Enquête sur les francs-maçons

Société discrète de réflexion et de philanthropie, la franc-maçonnerie alimente bien des fantasmes. L’idéal fraternel et humanitaire ne cache-t-il pas de sombres desseins ? Le temps des  » comploteurs sacrilèges bouffeurs de curés  » a-t-il vécu ? Au-delà de leurs symboles communs, les 21 000 frères – et surs – de Belgique constituent une mosaïque aussi complexe que disparate. Et vieillissante. Témoignages

Ils suscitent, dans le meilleur des cas, la curiosité ou l’indifférence, dans le pire, la haine et la rumeur médisante. Il est vrai que les francs-maçons sont discrets et n’aiment guère que l’on parle d’eux.  » Ce sont pourtant des gens comme les autres, assène François, prof d’histoire, trente ans de loge. Il y en a des géniaux et des diaphanes, des passionnants et des radoteurs, des intéressés et des humanistes, des braves types et des pauvres cons…  »

Les maçons qui ont accepté de répondre au Vif/L’Express veulent garder leur anonymat. Pour deux raisons essentiellement, que résume Daniel, inspecteur de police :  » D’abord, parce qu’il n’y a aucune gloire à être franc-maçon : c’est un choix personnel, qui refuse tout prosélytisme. Ensuite, parce qu’il ne fait toujours pas bon s’afficher frère Trois-points dans certains milieux professionnels. Quoi qu’on en dise…  »

Un brin d’histoire. Née en Angleterre, la franc-maçonnerie actuelle descendrait des bâtisseurs de cathédrales, ces ouvriers et artisans qui, réunis en loges, se transmettaient les secrets professionnels. Au xviiie siècle, portée par l’esprit des Lumières, cette maçonnerie opérative aurait cédé la place à une maçonnerie spéculative, philosophique et philanthropique, réunissant des hommes  » de bonne volonté « , sans distinction de religion et de race, et appartenant à l’aristocratie, au clergé, à la bourgeoisie… Cette thèse, la plus fréquente, est cependant de plus en plus contestée par certains historiens, qui estiment plus ancienne l’apparition de la maçonnerie philosophique : elle serait née en Ecosse et, si elle a emprunté une bonne part de son symbolisme aux artisans bâtisseurs, elle n’en serait pas pour autant une lointaine descendante. Le symbolisme maçonnique, extrêmement riche, plonge d’ailleurs ses racines autant dans l’épopée biblique û à commencer par celle du temple de Salomon û que dans tous les mythes antiques de la nature et de ses éléments.

Querelle d’historiens qui nous éloigne de la réalité contemporaine : contrairement à une idée bien ancrée, la franc-maçonnerie est en perte de vitesse dans le monde, y compris dans les pays anglo-saxons. Elle résiste mieux en France et en Belgique, mais c’est parce qu’elle y est atypique. Elle ne draine pas pour autant des foules considérables : les francs-maçons seraient environ 21 000 dans notre pays. Mais la moyenne d’âge, qui dépasse la cinquantaine, s’élève chaque année…

Pourquoi, dès lors, autant de questions à propos de la maçonnerie ? Parce que son souci de discrétion a permis toutes les spéculations et tous les fantasmes ? Parce que toute société se piquant de réflexion individuelle, de liberté personnelle, de démarche initiatique ne peut qu’alimenter la suspicion ? L’animosité qu’elle a suscitée et qu’elle suscite encore chez certains provient en tout cas toujours des mêmes camps : les régimes totalitaires, qui ne peuvent la contrôler û l’histoire est lourde d’assassinats et de déportations de maçons ; les Eglises en place, particulièrement la branche conservatrice du catholicisme ; et, bien sûr, l’extrême droite et tous ceux qui font, aujourd’hui encore, du  » grand complot judéo-maçonnique  » leur tasse de thé. Thèse abondamment nourrie par les nazis en raison du symbolisme maçonnique, qui utilise certains signes hébraïques… Particularité belge : le fait que la franc-maçonnerie ait connu l’essentiel de son essor grâce à la bourgeoisie francophone urbaine et libérale (au sens progressiste du terme) explique qu’elle est peu présente en Flandre, où elle reste très critiquée.

Est-ce pour cela que la franc-maçonnerie tient tant à sa discrétion ?  » C’est surtout pour pouvoir réfléchir en paix, se poser des questions philosophiques ou de société en toute quiétude, poursuit Daniel. La loge est une utopie, une ôcité idéale » comme les écrivains en ont inventé depuis cinq siècles. Et, comme toutes les utopies, elle est un espace hors du temps. Après une journée de stress, c’est le pied…  »

Individualisme

La maçonnerie belge se distingue un peu en cela de la maçonnerie française, surtout du Grand Orient de France, beaucoup plus extraverti. L’élection du grand maître y fait même la Une des quotidiens nationaux. Et les querelles intestines égaient la grande presse.

 » Certains maçons aimeraient plus de visibilité de notre part sur le terrain politique et social, reconnaît Adrien, 56 ans, courtier en assurances. Mais ils sont minoritaires. La maçonnerie n’a pas de chef ou de pape. Chaque obédience a sa philosophie et chaque loge, sa liberté. Nul n’a le droit de parler au nom d’un autre maçon. A chacun de s’engager, à titre individuel, s’il le souhaite, dans la vie profane. Idem pour la philanthropie : il est rare de savoir quelles sont les ASBL à vocation sociale ou humanitaire sponsorisées par les maçons, car ils ne s’en vantent pas. Mais certaines sont très actives, surtout dans les milieux très défavorisés.  »

Ce souci de discrétion favorise une perception pour le moins typée de la franc-maçonnerie, souvent qualifiée de secrète, d’antireligieuse et d’occulte ? Des raccourcis que les maçons tiennent à nuancer.

Secrète ?  » Des milliers de livres sérieux et exhaustifs ont été diffusés et continuent d’être publiés au grand jour sur la franc-maçonnerie, rappelle Pierre, ingénieur, 59 ans. Ils ont tout dévoilé, absolument tout, de son histoire, de ses obédiences, de ses rites, de son symbolisme. Lors des Journées du Patrimoine, on visite le temple de la rue de Laeken, à Bruxelles. A la Fnac, il y a un rayon fourni sur la franc-maçonnerie. Sans parler d’Internet…  » Même la bande dessinée s’y est mise : Le Triangle secret, série à succès parue chez Glénat, est signée par Convard, qui s’affiche ouvertement franc-maçon et y puise une évidente inspiration.

Occulte ?  » Non. Initiatique, poursuit Pierre. Les livres, encore eux, ne manquent pas, qui détaillent les rituels maçonniques et les cérémonies d’initiation. Tout est publié. Mais ces rituels sont vides de sens si on ne les a pas vécus personnellement. C’est cela, le secret maçonnique : il n’existe pas puisqu’il est intransmissible. C’est un cheminement philosophique personnel. Il peut être très superficiel ou très profond. Il n’y a rien d’occulte là-dedans.  »

Antireligieuse ? Nouvelle confusion : plus de 90 % des maçons dans le monde û 95 % même, avancent certains auteurs û sont déistes. La foi en Dieu, rebaptisé le Grand Architecte de l’Univers, est d’ailleurs très souvent une condition sine qua non à l’entrée dans la plupart des loges. Sauf chez nous. Dans nos contrées latines, beaucoup de maçons se disent agnostiques ou athées. Pourtant, avant la Révolution française, un tiers des loges étaient dirigées par des ecclésiastiques. Mais deux siècles d’opposition virulente de l’Eglise catholique à la franc-maçonnerie ont radicalisé le discours des maçons dans nos pays. La maçonnerie continentale s’est donc rapidement détachée de l’influence anglo-saxonne, qui était, à l’origine, résolument protestante et orangiste. Les principales obédiences du pays sont d’ailleurs irrégulières aux yeux de Londres, qui ne les reconnaît pas (lire en page 37).

Guerre de religion

L’engagement personnel de nombreux francs-maçons dans des causes progressistes û de l’éducation des jeunes filles au xixe siècle au combat pour la contraception û ne pouvait que renforcer l’opposition avec l’aile plus conservatrice de la société. Ce qui vaut encore et toujours aux francs-maçons belges une forte image d’anticléricalisme.

Il faut apparemment, ici aussi, de plus en plus nuancer. Initié il y a vingt-cinq ans, François, infirmier, 57 ans, précise :  » On sent chez certains un esprit très ôguerre de religion », mais c’est beaucoup moins vrai qu’autrefois. Cela dit, beaucoup de maçons belges ne sont pas antireligieux. A chacun de croire ce qu’il veut. Il y a beaucoup de juifs et de protestants parmi nous. Certaines loges ont d’ailleurs invité, il y a quelque temps, un abbé très coté dans les médias à venir disserter en leur sein.  » Anticlérical ne signifie donc pas antireligieux ?  » On peut, poursuit François, contester la prétention d’une religion à vouloir imposer sa morale comme modèle universel û et il ne faut pas être maçon pour cela ! û et accepter sans problème le besoin de religiosité de son voisin. D’ailleurs, il y a dans nos rituels une dimension sacrée qui me plaît, à moi, qui suis pourtant athée.  » Désaccord de Denis, 42 ans, employé :  » Moi, le mot sacré me donne des boutons. Et, quoi que l’on en dise, il subsiste dans la plupart des loges une forte tradition ôanti-catho ». Ne soyons pas hypocrites !  »

Autre accusation, récurrente, celle d’être un réseau  » où l’on se protège « .  » Où l’on s’entraide, rétorque un ancien vénérable maître, comme dans un Rotary ou, plutôt, un club de pétanque !  » Précision spontanée de notre interlocuteur :  » Pour entrer en maçonnerie, il faut être probe et libre. Pour y rester aussi, en principe. Certaines loges sont intransigeantes : dès qu’un de leurs membres est condamné dans une affaire pénale, il est exclu. D’autres, au contraire, estiment que c’est à ce moment qu’il faut soutenir son frère ou sa s£ur… Quel serait votre choix ? A chacun sa réponse.  »

 » La liberté est effectivement un mot-clé pour les maçons « , rebondit Nicole, enseignante, 46 ans. Nicole ? Un tiers des  » frères  » sont, en effet, des s£urs.  » On l’oublie trop souvent, poursuit-elle, mais les femmes ont conquis une place importante en loge. Et elles ont été très actives en Belgique, notamment dans la création des plannings familiaux.  »

A l’origine, en effet, la maçonnerie était, à l’image du xviiie, un club strictement masculin. Il faudra attendre la fin du xixe siècle pour que les femmes se fassent û difficilement û une place dans le temple, avec la création à Paris d’une obédience mixte, le Droit Humain. Elle est aujourd’hui la deuxième en importance en Belgique, où elle vient de fêter ses septante-cinq ans. Il existe aussi des obédiences uniquement féminines (lire en page 41). Une évolution dans l’air du temps. Mais il en est d’autres, comme le souligne le Pr Baudouin Decharneux (ULB), dans l’entretien qu’il nous a accordé ( lire en page 44). Et qui remet certaines pendules à l’heure.

Soraya Ghali et Stéphane Renard

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