Enquêtes parallèles

La vie privée et les finances de l’ex- ministre français du Budget intéressaient beaucoup de monde depuis deux ans. Donc bien avant que l’affaire n’éclate. Retour dans les pas d’un détective privé parisien.

Si, un jour, Alain Letellier écrit ses Mémoires, il consacrera plusieurs chapitres au dossier Cahuzac, c’est promis. Il racontera comment lui, le détective privé dont l’anonymat et la discrétion sont les meilleures armes et les plus fidèles alliés, s’est retrouvé plongé au coeur d’une affaire d’Etat. Et comment, bien avant l’explosion du scandale, sa route a croisé, en coulisses, celles d’enquêteurs et d’officines très intéressés par le patrimoine et les comptes bancaires du  » futur ex « -ministre français délégué au Budget.

A l’origine, un dossier d’adultère tristement banal

Pour Alain Letellier, tout commence en mai 2011, par un appel de l’épouse du chirurgien Jérôme Cahuzac, maire de Villeneuve-sur-Lot, député socialiste de Lot-et-Garonne (nord-ouest de la France) et président de la puissante commission des Finances de l’Assemblée nationale. Si le Dr Patricia Cahuzac, dermatologue à Paris, sollicite ainsi un  » privé « , c’est qu’elle s’estime bafouée et envisage de divorcer, après trente ans de mariage. Un dossier tristement banal, comme le détective Letellier, oeil bleu indigo et embonpoint rassurant, en a traité des centaines depuis trois bonnes décennies qu’il exerce le métier d' » agent de recherches privées « . Sa mission est classique : à lui d’établir la  » matérialité  » de la liaison extraconjugale supposée. La suite le sera moins…  » Je suis allé de surprise en surprise « , lâche Letellier, par ailleurs vice-président de la chambre professionnelle des détectives français, qui n’est pourtant pas homme à s’étonner facilement…

Tout juste mandaté par Patricia Cahuzac, il organise une réunion avec quelques-uns de ses collaborateurs, en septembre 2011, dans son repaire du VIIIe arrondissement de Paris – une loge de concierge joliment transformée en bureau design. Au menu : les affaires en cours et la logistique à mettre en oeuvre dans l’opération Cahuzac. Le responsable des filatures est présent. Le spécialiste de l’immobilier, aussi. Cet enquêteur privé, qui travaille au coup par coup pour l’agence Leconte-Letellier, est venu livrer des éléments recueillis dans le cadre d’un autre mandat. Pour Letellier, c’est un  » bon « , le  » roi du cadastre et de la conservation des hypothèques « . En apercevant, sur la table de verre du bureau, une chemise jaune marquée  » Cahuzac « , le visiteur manque s’étrangler : lui aussi enquête sur ce personnage, mais côté immobilier. Son mandataire, un cabinet d’avocats, l’a chargé de décrypter le montage financier qui a permis à Jérôme Cahuzac d’acquérir pour près de 1 million d’euros, en 1994, son appartement de 200 mètres carrés sur la très chic avenue de Breteuil, à Paris.

Manifestement, Jérôme Cahuzac ne se doutait de rien

Après l’enquête sur la vie privée, en voici donc une autre, liée au patrimoine. Et Alain Letellier n’est pas encore au bout de ses étonnements… Quelque temps plus tard, il reçoit en effet un étrange appel. Son interlocuteur, qui se garde bien de dévoiler son identité, souhaite s’attacher ses services. Sa mission, s’il l’accepte, consisterait à passer au crible la situation financière et patrimoniale du député de Lot-et-Garonne. Estomaqué, le détective décline l’offre. Sa déontologie lui interdit de mener l’enquête sur la même personne pour le compte de deux clients différents, même si la curiosité de ceux-ci ne porte pas sur le même sujet.

Jérôme Cahuzac, manifestement, ne se doute de rien. Serein, il part en week-end en galante compagnie sur ses terres de Villeneuve-sur-Lot – en TGV, tandis que sa 607 de fonction et son chauffeur le suivent par la route – ou skier dans les Alpes. Le 31 décembre 2011, il fête la Saint-Sylvestre à Eygalières (Bouches-du-Rhône, sud-est de la France), dans la résidence provençale de Michel Drucker. En février 2012, la presse people annonce ses noces avec la belle-fille de l’animateur de télévision, Stéfanie Jarre, fille de son épouse, Dany Saval, et du compositeur Maurice Jarre. Les médias en question se trompent : Jérôme Cahuzac est encore marié à Patricia.

Au gré de leurs filatures, Alain Letellier et son confrère bordelais Alain Rousseau, qui l’épaule en Lot-et-Garonne, n’ignorent plus rien de la vie privée du député Cahuzac. Certes, Letellier n’est pas  » mandaté  » pour éplucher ses finances, mais Patricia Cahuzac évoque tout de même devant lui l’existence d’un compte bancaire que son mari aurait directement ouvert en Suisse. Bien plus tard, Letellier reconnaîtra cette confidence de sa cliente devant les policiers de la Division nationale d’investigations financières et fiscales qui l’entendront dans le cadre de l’enquête préliminaire, ouverte le 8 janvier par le parquet de Paris, pour blanchiment de fraude fiscale. Patricia Cahuzac, elle, leur affirmera ne pas se souvenir de cette conversation.

En septembre 2012, cette histoire de compte bancaire refait surface au beau milieu des investigations du détective parisien. Pour vérifier une rumeur sur la vie privée du ministre qui circulait dans les milieux du fisc, il rend visite à un ancien inspecteur des impôts, Rémy Garnier, dans sa maison de Cassignas (Aquitaine). L’après-midi est chaud, on sirote de l’armagnac et, forcément, on se laisse aller aux confidences. L’ex-agent du fisc, qui soupçonne Jérôme Cahuzac, depuis 2008, de détenir un compte en Suisse, s’épanche sans trop se faire prier auprès du détective privé.

De mystérieux limiers encore non identifiés

Involontairement, Alain Letellier glane ensuite d’autres informations bien surprenantes sur ce sujet qui ne fait pas encore la Une des médias. Ainsi, des confrères genevois lui parlent de quatre cabinets de détectives privés, étrangers à la Confédération, qui enquêtent, depuis le printemps de 2011, sur les titulaires de comptes suisses ayant transféré leurs actifs à Singapour. Ils s’intéressent notamment aux ex-clients de la banque UBS – celle-là même auprès de laquelle l’avocat Philippe Péninque a ouvert, en 1992, un compte bancaire dont l’ayant droit s’appelait Jérôme Cahuzac.

Letellier apprend aussi que les limiers d’une mystérieuse officine d’intelligence économique se seraient rendus dans la cité-Etat, à la recherche des avoirs non déclarés du député socialiste.  » Je me suis dit que beaucoup de monde, décidément, s’intéressait à ses affaires personnelles « , glisse aujourd’hui le détective. Qu’il s’agisse des  » privés  » ou des membres de l’officine, les curieux en question n’ont toujours pas été identifiés.

Le 2 décembre 2012, ultime surprise pour Letellier : il découvre qu’une autre équipe – de journalistes, celle-là – est sur la piste du fameux compte depuis de longs mois. Deux jours plus tard, Mediapart lâche sa bombe politico-médiatique :  » Le compte suisse du ministre du Budget Jérôme Cahuzac « , titre le site d’information. L’affaire Cahuzac ne fait que commencer.

ANNE VIDALIE

Quatre cabinets de détectives enquêtaient sur les titulaires de comptes suisses ayant transféré leurs actifs à Singapour

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