Entre deux mondes

L’artiste japonais Kohei Nawa et le chorégraphe bruxellois Damien Jalet présentent pour la première fois en Belgique le fruit de leur collaboration, le troublant Vessel. Un exemple significatif des croisements fertiles entre danse et arts plastiques.

En septembre 2013, le chorégraphe franco-belge Damien Jalet est en tournée au Japon, à Nagoya, pour y présenter à l’Aichi Triennale L’Image, spectacle en collaboration avec Arthur Nauzyciel. Alors qu’il profite d’un peu de temps libre pour visiter les expositions, il tombe, quinze minutes avant la fermeture, sur Foam, du plasticien et sculpteur japonais Kohei Nawa. Une installation plongée dans la pénombre, où de la mousse presque rigide forme un paysage fantastique de nuages dans lequel peut évoluer le spectateur. Un choc.  » J’étais fasciné par la manière dont cet artiste parvenait à créer quelque chose de tellement organique avec un matériau qui ne l’était pas, se souvient-il. Kohei a une rigueur scientifique qui, en même temps, ouvre une porte sur une forme de mythologie.  » Les deux hommes se retrouvent notamment sur la figure du cerf. La connexion profonde de Jalet avec le Japon finit de convaincre ce dernier de contacter le plasticien (via un ami commun, le compositeur Ryuichi Sakamoto) pour lui proposer une collaboration.

Ce sera Vessel, présenté prochainement à La Monnaie (1). Un monde flottant, noir et blanc, aux évocations très sexuelles, entre solide et liquide. Y évoluent sept danseurs dont la tête reste perpétuellement cachée par le reste de leur corps et qui perdent ainsi leur humanité pour devenir des créatures abstraites, symétriques, un peu monstrueuses, un peu grotesques, à la manière de certains yokai, ces esprits surnaturels du folklore japonais.  » Je crois que Vessel est une de mes créations les plus radicales, déclare Damien Jalet. C’est une pièce à la limite de la danse, très sculpturale, très minimale aussi, où le temps est étiré. Elle transporte les spectateurs de manière assez singulière.  »

Médusés

Ce n’est à vrai dire pas la première fois que Damien Jalet collabore avec un plasticien. En 2010 déjà, Babel, chorégraphié avec Sidi Larbi Cherkaoui, sous l’aile duquel Jalet a été révélé, prenait place parmi cinq modules géométriques du sculpteur anglais Antony Gormley.  » Ça a été un gros déclencheur de voir comment la proposition d’un plasticien pouvait influencer drastiquement la dramaturgie d’un spectacle, explique Damien Jalet. Ce qui me fascine dans la sculpture, c’est le rapport de projection : ce qu’une sculpture projette sur nous, ce qu’on projette sur elle. Ça m’a beaucoup inspiré pour toutes les collaborations suivantes.  »

Damien Jalet, chorégraphe franco-belge.
Damien Jalet, chorégraphe franco-belge.© KOEN BROOS

En 2013, le chorégraphe est sollicité par le Louvre pour y intégrer de la danse lors de trois nocturnes. 20 000 personnes y verront Les Médusés, parcours parmi les collections de sculptures, qui servira plus tard de base pour les chorégraphies du film Suspiria de Luca Guadagnino, sorti l’an dernier.  » La sculpture et la danse ont quelque chose de très opposé, dans la mesure où la danse est vraiment l’art de l’éphémère, qui n’existe que dans le moment alors que la sculpture est sans doute la forme d’art qui se rapproche le plus de l’éternel, développe Damien Jalet. La sculpture survit à travers les millénaires mais, en même temps, elle est condamnée à l’immobilité. Alors que pour les danseurs, l’immobilité est impossible à trouver.  » Au milieu de représentations d’êtres mythologiques, trois danseuses vêtues d’une tunique de corde laissant leurs seins apparents y passaient d’une pose à l’autre, comme pétrifiées. Le tout au son de percussions évoquant le bruit du sculpteur au travail avec ses ciseaux et sa masse.

Damien Jalet collaborera aussi à plusieurs reprises avec Jim Hodges, New-Yorkais connu pour ses installations, ses sculptures et collages où se mêlent surfaces réfléchissantes, fleurs artificielles, toiles d’araignée et jeans découpés. Il y aura Yama, et sa matrice en forme de cercle surélevé troué en son centre. Il y aura Skid, et sa plateforme inclinée à 34 degrés, qui influe immanquablement sur tous les mouvements des danseurs.

Et entre les deux, il y aura Thr(o)ugh, pièce capitale, cathartique. Au départ, les rituels du festival millénaire Onbashira à Nagano au Japon, où d’énormes arbres abattus lors d’une cérémonie shinto dévalent à toute vitesse les flancs de la montagne, chevauchés par de jeunes hommes prêts à prendre tous les risques, inspireront à Jim Hodges un cylindre de six mètres de longueur et pesant trois tonnes. Lors du processus de création, Damien Jalet se retrouve rue de Charonne, à Paris, le 13 novembre 2015, à quelques mètres des terroristes. Il croise même le regard de l’un d’eux. Par miracle, il échappe à la fusillade.  » Dès lors, le cylindre de Jim n’était plus un arbre, c’était un tunnel, précise Damien Jalet. Un lieu de passage dans lequel les danseurs étaient bloqués, avec cette idée : si tu ne bouges pas, tu meurs.  »

Il faudrait encore citer Marina Abramovic, grande prêtresse serbe de la performance, qui a participé à une nouvelle version-vortex du Boléro de Ravel, cochorégraphiée par Jalet et Cherkaoui, et l’opéra de Debussy Pelléas et Mélisande, avec la même paire, pour un décor de cristaux au sein d’un globe oculaire, où la question du regard, centrale dans le livret de Maeterlinck, rejoignait la performance new-yorkaise d’Abramovic The Artist Is Present – soit 7 000 heures assise au sixième étage du MoMA à fixer les visiteurs s’installant successivement en face d’elle. Marina Abramovic a également prêté sa voix à The Ferryman, film de et avec Damien Jalet justement projeté prochainement au cinéma Galeries, à Bruxelles, en écho à Vessel (2).

S’envahir mutuellement

Il a fallu du temps à Damien Jalet pour convaincre Kohei Nawa d’embarquer dans ce spectacle.  » Vessel est ma première collaboration dans le domaine de la danse contemporaine, confie le plasticien. Un domaine auquel j’étais pourtant déjà très sensible en tant qu’étudiant, quand j’ai travaillé sur un workshop avec le danseur et chorégraphe buto Min Tanaka.  » Nawa a accepté la proposition quand il a vu les premières images du danseur Aimilios Arapoglou, développant plusieurs figures de distorsions du corps. Des postures imprégnées d’étrangeté qui ont d’ailleurs donné lieu à une série de sculptures, exposées dans un solo show de Kohei Nawa qui vient de s’ouvrir à l’Arario Gallery, à Séoul.  » Pour commencer le travail sur la scénographie, j’avais en tête le Sai-no-kawara, « le lit de la rivière du monde souterrain », qui est une sorte de limbes, précise Kohei Nawa, mais aussi le Yomi-no-Kuni, le « pays des morts » dans la mythologie shinto et le livre Nihon no Shinwa, « l’histoire des dieux ». Le travail de Damien s’inspire beaucoup des mythologies, nous avons eu de grandes discussions à ce sujet. Vessel, « le vaisseau », est la porte entre deux mondes, flottant sur l’eau « .

 » Ensemble, on découvre un endroit dans lequel on ne serait jamais allés tout seuls, conclut Damien Jalet. Il faut qu’on envahisse nos espaces mutuels, parce qu’il n’y a que de cette façon que ça marche. On se pousse mutuellement hors de nos zones de confort et ça devient une exploration fascinante. C’est ce qui est toujours le plus dur : amener la chose un peu plus loin que là où tout le monde aurait tendance à s’arrêter parce que c’est plus confortable. Je pense que l’art a cette responsabilité d’amener les choses à un autre niveau.  » Le plasticien et le chorégraphe ne vont pas s’arrêter en si bon chemin. Ils travaillent déjà sur Planet, explorant à travers de nouveaux matériaux et dispositifs le monde des vivants cette fois, le paysage, la relation aux éléments. Prometteur.

(1) Vessel : à La Monnaie à Bruxelles, les 2 et 3 avril prochain. www.lamonnaie.be.

(2) The Ferryman : au cinéma Galeries, à Bruxelles, le 1er avril à 19 heures. Suivi d’une rencontre avec Damien Jalet. www.galeries.be.

RainForest, de Merce Cunningham.
RainForest, de Merce Cunningham.© LAURENT PHILIPPE

L’art en mouvement

Plasticiens et chorégraphes collaborent intimement depuis le début du xxe siècle. Quelques exemples historiques.

Les Ballets russes

Sous la houlette de l’organisateur de spectacles et mécène Serge de Diaghilev (1872 – 1929), les Ballets russes mettent le paquet sur les décors et les costumes en invitant des artistes de l’avant-garde, principalement française : Sonia et Robert Delaunay ( Cléopâtre), Georges Braque ( Les Fâcheux), Henri Matisse ( Le Chant du rossignol), Giorgio de Chirico ( Le Bal), Georges Rouault ( Le Fils prodigue) et, bien sûr, Picasso, à plusieurs reprises ( Parade, Tricorne, Pulcinella…), qui fera d’ailleurs de la danseuse Olga Khokhlova, membre de la compagnie, sa première épouse et sa muse.

Les Ballets suédois

Le Suédois Jean Börlin (1893 – 1930) poursuit avec ses Ballets l’esprit défricheur transdisciplinaire de Diaghilev. Luigi Pirandello, Blaise Cendrars ou Jean Cocteau écrivent les livrets. Darius Milhaud, Erik Satie, Francis Poulenc et même Cole Porter composent les musiques. Quant aux décors et aux costumes, ce sera surtout Fernand Léger, précurseur des cubistes, qui marquera l’esthétique des Ballets suédois.

Merce Cunningham

Chaque spectacle du chorégraphe américain (1919 – 2009) est une expérience visuelle et sonore créée en collaboration avec des compositeurs et des plasticiens vivants. En 1968, la scène de RainForest est envahie par les Silver Clouds d’Andy Warhol, coussins argentés gonflés à l’hélium. Cunningham s’allie à d’autres représentants du pop art comme Roy Lichtenstein et Robert Rauschenberg, mais aussi avec le Brésilien Ernesto Neto, et rend hommage à Marcel Duchamp dans Walkaround Time, puisant dans son Grand Verre.

Lucinda Childs

En 1979, la chorégraphe américaine (née en 1940) marque l’histoire de l’art avec Dance, sommet du minimalisme à la fois dans les domaines de la danse, de la musique contemporaine et des arts plastiques. Sur la musique de Philip Glass se développent des motifs géométriques répétés en variations infinies, devant un écran où est projeté un film en noir et blanc de l’artiste conceptuel Sol LeWitt. Une pièce pivot, plusieurs fois remontée depuis.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire