. Il est sans doute temps de trouver des alternatives. »

Enfin, à l’heure où le projet de décret sur les arts de la scène est en discussion au parlement de la Communauté française, on peut également se demander si l’objectif d’un théâtre doit être uniquement de remplir les salles. « Il faudrait rendre aux contrats-programmes leur vertu première, celle de distinguer clairement les objectifs de chaque institution et de leur octroyer les moyens correspondant à ces objectifs, continue Aron. Aujourd’hui, on constate que, bon an mal an, tous les contrats-programmes se ressemblent. Il y a, d’évidence, une carence de variété et d’audace au sein des théâtres, en général. Pourquoi ne pas concevoir des théâtres qui puissent se spécialiser, avoir pour mission de monter des pièces difficiles? Et leur donner les moyens de le faire ? » Allons, Monsieur Aron, réveillons-nous! Tout cela nous éloigne vraiment de l’affaire du Jean Vilar…

Thierry Denoël,

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