Entre la loi et le sang
A l’heure où une Constitution provisoire semble sortir le pays de l’impasse institutionnelle, les carnages de Bagdad et de Kerbala soulignent la précarité du retour à la souveraineté
Ce fut un accouchement au forceps. L’Histoire retiendra peut-être que la Constitution provisoire irakienne, enfantée dans la douleur, a vu le jour le 1er mars 2004 à l’aube. Mais elle saura à coup sûr se souvenir combien les carnages terroristes qui ont endeuillé le lendemain les cérémonies de l’Achoura chiite à Bagdad et à Kerbala û plus de 170 morts û assombrirent l’avènement de ce chétif nouveau-né. Sous la férule de l’administrateur américain, Paul Bremer, accoucheur opiniâtre, les 25 membres du Conseil de gouvernement transitoire, instance exécutive installée par l’occupant, ont donc fini par donner naissance à une » loi fondamentale » de 63 articles, fruit de compromis louables, aussi remarquable par ses ambiguïtés que par les valeurs qu’elle promeut.
Religion d’Etat, l’islam apparaît comme une » source » d’inspiration de la loi. Mais non sa » source principale » et moins encore exclusive. Il faut dire que le proconsul Bremer avait menacé d’opposer son veto à toute formule préjudiciable aux droits des minorités, notamment chrétiennes. Quitte à s’attirer les foudres du jeune et fougueux Muqtada al-Sadr, icône du chiisme radical, prompt à brandir le spectre de la révolte armée. Pour autant, la concession sémantique n’a rien d’une reddition : dans la période intérimaire, tous les textes adoptés devront être conformes aux principes du Coran, formule assez vague pour attiser les querelles d’exégètes. Terrain miné ? Tout l’est ici, comme l’atteste le coup d’éclat du 27 février, lorsqu’une poignée d’islamistes claquèrent la porte du Conseil, furieux du vote annulant une résolution adoptée en décembre dernier et censée conformer le régime du divorce et de la succession à la charia (loi coranique). Pour autant, rien ne garantit la renaissance du Code de la famille de 1959, qui visait à entraver l’usage de la polygamie ou de la répudiation ; code amplement dévoyé à partir de 1991, lorsqu’un Saddam Hussein ébranlé par la débâcle koweïtienne entreprit de choyer les fondamentalistes sunnites. Les esprits éclairés salueront comme il se doit les 13 articles consacrés à la liberté d’expression, de conscience et de réunion, comme la volonté affichée de réserver aux femmes le quart des sièges au sein de la future assemblée. Conquête à nuancer, là encore : il s’agit plus d’un objectif que d’une obligation.
Vers un pôle chiite au Sud ?
Le statut de la minorité kurde û 20 % de la population environ û illustre lui aussi les mérites et les travers du pacte du 1er mars, formellement signé quatre jours plus tard. Le document entérine la quasi- souveraineté dont jouissent depuis treize ans les trois provinces du Nord et élève le kurde au rang de langue officielle, au côté de l’arabe. Mais il escamote, pour l’heure, les questions les plus épineuses. Le sort des peshmergas, les combattants des factions rivales qui se partagent le Kurdistan irakien, et que l’on imagine mal intégrer docilement les rangs d’une armée nationale, le devenir de la ville pétrolière de Kirkouk, naguère annexée par le pouvoir baasiste, le partage des recettes de l’or noir, l’éventuelle révision du tracé de la » frontière » du territoire autonome : autant de casse-tête renvoyés aux calendes mésopotamiennes ! En l’occurrence, au lendemain de la ratification par référendum, à l’automne 2005, d’une Constitution définitive. » Inutile d’insister, confie un délégué kurde. Nous obtiendrons demain ce qui est hors d’atteinte aujourd’hui. » Avalisé par Paul Bremer, le texte consacre le principe d’un Irak fédéral, invoquant les exemples indien, canadien ou brésilien, sans fouler aux pieds l’idéal d’unité. Reste que, en octroyant aux 18 provinces du pays le droit de forger des ensembles régionaux, il préfigure l’émergence d’un pôle chiite au Sud, réplique de l’entité kurde du Nord. Autant dire que la famille turkmène, la troisième du pays, regimbe. Quant à la minorité sunnite, toute-puissante au temps du Baas, il faudra bien la réintégrer dans le jeu électoral. » Sous peine de voir prévaloir la légitimité des maquis sur celle des urnes « , prévient un diplomate européen.
A la tête de l’Etat régneront un président et deux vice-présidents, désignés par un Parlement élu au suffrage universel. Lequel devra adouber le Premier ministre choisi par le triumvirat ainsi que son cabinet, dont on suppose qu’il résultera de savants dosages. » Un garde-fou parlementaire contre toute dérive despotique, avance un initié irakien. Ici, on est vacciné. »
Si sa portée pratique demeure aléatoire, la charte a le mérite d’exister, de sauvegarder le crédit de la coalition et de fournir à la future assemblée constituante l’ébauche d’un libéralisme rare dans le monde arabo-musulman. Mais elle a aussi, dans l’immédiat, celui de sortir de l’ornière la longue marche vers l’indépendance d’une nation sous tutelle. En revanche, le document ne dit rien, à ce stade, du gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes entre le transfert de souveraineté et les élections législatives, programmées d’ici au 31 janvier 2005, et qu’il aura pour mission de préparer. » Il existe des dizaines de formules « , soutient Paul Bremer. Une suffira, pourvu qu’elle tienne la route. Pêle-mêle furent évoquées une version locale de la Loya Jirga afghane, forum des chefs traditionnels, la restauration monarchique ou la formation d’une équipe restreinte de technocrates. En fait, tout porte à croire que l’Autorité provisoire de la coalition américano-britannique cédera formellement la barre à un Conseil de gouvernement élargi û il est question de quintupler ses effectifs û censé mieux refléter les diversités ethnique, confessionnelle, sociale et politique, tout en préservant la primauté des chiites, détenteurs pour l’heure de 13 des 25 sièges. Le scénario séduit les conseillers sortants, tant ils ont pris goût, pour la plupart, au faste relatif et au prestige que procure la fonction. A leurs yeux, en tout cas : l’écrasante majorité des Irakiens tient le club des 25 pour une bande de marionnettes fraîchement rentrées d’exil, recluses dans leur bunker doré et stipendiées par l’ennemi. Une certitude, Bremer ne transigera pas sur la » fin de l’occupation « , fixée au 30 juin, échéance dictée par le calendrier électoral américain. C’est que George W. Bush doit convaincre une opinion sceptique de la cohérence de son » plan pour l’Irak « . Le désengagement s’annonce pour le moins graduel, puisque 100 000 soldats devraient prolonger leur séjour entre Tigre et Euphrate au-delà du 1er juillet, date à laquelle les Etats-Unis ouvriront à Bagdad la plus grande ambassade américaine de la planète. Logique : tout repli hâtif livrerait le pays aux milices ou à l’anarchie, tant l’équipement et l’autorité font défaut à la » nouvelle police » maison.
Le dénouement de l’imbroglio institutionnel aura, en apparence, précipité le retour des Nations unies sur la scène irakienne. Pour sortir de l’impasse, Washington a dû se résoudre à solliciter le concours d’une ONU jugée naguère » non pertinente « , voire inutile, et pas même mentionnée dans l’accord, désormais caduc, conclu le 15 novembre 2003 par le Conseil transitoire et l’Autorité de la coalition, supposé baliser le chemin vers l’indépendance recouvrée. Ce regain de faveur, très tactique, doit beaucoup à l’habileté du grand ayatollah Ali al-Sistani, figure de proue révérée du chiisme irakien, confession majoritaire. Le vieux dignitaire refuse de recevoir Paul Bremer dans sa retraite de Nadjaf, tout à la fois Sorbonne et Vatican des disciples d’Ali, le gendre du Prophète. En revanche, il a toujours traité avec beaucoup d’égards les émissaires onusiens, notamment Lakhdar Brahimi, envoyé spécial de Kofi Annan. L’ancien ministre algérien des Affaires étrangères aura su persuader Ali al-Sistani de l’impossibilité de convoquer un scrutin crédible et transparent avant la fin juin. De fait, le dernier recensement a plus de vingt ans d’âge. L’Irak de l’après-Saddam manque de tout : listes électorales, loi régissant le vote, scrutateurs formés ; or les experts estiment qu’il faudrait 40 000 bureaux, dotés chacun de quatre observateurs qualifiésà Comment cet Irak-là pourrait-il tenir en une année deux scrutins législatifs et un référendum constitutionnel ? Mystère. Longtemps considéré, y compris chez ses disciples, comme un quiétiste résolu à se tenir à l’écart de l’arène politique, au risque de laisser le champ libre au populisme belliqueux de Muqtada al-Sadr, l’ermite de Nadjaf a fait plier un occupant qui a besoin de ce partenaire courtois mais tenace, hostile au modèle théocratique iranien.
Al-Qaida soupçonnée
Médiateur chevronné, Brahimi redoute la guerre civile. Crainte ravivée par les atroces boucheries de l’Achoura. Les attentats suicides et les tirs de mortier qui, le 2 mars, ont décimé la foule des fidèles rassemblés aux abords de la mosquée bagdadie de Kazimiya et, à Kerbala, dans le mausolée de l’imam Hussein, petit-fils du Prophète, dont on commémorait alors le martyre, visent à l’évidence à jeter chiites et sunnites dans un conflit sans fin. Si la Constitution provisoire, accouchée la veille, survit à l’hécatombe, imputée au Jordanien Abou Moussab al-Zarqawi, l’un des cerveaux d’Al-Qaida, c’est que l’heure est aux miracles. Sinon, il faudra se rendre à l’évidence : le 30 juin, Bremer et les siens céderont aux Irakiens non un pouvoir, mais une impuissance.
Vincent Hugeux
Les massacres de fidèles visent à jeter chiites et sunnites dans un conflit sans fin
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici