Enquête au CDH : le grand malaise

En jouant un fameux coup de poker en se liant au PS et en rejetant brutalement la N-VA, le président du CDH a commis ses premiers faux pas. Au centre-droit du parti, ils sont nombreux à grincer des dents. Têtu, impulsif, susceptible, les critiques se multiplient à l’égard de Benoît Lutgen.

 » Pour le moment, il est évident que chaque jour, nous perdons des électeurs.  » Cette phrase désabusée d’un baron du CDH illustre à quel point le malaise grandit au sommet du parti, à l’heure où le MR négocie, seul, une coalition  » suédoise  » de centre-droit au fédéral. Si la présidence de Benoît Lutgen n’est pas – encore – menacée, certains de ses choix sont contestés en interne, que ce soit les négociations rapides ouvertes avec le PS dans les Régions ou, surtout, le refus radical de la note De Wever au fédéral, fin juin.  » Dans les milieux chrétiens de droite, j’entends deux choses depuis ces événements, illustre un cadre humaniste. Un : Charles Michel, président du MR, est courageux de tenter le centre-droit. Deux : il est temps que De Wever nous montre ce qu’il sait faire.  »

 » Benoît est conscient qu’il a posé des choix qui vont renforcer l’image d’un parti scotché au PS, souligne un de ses proches. Mais il n’a pas vraiment eu le choix. C’était ça ou l’opposition à tous les niveaux de pouvoir.  »  » C’est un homme de principe, têtu, impulsif, susceptible à l’extrême, fuyant parfois, insiste une autre source. C’est un Ardennais, un vrai, pour qui les relations interpersonnelles priment. Dans ces moments cruciaux, il a géré le parti comme une succursale de la province de Luxembourg, en plaçant ses pions. C’est un fief important pour le CDH, c’est vrai, mais il en a oublié nos intérêts à Bruxelles, Liège ou dans le Hainaut.  »

Chez les humanistes, les langues commencent à se délier, tandis qu’à la présidence, on nie tout remous en espérant une seule chose : que le président du MR Charles Michel, devenu l’ennemi juré, avale tellement de couleuvres face aux partis flamands au fédéral que le CDH n’aura qu’à se baisser pour ramasser les voix dans cinq ans.  » C’est la version optimiste, murmure un ponte. Mais on risque aussi, à terme, un éclatement entre les ailes gauche et droite au profit du PS et du MR.  » Une plongée dans les coulisses de l’après-scrutin permet de comprendre l’incroyable guêpier qui a poussé Benoît Lutgen à choisir la gauche.

La source du malaise : l’accord PS-CDH

Au soir des élections, le 25 mai, le CDH a des soucis existentiels à se faire, même s’il reste en position d’être courtisé. En Wallonie, il plonge à un plancher historique, sous les 10 %, et ne doit son salut politique qu’à la lourde chute d’Ecolo qui lui permet de maintenir sa position de troisième parti au sud du pays. A Bruxelles, Joëlle Milquet, propulsée tête de liste régionale, sauve les meubles, mais le score du FDF impressionne. Benoît Lutgen sait qu’il devra jouer serré pour permettre à son parti de retrouver le pouvoir, la raison d’être d’un parti centriste. Dans l’opposition, il risque d’être inaudible. Le président reçoit un mandat clair pour les négociations qui s’ouvrent tous azimuts : pas question de faire une tripartite du côté francophone, le CDH risquant d’être  » broyé  » entre le PS et le MR.

 » Benoît était étonnement serein au lendemain des élections, glisse pourtant un mandataire du parti. C’est comme s’il avait quelque chose dans la poche. Normalement, une cure d’opposition, cela se prépare. Or, il n’en a jamais été question.  » Tout le monde le dit : il est possible, voire probable, qu’un préaccord ait été signé avec le PS du côté francophone et, surtout, avec le FDF à Bruxelles, connu du principal intéressé qui jamais ne le confirmera ou ne l’infirmera.  » Après le scrutin, tout le monde était également convaincu que l’on relancerait la tripartite au fédéral vu qu’elle n’avait pas été sanctionnée dans les urnes « , dit-on aussi. Très vite, toutefois, tout bascule en raison du score de la N-VA en Flandre et des inimitiés personnelles du côté francophone.

Le 7 juin, PS et CDH prennent tout le monde de surprise et annoncent en grande pompe l’ouverture de négociations en Région wallonne et en Région bruxelloise avec le FDF. Ce  » coup  » est immédiatement considéré par les partis flamands et par le MR comme un acte agressif,  » confédéral, voire pré-séparatiste « . Les jours qui ont précédé sont cruciaux pour comprendre la précipitation du CDH à se jeter dans les bras socialistes. Au Nord, le CD&V perçoit que le score réalisé par la N-VA au parlement flamand rend difficile sa mise à l’écart à quelque niveau de pouvoir que ce soit. Plus question de monter au fédéral sans les nationalistes !  » La mission d’information de Bart De Wever devait initialement occuper la galerie pour quelques semaines, explique-t-on chez les humanistes. Rapidement, on s’est aperçu qu’elle était plus constructive que prévu.  »

Au Sud, les grands manoeuvres commencent. Le CDH, dit-on à plusieurs sources, propose au MR d’exclure le PS de tous les niveaux de pouvoir.  » Quelques jours après les élections, Benoît a rencontré Charles un soir pour explorer toutes les options possibles, raconte-t-on au CDH. Il lui a proposé de faire des majorités sans le PS à tous les niveaux de pouvoir. Pour cela, il fallait intégrer le FDF en Région bruxelloise et en Communauté française. Plusieurs fois, Benoît a ensuite tenté de contacter Charles pour savoir s’il avait pris contact avec Olivier Maingain. En vain. Michel était favorable à une tripartite, partout. Quand il affirme aujourd’hui qu’il voulait rejeter le PS dans l’opposition depuis le début, c’est faux. C’est du  »terrorisme » intellectuel !  » Au MR, on ne nie pas qu’une telle rencontre ait eu lieu au domicile de Charles Michel, mais la majorité MR-CDH était trop précaire en Wallonie, précise un conseiller : un siège, seulement. Entre Lutgen et Michel, le contact est désormais coupé. Quatre jours plus tard, on apprend l’accord PS-CDH…

Le déclencheur, au CDH, aurait été l’amorce de contacts entre PS et MR à Liège, autour de Jean-Claude Marcourt, pour exclure le CDH. Benoît Lutgen, par crainte de rentrer bredouille, décide de profiter de  » dissensions au sein du PS  » pour forcer les portes du pouvoir en Wallonie et à Bruxelles. Il tire pleinement profit de l’axe socialiste Magnette-Onkelinx, qui veut installer des majorités progressistes à tout prix. Maxime Prévot, Joëlle Milquet, René Collin et Céline Fremault constituent la garde ministérielle rapprochée de Lutgen dans les Régions.  » A l’exception de Joëlle, ce ne sont pas des représentants du centre-gauche « , se défend-on au CDH. Un casting insuffisant pour dissiper le malaise interne qui grandit à l’encontre d’un président qui avait promis à son arrivée, en septembre 2011, de rompre avec une décennie de relations privilégiées Milquet – Di Rupo.

La rupture : le  » non  » radical à De Wever

Près d’un mois après les élections, le 24 juin, Benoît Lutgen met un terme définitif à la tentative initiée par l’informateur Bart De Wever de créer au fédéral une coalition de centre-droit alliant N-VA, CD&V, MR et CDH. Le président humaniste affirme publiquement – et vertement… – qu’il ne peut être question pour lui de nouer une alliance avec un parti nationaliste, proche de l’extrême droite au niveau européen.  » Le loup, lâche-t-il en évoquant Bart De Wever, n’est pas soudain devenu agneau.  » Pour la base du centre-droit, la posture devient peu à peu difficile à digérer : la rupture menace.

Avant de dire  » non « , Benoît Lutgen a contacté plusieurs cadres du parti, dont des  » consciences historiques « . Certains, et non des moindres, y compris à la tête de la démocratie chrétienne, lui suggèrent de négocier avec la N-VA, car la note De Wever est à ce point light qu’il serait difficile de justifier un refus auprès d’une opinion de centre-droit échaudée par les accords wallon et bruxellois.  » Tactiquement, un refus rapide était une erreur, nous confie un baron du CDH. Je le lui avais exprimé le matin même par téléphone. Le centre-droit, ce n’était pas ma tasse de thé, mais on sentait qu’une grande partie de nos militants voulait au moins que l’on essaie. Avant de diaboliser la N-VA, il aurait à tout le moins été judicieux de la contraindre à sortir du bois pour démontrer que les nationalistes n’ont pas changé. Mais Benoît n’en a fait qu’à sa tête…  »  » Le comité directeur, organe clé du parti, avalisant ce refus a duré vingt-cinq minutes, souligne l’un de ses membres. Le président a présenté un plaidoyer strictement à charge. Tout était déjà décidé.  » Trois abstentions soldent le vote final, dont celles des Bruxellois Benoît Cerexhe et André Dubus.

Le CDH sera une seconde fois convié à la danse du centre-droit après les quatre semaines d’information royale menées par Charles Michel. Mi-juillet, le MR décide de tenter la  » suédoise  » au fédéral, en tant que seul parti francophone face à trois flamands : N-VA, CD&V et Open VLD. Mais quelques heures avant de présenter cette option au roi Philippe, surprise : MR et CD&V tentent une nouvelle fois de convaincre le CDH de monter à bord. Benoît Lutgen leur oppose une nouvelle fin de non-recevoir catégorique, même si le co-formateur Kris Peeters laissera la porte ouverte à la sortie du Palais.  » Même s’il ne m’a pas consulté, à sa place, j’aurais pris la même décision, reconnaît une éminence du parti. Nous avions le sentiment que personne ne voulait réellement de nous dans cette coalition. Pire, on nous voulait du mal… Le MR veut nous tuer, la N-VA considère que nous sommes une particule du PS, l’Open VLD se fout de nous et le CD&V préférera toujours la loyauté au gouvernement flamand au petit CDH.  »

Pourtant, au sein du parti, son attitude irrite.  » Cette seconde proposition qui nous a été faite était peut-être maladroite, mais le président a décidé absolument tout seul de refuser, grince un mandataire CDH. Il n’y a eu aucune réunion, pas de comité directeur. Il est resté sur sa ligne extrêmement dure à l’égard de la N-VA, contre l’avis de certains en interne. Si Benoît Lutgen a succédé à la présidence à Joëlle Milquet, c’était précisément pour renouer le dialogue avec la base et recentrer le parti. Or, à un moment clé, il fait tout le contraire.  » Le Bastognard, profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale, la bataille des Ardennes et la haine du nationalisme aurait même menacé de démissionner de la présidence si son parti avait marqué la moindre volonté de négocier avec la N-VA. Cette attitude jusqu’au-boutiste, parachevée par une interview d’une virulence rare à l’égard de Charles Michel, qualifié de  » menteur « , heurte de nombreux CDH :  » Nous n’avons pas compris la dureté injustifiable du ton. La seule explication plausible, c’est que Benoît est sur la défensive !  »

Coup de poker

 » Il a joué, seul, un fameux coup de poker, analyse un membre du Comité directeur. Tout comme le MR tente lui aussi un coup de poker. Si les libéraux échouent, le CDH pourrait en cueillir les fruits, c’est vrai. Mais rien n’est moins sûr…  » Cette prise de risque laisse en outre sur le quai d’importantes personnalités du parti. Le Verviétois Melchior Wathelet, qui se voyait déjà vice-Premier au fédéral, ne le sera finalement que quelques semaines durant afin, comble de l’ironie, de remplacer temporairement Joëlle Milquet partie à la Communauté française. Anne Delvaux, à Liège, quitte le parti. Catherine Fonck dans le Hainaut et Benoît Cerexhe à Bruxelles font la soupe à la grimace… Benoît Lutgen avait promis de remettre en jeu la présidence du parti dans les six mois suivant les élections. En interne, des candidats pourraient décider de s’opposer à lui.  » Même s’il a barré la route à Maxime Prévot, le seul qui aurait pu lui faire concurrence en interne, en le nommant vice-ministre- président wallon.  »

Ce malaise mènera-t-il le parti au bord du précipice ?  » La bipolarisation de la vie politique à laquelle on assiste du côté francophone n’est certainement pas bonne pour le CDH, constatent plusieurs ténors en interne. On risque fort d’en payer le prix. Mais elle est surtout néfaste pour le pays. Comment le fédéral et les Régions vont-ils dialoguer avec des majorités qui s’opposent à ce point ? Cela risque de tout bloquer. Le CDH a raté une chance d’améliorer son image en devenant un pivot au centre du jeu fédéral.  »

Par Olivier Mouton

 » Benoît est conscient qu’il a posé des choix qui vont renforcer l’image d’un parti scotché au PS. Mais il n’a pas eu le choix  »

 » Tactiquement, un refus rapide de la note De Wever était une erreur. Je le lui avais exprimé le matin même au téléphone  »

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