Entre espions

Les attentats du 11 mars, à Madrid, devaient être le début d’une série. La menace plane sur l’Europe. La coopération entre services de renseignement européens s’avère plus nécessaire – et plus complexe – que jamais. L’avis d’un expert

(1) L’Union européenne et le renseignement, perspectives de coopération entre les Etats membres, publié par le Grip.

L’image a choqué les téléspectateurs du monde entier. Le 3 avril, cinq terroristes, dont le cerveau présumé des attentats du 11 mars, se font exploser dans un immeuble à Leganes, dans la banlieue sud de Madrid, tuant dans le même temps un policier espagnol et blessant onze de ses collègues. Les kamikazes islamistes se sont donné la mort, de manière spectaculaire, alors qu’ils se trouvaient encerclés par les forces de l’ordre : il s’agissait d’une opération policière de grande envergure qui devait clore l’enquête sur les attentats de Madrid. Des explosifs prêts à être utilisés et des détonateurs ont été retrouvés sur place. Ce suicide collectif violent démontre, s’il le fallait encore, la détermination des terroristes islamistes.

Après Madrid, quelle est la prochaine cible ? Les divers coups de filet opérés récemment dans les milieux islamistes, avec plus ou moins de succès, un peu partout en Europe, semblent le confirmer : la menace est réelle. Plus que jamais la coopération internationale, notamment européenne, entre services de renseignement s’avère donc primordiale. Le Néerlandais Gijs De Vries, le nouveau M. Antiterrorisme des Quinze, est désormais chargé de coordonner la lutte contre le terrorisme au sein de l’Union européenne, entre autres en matière de renseignement.

Plusieurs dirigeants, dont le Premier ministre belge Guy Verhofstadt, ont proposé la création d’une CIA européenne ou plutôt d’une European Intelligence Agency (EIA), selon les termes du ministre de l’Intérieur autrichien, Ernst Strasser.

Est-ce la solution adéquate ? Sur quelle base envisager la coopération entre services de renseignement ? Pour le chercheur et ancien membre des services secrets Thierry Coosemans, qui vient de publier une étude sur le renseignement européen (1), si les responsables politiques affichent une bonne volonté, la plupart ne savent pas de quoi ils parlent. Le constat est inquiétant.

Le Vif/L’Express : Une CIA européenne, est-ce une bonne idée ?

Thierry Coosemans : Ceux qui sont à l’origine de cette proposition lisent sans doute trop de romans d’espionnage. La référence à une  » CIA européenne  » est absurde, d’abord parce que la CIA n’est qu’un service de renseignement parmi les 14 existant aux Etats-Unis et est loin d’être le plus important. En outre, la CIA n’intervient qu’en dehors du territoire américain. Or ce n’est pas cela dont l’Europe a besoin. La proposition avancée par certains responsables n’était visiblement destinée qu’à rassurer les opinions publiques.

Qu’est-ce qui a été fait depuis le 11 septembre 2001 en matière de coopération entre services de renseignement ?

Il y a eu surtout beaucoup de déclarations d’intentions. Pour le reste, on a essayé de mettre en place un échange d’informations via Europol, l’office de police européen basé à La Haye, aux Pays-Bas. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que ça ne fonctionne pas. Après le  » 11 septembre « , les responsables avaient encore l’excuse de la surprise. Personne ne s’attendait à une attaque de cette ampleur. Après le  » 11 mars « , on ne peut plus se contenter de rustines.

Lorsqu’ils évoquent le renseignement, on a l’impression que les hommes politiques ne savent pas de quoi ils parlent…

C’est en tout cas l’image qu’ils donnent en réagissant au coup par coup aux attaques terroristes et en lançant des idées simplistes. Ils semblent méconnaître la  » communauté du renseignement « , dont la réalité est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. On observe également que si l’Europe de la justice et de la police connaît des avancées régulières, l’Europe du renseignement reste à la traîne.

Pourquoi est-ce si complexe ?

Le paysage du renseignement en Europe est une mosaïque de services dont les missions et les compétences sont différentes. La plupart des pays ne possèdent pas un seul mais plusieurs services secrets. Certains, placés sous l’autorité du ministère de la Défense ou des Affaires étrangères, sont tournés vers le renseignement extérieur, qui concerne les activités, les intentions de puissances, d’organisations ou de personnes étrangères, comme le Service général de renseignement et de sécurité (SGR) en Belgique. D’autres, qui dépendent de la Justice ou de l’Intérieur, sont tournés vers le renseignement intérieur ou ce qu’on appelle la contre-ingérence, comme notre Sûreté de l’Etat. Le renseignement extérieur peut être soit civil, soit militaire. S’il est militaire, il peut être tactique ou stratégique. Bref, la  » communauté du renseignement  » est touffue.

Une coopération entre tous ces services est-elle envisageable ?

On peut encore facilement imaginer une coopération entre services de contre-ingérence, comme cela existe actuellement de manière bilatérale. Par contre, pour le renseignement extérieur, c’est beaucoup plus difficile, car ces services agissent en appui de la diplomatie de l’Etat pour lequel ils travaillent. Les conflits d’intérêts sont donc plus importants dans ce domaine. Voyez la France en Afrique. Tant qu’il n’y a pas de véritable diplomatie européenne commune, la coopération entre services de renseignement extérieur s’avère problématique. Un peu comme pour la politique monétaire : tant que l’euro n’existait pas, et alors que les Quinze étaient censés déjà coopérer, les différentes banques centrales européennes continuaient à s’épier pour jouer sur les taux d’intérêt.

Ne pourrait-on pas se limiter à coopérer uniquement dans le domaine de la contre-ingérence ?

Cela reviendrait à marcher à cloche-pied ! Dans beaucoup de pays, les deux types de services, intérieurs et extérieurs, sont liés. Ils se transmettent régulièrement des informations. Faire coopérer, au niveau européen, les uns et non les autres deviendrait vite ingérable et engendrerait un climat de suspicion invivable entre services, au niveau national.

Ne faut-il pas aussi distinguer le renseignement technologique et le renseignement humain ?

Tout à fait. Le renseignement technologique est certainement un domaine où l’intégration sera plus aisée. D’ailleurs, au niveau de l’imagerie satellitaire, par exemple, le programme Hélios, auquel participe la Belgique, constitue déjà une coopération quasi européenne. Ce type de coopération peut agir comme une locomotive qui tire le reste. Le dernier wagon sera sans doute le renseignement humain, le plus difficile à coordonner.

Pourquoi ? Les agents de renseignement ne sont-ils pas prêts à coopérer sur le terrain ?

Cela dépend. C’est un milieu plutôt conservateur, qui vit sur ses acquis et se croit encore investi d’une mission divine de protection de l’Etat régalien. La jeune génération, qui n’a pas connu la guerre froide, est sans doute en train de faire évoluer cette mentalité. Par ailleurs, le facteur confiance joue un rôle déterminant. Les agents doivent protéger leurs sources, leurs informateurs. Ce sera forcément plus compliqué à 25 qu’à 15 ! En outre, tous les Etats ne partagent pas la même culture du renseignement et n’ont pas les mêmes moyens que des poids lourds comme la France, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.

Par quoi faut-il commencer ?

Par ce qui n’a pas encore été entamé jusqu’ici : réfléchir à ce qu’est le renseignement actuellement. Envisager sa diversité. Faire un état des lieux pour voir comment on pourrait l’organiser au niveau européen. Réaliser un Livre blanc sur les missions des services de renseignement. Ce pourrait être un bon début pour M. Antiterrorisme. Il n’y aura pas de réponse miracle. Toutes sortes de structures, plus ou moins souples, sont possibles.

En outre, n’est-ce pas risqué de se focaliser sur le terrorisme international pour construire une coopération en matière de renseignement ?

Hier, la menace provenait de terroristes soutenus par des Etats. Désormais, elle est le fait de groupes autonomes, dispersés et restreints, qu’il est extrêmement difficile d’infiltrer. Et demain ? La menace change constamment de visage. Le terrorisme est aussi lié au trafic d’armes et de drogues, à la criminalité organisée… Aujourd’hui, il n’y a pas de vision politique ni à court ni à long terme sur le renseignement européen. C’est inquiétant.

Entretien : Thierry Denoël

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