Encres d’Indochine

Guerre du Vietnam et génocide cambodgien vus par les enfants de réfugiés : plusieurs auteurs de BD d’origine asiatique brisent enfin le tabou d’un passé familial traumatisant. Enquête.

L’aveu de silence dit tout.  » Pendant longtemps, je n’ai pas osé raconter cette histoire « , confie Tian, 37 ans, né au Cambodge. L’histoire de sa famille, contrainte de gagner la France en 1980 après avoir subi le régime des Khmers rouges, artisans d’un effroyable génocide. Un passé auquel cet illustrateur, diplômé des Arts déco de Strasbourg, a fini par consacrer son (très réussi) premier album, en 2011, début d’une trilogie dont le deuxième tome paraîtra fin mars 2013 : L’Année du lièvre, soit l’année de sa naissance, en 1975, peu de jours après la  » victoire  » de l’Angkar. Tian n’a gardé que des bribes de souvenirs, l’errance des siens, la peur au ventre face à la folie khmère. Comment reconstituer ce calvaire en BD ? Comment redonner la parole à ces familles traumatisées ? Peut-on rendre compte de ces tragédies sans pathos, à l’instar d’Art Spiegelman avec la Shoah, dans Maus, ou de Marjane Satrapi en Iran, avec Persepolis ?

 » Emporter mon lecteur sans lui faire un cours d’histoire  »

Ces artistes ont montré la voie à Tian, l’incitant à combler son  » absence de mémoire « , mais aussi à d’autres auteurs d’origine asiatique et enfants de réfugiés en France. Telle Loo Hui Phang, née en 1974 au Laos, qu’elle quittera un an plus tard avec sa famille, au moment du renversement de la monarchie par les communistes du Pathet Lao.  » J’ai appris très tardivement l’existence de cousins tués par les Khmers rouges. On n’en parlait pas chez nous.  » Mais, très tôt, la jeune femme fait des cauchemars,  » comme si [elle avait] grandi avec des morts « . Son père consent alors à lui parler, enfin, de ce passé pesant. Loo Hui Phang en tire le scénario de Cent mille journées de prières, deux tomes (2011 et 2012), sur le génocide à hauteur d’enfant : Louis (Loo Hui ?!), un garçon élevé par sa mère, ignorant l’identité de son père, cambodgien, enquête sur ses origines.

Clément Baloup, né en 1978 dans la Somme, fils d’une Française et d’un Vietnamien exilé à l’âge de 24 ans, est, lui aussi, parti en quête d’un passé qui lui échappait.  » J’étais déjà un jeune adulte quand mon père a commencé à m’expliquer ses recettes de cuisine familiales. C’est à partir de petites anecdotes qu’il a fini par dérouler le fil de notre histoire vietnamienne.  » Résultat : Un au-tomne à Hanoi (2004), puis, surtout Quitter Saigon (2006)et Little Saigon (2012), les albums du diptyque Mémoires de Viet kieu, terme désignant les membres de la diaspora vietnamienne.

Lui aussi fils d’un Vietnamien, ambassadeur à Washington et rappelé auprès du gouvernement de Saigon alors que couvait la guerre du Vietnam, Marcelino Truong, 55 ans, a également entrepris de démêler les fils de son passé dans Une si jolie petite guerre. Saigon 1961-1963, un récit à la fois autobiographique et intelligemment didactique.  » C’est une histoire que l’on peut compliquer à volonté et qu’il ne faut pas trop simplifier « , souligne-t-il. Surtout pas de sermon, insiste Clément Baloup :  » En tant qu’auteur de BD, j’ai toujours à coeur d’emporter mon lecteur sans lui faire un cours d’histoire.  » Tian renchérit :  » C’est très difficile d’imaginer un roman graphique politique. L’Année du lièvre est avant tout le témoignage d’une famille. Chacun se construit sa vérité. Je ne suis pas là pour juger, mais pour donner envie au lecteur d’en savoir plus.  » Et de concéder, toutefois, qu’après le troisième tome, prévu en 2014, il ira arpenter d’autres chemins.  » On court toujours le risque d’être pris par ses émotions, pointe Marcelino Truong. Ces sujets sont complexes, forts. Chaque Vietnamien peut vous raconter une histoire personnelle, émouvante, terrible, jamais banale. C’est un véritable terreau pour la création.  »

D’où la nécessité d’en finir avec cette chape de plomb et la culpabilité de ceux qui, à l’époque, n’étaient pas du  » bon côté « , celui que défendaient certains intellos français d’extrême gauche. Pensez donc : le père de Tian était médecin, celui de Loo Hui Phang, contremaître dans une scierie, ceux de Marcelino Truong et de Séra, respectivement diplomate et haut fonctionnaire.  » Lorsque nous sommes arrivés en France, mes parents et moi, on nous considérait quasiment comme des coupables « , témoigne Séra, de son vrai nom Phoussera Ing, né en 1961 à Phnom Penh, où il a vécu jusqu’en 1975, auteur de L’Eau et la terre : Cambodge 1975-1979.  » Ce n’est pas facile de travailler sur cette période, reconnaît-il. Il faut entreprendre un long cheminement.  » Et, pourtant, lui peut vraiment parler de ce qu’il a vécu et fut l’un des premiers à crever l’abcès. Au point de reprocher à ses cadets d’être souvent  » trop réducteurs  » dans leur approche du génocide et de ne faire  » que  » de la BD. Reste que le média permet précisément d’intéresser un large public, très ignorant de cette page sombre de l’Histoire, et qu’un bon album peut en dire plus long qu’un essai pointu. Et même se lire avec plaisir. Le paradoxe paraîtra sans doute cruel, eu égard aux faits racontés, mais le dessein des auteurs est noble.

DELPHINE PERAS

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