Et vous, vous feriez quoi, au Golgotha ?

Dans la cathédrale d’Anvers, les imposants retables du grand maître de la peinture baroque transforment le visiteur en voyeur du martyre du Christ. Plutôt perturbant !

Voilà cinq siècles que sa tour septentrionale pointe un doigt accusateur (123 mètres de dentelle flamboyante) vers le ciel : réaménagée sans cesse depuis le XVIe siècle, jamais dotée d’une forme définitive, la cathédrale Notre-Dame d’Anvers est un indigeste joyau de styles mêlés (gothique, renaissance, rococo…), saturé d’£uvres colossales. La réintégration en son sein, en juin 2009, d’une quinzaine de retables éparpillés à la Révolution française renforce encore cette impression de cacophonie. Que ces malabars aient été placés contre les piliers de l’église, face au visiteur qui progresse vers le ch£ur, est une riche idée (c’était leur emplacement initial, dans des dizaines d’autels dont les enclos ont aujourd’hui disparu). Qu’ils soient en revanche cadenassés dans des supports d’odieuses poutrelles métalliques est une horreur impardonnable… En cause, certes, le poids et la dimension des tableaux. La plupart d’entre eux avoisinent en effet les 3 mètres sur 2. Record du genre, La Dormition de la Vierge (1633), d’Abraham Matthyssens, dépasse même les 16 mètres carrés de toile peinte… On suffoque sous leur gigantisme.  » Breathtaking. So much love and skill under one roof ! (Soufflant. Tant d’amour et de talent sous un seul toit !) « , comme l’a griffonné dans le livre d’or, subjuguée, une touriste britannique… Titanesque, oui, c’est bien la promesse du baroque, et de son chef de file Pierre-Paul Rubens, dont quatre monuments parent la cathédrale : trois créés spécialement pour ce lieu, et un quatrième, importé, dont le sort fut dicté par les aléas de l’Histoire.

Quand la brochure part en sucette

Au risque d’indisposer les impatients, on va d’ailleurs s’attarder un peu sur ce dernier opus – L’Erection de la croix (1609-1610), conçu à l’origine pour le maître-autel de l’ancienne église Sainte-Walburge, près du Steen, et adjoint à Notre-Dame en 1816. D’abord, parce que l’ Erection précède, autant par le sujet que par la date d’exécution, son pendant iconographique, La Descente de croix (1611- 1614). Mais aussi parce que, face à l’ébranlement des sens qu’induit l’art baroque, une petite mise en condition s’impose… Les collaborateurs de l’évêque ne s’y sont pas trompés, qui ont prévu, posée sur une espèce de guéridon face au retable, une sorte de  » mode d’emploi  » de l’£uvre, décliné en sept langues.  » L’art baroque est didactique, affirme le fascicule : il se concentre sur un seul thème, développé de façon grandiose.  » Ensuite, il invite à  » vivre les événements comme si nous étions présents « . En conséquence de quoi, la peinture baroque, avec ses personnages en taille réelle, est  » un théâtre moderne, sans distinction entre acteurs et public « , qui  » s’arrange toujours pour propulser le spectateur dans la scène du tableau « … Jusqu’ici, fastoche. Poursuivons l’exercice pratique.  » Que feriez-vous dans cette situation ?  » interroge la brochure, dont la version française part soudain franchement en sucette :  » Si vous auriez [sic] le verbe haut comme saint Pierre, tout en profitant de l’occasion pour vous éclipser ? Si vous lui resteriez [resic] fidèle jusqu’au bout, comme saint Jean ou Marie ? Ou si vous souffrireriez [reresic] avec les enfants et les femmes pleureuses ?  » Bonne question, qui mérite sans doute qu’on y  » réfléchirisse  » sérieusement…

Le zénith de l’école d’Anvers

Mais pas trop, car déjà le regard est happé par un autre mastodonte. S£ur jumelle de l’ Erection, la Descente se dresse quasi en vis-à-vis, dans la deuxième travée du transept méridional de la cathédrale. Voilà notre coco. Ce triptyque-là, c’est bien le zénith de l’école d’Anvers. Illustrant la 13e station du chemin de croix (entre le trépas et la mise au tombeau, donc), commandé à Rubens par la corporation des arquebusiers dont saint Christophe est le patron (Christophe évoquant, en grec,  » celui qui porte le Christ « ), il contient, dans chacun de ses trois panneaux, une allusion forte au portement de Jésus. Au centre, le fils de Dieu, tout juste décroché de la croix, sur la colline du Golgotha, pèse de tout son poids dans les bras de l’apôtre Jean. A gauche, le même, tout mini dans le ventre arrondi de Marie (c’est la Visitation). Et à droite, lui encore, poupon de quarante jours, porté par Siméon au temple (la Présentation). L’£uvre est immense. Elle nous commande d’y entrer en silence, en spectateurs effarés. Saint Jean, Joseph d’Arimathie et trois disciples perchés sur des échelles descendent le cadavre du Christ, à l’aide d’un linceul qu’ils font glisser vers les mains des femmes restées au sol. Les uns, tout en muscles bandés, sont dans l’action ; les autres, éplorées, dans la contemplation de cette masse corporelle livide, qui pourrait bien exprimer un râle ultime. Le bleu de la peau sans souillure, le blanc pur du lin, la couronne de couleurs vives des vêtements des acteurs disposés en ellipse autour du mort contrastent beaucoup avec le lointain très foncé, presque noir, du tableau. Cet éclairage violent qui infuse la scène, et l’anime quasiment d’une troisième dimension, renvoie fidèlement à l’Evangile, à l’éclipse de Soleil survenue lorsque Jésus, lumière du monde, rendit l’âme.

Derrière, au revers du retable, un ermite levant une lanterne allumée et un Christophe géant hissant à bout de bras l’Enfant Jésus, achèvent magistralement la démonstration : le croyant qui recevait jadis la communion, l’homme sage, vous, moi, chacun d’entre nous  » porte le Christ en soi  » – et est en outre instamment prié de Le ramener à domicile. Retour au pupitre, où trois Japonaises aux mèches oxygénées tentent de décrypter le guide imprimé, avec force gloussements. Leur excitation n’a rien de surprenant : tous les écoliers de la péninsule nipponne continuent à sangloter à la lecture de A Dog of Flanders, de l’Anglaise Maria Louise Ramé (1839-1908), dite Ouida. Un dessin animé, puis une comédie dramatique américaine, ont même été tirés de ce roman gnangnan. Un chien des Flandres, kèksèksa ? Le récit, qui se déroule à Hoboken, Anvers, Belgique, raconte les misères de l’orphelin Nello et de son compagnon à poils Patrache, qui choisissent d’en finir, une fois pour toutes, devant la rubénienne Descente de croix, justement… Du coup, Sakura, Miyu et Misaki, transportées d’avoir à portée de flash la dernière vision terrestre de leur héros d’enfance, s’en donnent à c£ur joie. Est-ce pour elles, et d’autres de leurs concitoyennes excentriques, que le mode d’emploi du tableau se fait bête, à nouveau ?  » Attention, prévient-il : ceci n’est pas La Descente de croix de Rubens, mais bien La Descente de croix du Christ, de Rubens …  » Ben tiens. Il poursuit sa mission didactique par une exploration à la 6-4-2 du comportement de la Vierge :  » Marie, qui est très pâle, essaie de toucher son enfant : importance de toucher, façon psychologique de lui dire au revoir.  » Allez, tschüs, alors ! Drôle d’analyse, en vérité, pour une peinture dont la majesté, depuis des siècles, désarçonne.

Ce tableau est too much

Car on peut ne pas aimer, et ils furent (et restent) nombreux ceux qui ne goûtent ni la théâtralité ni la surcharge grandiloquente du maître. Le chic du chapeau de Marie (vraiment pas commun en Palestine, il y a deux mille ans, et qui fait dire à l’incorrigible guide que  » Rubens, s’il devait peindre la Vierge de nos jours, lui collerait certainement une paire de jeans ! « …) ; l’étrange pas de danse qu’exécute Jean, cambré, déhanché, sous le poids du Christ, le corps de ce dernier, drôle de  » S  » engourdi, donnent au tableau un trop-plein d’héroïsme maniéré. Alors quoi ? Trop grand, trop haut. Ce tableau est too much. Excessif, surchargé, et même, si l’on veut, incohérent. La petite loque cache-sexe qui éponge à propos le sang du torse percé, les infimes trous de clous, les plaies qui suintent si peu, et ce linceul servant de corde dont la mollesse ne colle pas… Voyons, la lourdeur du cadavre devrait tendre le tissu : au contraire, la toile se déploie largement en plis souples, telle une nappe d’autel… Réaliste ? Bof. Et pourtant, et pourtant. Il y a quelque chose de fameux dans ce tableau, dont Rubens a fourni plusieurs versions, toutes aussi scéniquement dramatiques – dont une datée de 1617, visible au palais des Beaux-Arts de Lille, et une autre, de 1618, acquise par Catherine la Grande, et qui sera exposée à l’Hermitage Amsterdam dès septembre 2011. Cette énigme qui fait que Rubens nous parle à retardement, après une contemplation prolongée, tient sans doute… aux yeux. Ceux, malicieux, de la servante qui suit Marie chez Zacharie et Elisabeth, en dénonçant aux spectateurs que nous sommes la plénitude du ventre de sa maîtresse. Ceux du Christ (de la composition russe, surtout), révulsés, chavirés. Et tous les autres regards, éplorés, éc£urés, catastrophés, mouillés, muets d’indignation. Oui, pour une fois, le bizarroïde guide de la cathédrale a raison, lorsqu’il invite l’admirateur des retables de Rubens à se taire,  » tant les mots font défaut « , pour se concentrer sur la méditation en musique.  » Pour mieux expérimenter la Descente, suggère-t-il, imaginez-vous écouter la Passion selon saint Matthieu, de Jean Sébastien Bach, et plus précisément  » Mein Herz ist betrübt » (Mon c£ur est affligé).  » Qu’elles soient de peine ou de joie, toute l’£uvre, effectivement, paraît y baigner dans les larmes…

Pendant sept semaines, Le Vif/L’Express part à la découverte des sept plus beaux objets d’art du pays. Pour continuer la série, voici…

La semaine prochaine 7. L’AGNEAU MYSTIQUE Retrouvez l’ensemble de notre reportage photo sur www.levif.be

VALÉRIE COLIN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

L’énigme de La Descente tient aux yeux : malicieux, révulsés, éplorés, catastrophés, mouillés, muets d’indignation…

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