Enquête sur l’assassinat qui ébranle le régime Kabila

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Qui ? Comment ? Pourquoi ? Le Vif/L’Express lève un coin du voile sur l’assassinat de Floribert Chebeya, le plus célèbre défenseur des droits de l’homme au Congo. Un meurtre qui éclabousse le pouvoir à Kinshasa et assombrit les festivités des 50 ans du Congo.

Cher ami, dans vingt minutes, je serai reçu par Numbi… Je dois te dire que j’ai peur.  » Il est 16 h 45, le 1er juin, à Kinshasa, quand Floribert Chebeya envoie ce courriel à l’un de ses proches en Belgique.  » Je te recontacterai après mon entretien « , ajoute le président de l’ONG La Voix des sans-voix, qui se trouve alors dans sa voiture, conduite par son chauffeur. Plus tôt dans la journée,  » Flori « , comme l’appellent ses intimes, avait reçu un appel téléphonique qui l’avait inquiété : il était convoqué à 17 h 30 au bureau de John Numbi, inspecteur général de la police nationale. Comment allait se dérouler cet entretien avec le pilier sécuritaire du régime Kabila, un homme qui fait partie du premier cercle des collaborateurs du président congolais ?

Rendez-vous avec la mort

A en croire un SMS envoyé à son épouse, Chebeya n’a finalement pas pu rencontrer l’inspecteur général Numbi,  » retenu quelque part  » cet après-midi-là. Vers 19 h 45, un message envoyé du GSM de Chebeya indique qu’il compte se rendre à l’UPN, l’Université pédagogique nationale. En fait, à ce moment-là, le défenseur des droits de l’homme est probablement déjà mort depuis une heure ou deux et l’utilisateur du portable est l’un de ses assassins.

D’après nos sources à Kinshasa, Chebeya aurait subi une séance de tortures physiques peu après son arrivée dans le bureau de Numbi. Selon certains, ces brutalités visaient à le terroriser, à lui faire comprendre qu’il ne fallait plus faire de vagues d’ici au 30 juin. Mais la séance aurait  » mal tourné « . La victime décédée, qu’en faire ? Paniqué, Daniel Mukalay, patron des services spéciaux de la police, aurait averti son supérieur, Numbi, qui aurait alors donné ses ordres…

Seule une enquête indépendante et transparente, réclamée par des ONG locales, l’ONU, l’Union européenne et la Belgique, permettra peut-être de faire éclater la vérité.  » Mais Kinshasa n’en veut pas, constate Me Ndjakanyi, avocat de la Voix des sans-voix à Bruxelles. D’autant que plusieurs indices montrent qu’une autre hypothèse est à prendre au sérieux : la mort de Floribert ne serait pas le résultat du « dérapage » de quelques officiers de police trop brutaux. Elle aurait plutôt été préméditée en haut lieu. Tout récemment, il m’avait signalé qu’il était à nouveau surveillé par les services de sécurité. « 

Le corps de Chebeya sera  » retrouvé  » par des policiers le lendemain du crime. Il gisait sur la banquette arrière de son véhicule, stationné à Mitendi, à la sortie de Kinshasa, en direction de la province du Bas-Congo. En fin de matinée, un rapport de police est largement diffusé, y compris auprès des journalistes, alors que l’enquête officielle n’est pas encore ouverte. Le général Jean de Dieu Oleko, inspecteur provincial, s’empresse d’affirmer que la victime ne porte  » pas de trace visible de violence « . Ce mensonge sera repris tel quel par plusieurs médias belges et congolais.

Or, entre-temps, un militant de la Voix des sans-voix qui, le 3 juin, a pu voir partiellement le corps de Chebeya à la morgue de Kinshasa, déclare avoir relevé  » du sang sur la bouche, le nez et les oreilles, et un gonflement au niveau du front et du cou « . Des traces sur les bras semblent indiquer que Chebeya était menotté quand il a été torturé et  » les gonflements au cou suggèrent un étranglement « , selon l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme (OBS).

Une mise en scène sordide

Pour alimenter la thèse d’un crime passionnel, les policiers assassins ont élaboré minutieusement une mise en scène sordide : le pantalon de la victime et son sous-vêtement ont été rabaissés sur les genoux, des préservatifs ont été dispersés dans sa voiture, des cachets de Viagra et des cheveux de femmes ont été déposés sur la banquette.  » Ceux qui, dans la nuit du 1er au 2 juin, ont conçu ce scénario abject, digne des méthodes les plus sinistres des services secrets, ont voulu salir la mémoire de ce père de cinq enfants, considéré par tous ceux qui le connaissaient comme un mari aimant et fidèle, s’indigne l’un de ses amis. Non contents de torturer, ils l’ont tué deux fois. « 

Arrêté avec plusieurs de ses hommes, le colonel Mukalay a avoué avoir participé comme  » exécutant  » au meurtre du président de la Voix des sans-voix. Il aurait également mis en cause son patron, le général Numbi, depuis lors  » suspendu  » de ses fonctions par le président Kabila,  » pour permettre à l’enquête de se dérouler dans la sérénité « . Suspendu, mais pas arrêté, comme le réclame le Réseau national des ONG des droits de l’homme en RDC (Renadhoc).

Le dossier Numbi

 » Floribert et ses collaborateurs avaient constitué, ces dernières semaines, un gros dossier sur la répression policière de janvier 2007 et février-mars 2008 au Bas-Congo, signale l’un des contacts belges du défenseur des droits de l’homme : plus de 300 adeptes du mouvement politico-religieux Bundu dia Kongo avaient alors perdu la vie. Un autre dossier de Chebeya, de 23 pages, concernait l’implication directe de Numbi dans ces massacres. Cela ne devait pas trop plaire au général… « 

Le 31 mai, veille du rendez-vous dans le bureau de Numbi, Chebeya avait fait part de la volonté de son association de se constituer partie civile dans cette affaire et de déposer plainte devant la justice belge, saisie en vertu de la loi de compétence universelle.  » Pour respecter sa volonté et honorer sa mémoire, je viens de déposer cette plainte « , nous confie l’avocat Jean-Claude Ndjakanyi.

Très actif à Kinshasa depuis le début des années 1980 – sous Mobutu, il a fait sortir des détenus politiques de prison en soudoyant des gardiens et a dénoncé sans relâche la persécution d’opposants – Floribert Chebeya était devenu, au fil du temps, une référence pour la société civile congolaise et irritait le pouvoir actuel.  » Ces dernières années, son ONG avait toutefois perdu certains soutiens financiers, dont celui des Affaires étrangères belges, qui pleurent aujourd’hui sa disparition, remarque un proche de Chebeya. Les autorités belges estimaient, me disait-il, que la situation des droits de l’homme en RDC, pays dirigé par un président légitimé par les urnes, s’était améliorée et ne justifiait plus d’aider la Voix des sans-voix. Les Pays-Bas, en revanche, avaient maintenu leur collaboration avec l’association congolaise. « 

En février dernier, Chebeya avait écrit au général Numbi pour lui demander d’humaniser les conditions de détention des 51 prisonniers accusés d’être impliqués dans l’assassinat de l’ancien président Laurent-Désiré Kabila (ils croupissent toujours dans la prison centrale de Makala). Tout récemment, le président de la Voix des sans-voix avait fait fabriquer des banderoles exigeant une amnistie de ces détenus, condamnés en 2003 par une cour militaire au terme d’un procès qualifié de  » mascarade  » par les défenseurs des droits de l’homme. Certains, au sommet de l’Etat, ont-ils craint que Chebeya joue les trouble-fête lors des célébrations du cinquantenaire de l’indépendance, prévues le 30 juin ? C’est une autre pièce à verser au dossier.

L’assassinat de Chebeya, qui s’inscrit dans un contexte d’insécurité croissante et d’intimidations répétées à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme en RDC, n’a pas fini de faire des vagues. Et risque bien d’assombrir les festivités du cinquantenaire.

OLIVIER ROGEAU

 » Je dois te dire que j’ai peur « 

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