E. L. Masters, auteur de Spoon River, sous- titré Anthology dans la version anglaise, à la différence qu'il s'agit, chez lui, de fiction. © GETTY IMAGES

Epitaphes et poèmes

Une fois par mois, l’écrivaine Caroline Lamarche sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

La période de confinement s’est révélée riche en solidarités inédites. L’une d’elles a consisté en la mobilisation, par le poète Carl Norac, d’un contingent d’auteurs qui ont écrit pour accompagner les familles en deuil privées de rituel (lire aussi Le Vif/L’Express du 16 avril dernier). Cette plateforme poétique (1) a proposé un volet de textes  » généraux « , à portée universelle, et un autre de textes  » personnalisés « . Une démarche proche de celle d’Edgar Lee Masters dans Spoon River (2). E. L. Masters a nommé  » Spoon River  » une communauté inventée, dont les membres se retrouvent au cimetière et juxtaposent leurs épitaphes sous forme de brefs poèmes narratifs rappelant le destin de chacun.  » Où sont Elmer, Herman, Bert, Tom et Charley/Le veule, le fier- à-bras, le comique, le pochard, le bagarreur ? / Tous, tous dorment sur la colline.  » Ainsi commence ce livre qui est considéré comme l’un des chefs-d’oeuvre de la littérature américaine du xxe siècle.

Epitaphes et poèmes
© DEBBY TERMONIA

Au-delà de la réussite lapidaire (littéralement : on les imagine gravés sur une pierre tombale) de ces textes funéraires, le travail de montage de l’ensemble est un tour de force. Se côtoient, en un puzzle aussi palpitant que poignant, le riche et le pauvre, l’époux et son épouse infidèle, le meurtrier et sa victime, la femme violée et le médecin qui lui a porté secours. Soit une allégorie de la condition humaine dans sa bonté et sa férocité, son ingénuité ou son hypocrisie criminelle, avec cette manière qu’ont certains, déjà favorisés par la fortune, de tirer parti de tout tandis que les plus pauvres dégustent.

Le premier texte de la série est celui de Hod Putt, délinquant par misère, mort par pendaison publique, inhumé à côté d’Old Bill Piersol, commerçant enrichi dans le trafic avec les Indiens et qui tira profit, ensuite, de la Bankruptcy Law, cette loi supposée pallier les banqueroutes, de quoi, en réalité, l’enrichir davantage et pressurer ses débiteurs, particulièrement ceux qui, dépourvus de biens et de relations, n’ont pu faire valoir leurs droits. Comme le dit le pauvre Hod Putt,  » nous avons interprété la loi de faillite chacun à notre manière  » et pourtant  » nous reposons paisiblement côte à côte « . Rien de changé sous le soleil. Aujourd’hui encore, certains fabricants, consortiums, géants des big data grignotent à toute vitesse des parts de marché tandis que nombre de travailleurs s’épuisent dans des conditions indignes, quand ils ne se voient pas dramatiquement amputés de leurs gagne-pain. Le grand réajustement ardemment souhaité de l’après-pandémie, même épaulé par quelques lois propices, aura lui aussi ses effets pervers manipulés par la main invisible de l’intérêt individuel joint à la faiblesse des Etats et à la puissance indétrônable des mécanismes de l’offre et de la demande.

Epitaphes et poèmes

(1) www.poetenational.be/fleurs-de-funerailles/

(2) Spoon River, par Edgar Lee Masters, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gaëlle Merle, éd. Allia, 192 p. (NDLA : en raison du confinement, et désireuse de ne pas surcharger Amazon, j’ai relu E. L. Masters en anglais et livré ici mes propres traductions).

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