Entreprise mondiale et impuissance démocratique

Par Bernard Fusulier, sociologue, chercheur associé à l’ UCL (*)

« Vous avez tout simplement là sous les yeux les hauts fourneaux de M. Cockerill. Un bruit farouche et violent sort de ce chaos de travailleurs. J’ai eu la curiosité de mettre pied à terre et de m’approcher d’un de ces antres. Là, j’ai admiré véritablement l’industrie. C’est beau et prodigieux spectacle qui, la nuit, semble emprunter à la tristesse solennelle de l’heure quelque chose de surnaturel. Les roues, les scies, les chaudières, les laminoirs, les cylindres, les balanciers, tous ces monstres de cuivre, de tôle et d’airain que nous nommons machines et que la vapeur fait vivre d’une vie effrayante et terrible, mugissent, sifflent, grincent, râlent, reniflent, aboient, glapissent, déchirent le bronze, tordent le fer, mâchent le granit et, par moments, au milieu des ouvriers noirs et enfumés qui les harcèlent, hurlent avec douleur dans l’atmosphère ardente de l’usine comme des hydres et des dragons tourmentés par des démons dans un enfer » (Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami).

Ce témoignage lyrique souligne combien les entreprises sidérurgiques ont incarné la puissance industrielle. Industrie lourde par nature, pilier de la deuxième révolution industrielle et haut lieu des luttes sociales, cette industrie est-elle, comme c’est parfois évoqué, un dinosaure d’une autre ère et, par conséquent, en voie de disparition dans la nouvelle configuration socio-économique qui se dessine sous nos yeux? Les pertes d’emplois directs dans le secteur attesteraient cette thèse. En Belgique, la sidérurgie employait près de 60 000 travailleurs fin des années 1960, alors qu’à la fin des années 1990 elle n’en comptait plus que 22 000. Dans le même temps, il faut observer que la productivité sidérurgique a plus que doublé en dix ans. La production mondiale d’acier brut est, quant à elle passée de 776,71 millions de tonnes en 1998 à plus de 850 millions de tonnes en 2002, alors qu’elle n’était que de 200 millions de tonnes en 1950. A travers les restructurations, démantèlements, recapitalisations, fusions et rachats successifs, des groupes sidérurgiques de plus en plus puissants se sont constitués et se livrent une bataille non plus seulement à l’échelle européenne et a fortiori nationale, mais à l’échelle planétaire. La création d’Arcelor, à partir de la fusion de trois grands groupes européens (Aceralia, Arbed et Usinor), fait dire à son président de l’époque, Francis Mer, en avril 2002: « Avec Arcelor, nous sommes devenus un groupe mondial. » Bref, le dinosaure est loin d’être renvoyé au musée de l’histoire industrielle. La sidérurgie a un futur, certes! Cette assertion est d’autant plus douloureuse à soutenir que les hauts fourneaux de Cockerill vont s’éteindre et que des milliers d’hommes du fer voient ainsi leur avenir s’assombrir.

Que reste-t-il, justement, du pouvoir d’action des travailleurs, des citoyens et de leurs représentants sur une entreprise mondiale? Nous avons vu combien le maintien d’une ligne à chaud échappe aux forces vives de la région. La capacité d’action collective des syndicats est-elle suffisante pour infléchir une option stratégique prise au sommet d’un groupe tel qu’Arcelor? Jusqu’où, d’ailleurs, les intérêts des travailleurs des différents pays et régions sont-ils assez convergents pour assurer une mobilisation transnationale? Un recours aux tribunaux serait-il la solution? Que représente une pénalité de 20 millions d’euros pour Arcelor, dont le chiffre d’affaires dépasse les 25 milliards d’euros? Le cas Arcelor est un exemple de plus d’une impuissance démocratique grandissante face aux « joueurs mondiaux » et à « l’intelligence économique » qui les gouverne. Devons-nous dès lors nous résoudre à laisser ces géants jouer leur jeu, à gérer les conséquences de leurs décisions (malheureuses ou heureuses) et à nous concentrer sur les petites et moyennes entreprises, lesquelles constitueraient le nouveau souffle de la vitalité économique régionale? A cet égard, comme l’écrit Manuel Castells, s’il est vrai que les PME sont adaptées au système de production flexible que requiert la donne économique contemporaine, »il est tout aussi vrai que leur dynamisme passe sous le contrôle des grandes firmes, qui demeurent au coeur de la structure du pouvoir économique dans la nouvelle économie globale » (1). Un enjeu est manifeste: assurer une maîtrise démocratique du sens donné à la mondialisation. De Liège à Porto Alegre, la route est cependant très longue, beaucoup plus longue que jusqu’à Davos!

* Bernard Fusulier a, entre autres publié:Kaléidoscopie d’une modernisation industrielle. Usinor-Cockerill Sambre-Arcelor », Presses universitaires de Louvain, 2003; L’Ouvrier, l’usine et le syndicalisme wallons, Academia-Bruylant, 1999.

(1) Castells M. (1998), La société en réseaux. L’ère de l’informatique, Fayard, Paris, p. 191.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

Arcelor est un exemple supplémentaire de l’impuissance grandissante face aux acteurs mondiaux et à l' »intelligence économique » qui les gouverne.

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