» En France, il y a une impunité du mensonge « 

Sous d’autres cieux, on parlerait d’écrivains, d’historiens, de philosophes… En France, on les qualifie d’  » intellectuels « . Qui sont ces personnalités que s’arrachent les animateurs de talk-shows télévisés et qui inondent de chroniques et de tribunes les journaux et les radios ? Dans un pamphlet intitulé Les Intellectuels faussaires (aux éditions Jean-Claude Gawsewitch), Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques, épingle certaines des plus médiatiques de ces  » vedettes  » et dénonce un travers qui leur serait commun : le mensonge. Pas l’erreur excusable, non, le travestissement de la réalité pour transmettre un message tronqué au public. Danger : parce qu’ils font la pluie et le beau temps dans le paysage médiatique français, ces faussaires confisquent le débat public et nuisent à la démocratie. Pascal Boniface en sait quelque chose : il a été un temps blacklisté pour avoir défendu les Palestiniens.

Le Vif/L’Express : Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire Les Intellectuels faussaires ?

Pascal Boniface : L’agacement devant la répétition de comportements et la lassitude d’observer que, dans le débat intellectuel français, mensonges et vérités ne sont pas un critère de distinction.

Malgré des mensonges et des retournements de vestes patents, ces intellectuels continuent à truster les plateaux de télévision, écrivez-vous. Faut-il y voir un diktat intellectuel des décideurs ou un conformisme par paresse des animateurs ?

Il y a cela. Mais aussi le fait qu’ils vont dans le sens du vent. Et enfin, la connivence. La plus belle illustration de cette connivence est la fête du 20e anniversaire de la revue de Bernard-Henri Lévy, La Règle du jeu, au Flore, à laquelle tout ce qui compte dans les rédactions a participé pour célébrer la pensée de BHL. Il est beaucoup plus difficile, ensuite, de le critiquer et de relever ses mensonges. Les membres de ce petit milieu se tiennent par la barbichette. Ils se passent et se repassent les plats : ils s’attribuent des émissions ; ils se font de bonnes critiques mutuelles ; ils préfacent leur livre et, surtout, ils ne prennent pas le risque de critiquer l’un des leurs par peur d’une critique en sens inverse. Cette connivence conduit à trahir le public : au lieu d’exposer la vérité, on la lui cache et on fait croire que chacun est dans la vérité. Il est beaucoup plus coûteux de dénoncer le mensonge que de l’occulter.

Cette  » république du copinage  » est-elle spécifique à la France et, si oui, pourquoi ?

Je suis mal placé pour savoir si elle est spécifique à la France ; je ne connais pas de l’intérieur les autres sociétés. J’imagine que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, cela existe peut-être dans d’autres pays. Je constate cependant que, dans les sociétés anglo-saxonnes, le mensonge n’est pas admis socialement et est davantage rejeté. En France, il y a une sorte d’impunité du mensonge. Le mensonge n’est pas considéré comme grave et n’est pas un critère pour déterminer l’accès aux médias.

Ce petit monde de connivence inclut-il les milieux intellectuels, médiatiques et de l’édition ? Est-il exact que vous vous êtes vu opposer 14 refus d’éditeurs avant de pouvoir publier ce livre ?

Il est exact que j’ai essuyé 14 refus d’éditeurs, dont je tiens la liste. Je ne veux pas exagérer cela. Certains ne m’ont pas répondu. D’autres m’ont dit que le livre était trop polémique. Certains m’ont expliqué que, comme ils avaient un auteur concerné dans leur maison d’édition, il leur était difficile de le publier. D’autres, enfin, m’ont avoué avec une relative franchise qu’ils avaient adoré le bouquin mais qu’en regard du milieu intellectuel de l’édition il leur apparaissait dangereux de le publier. Cela démontre que, dans un pays démocratique comme la France, il y a quand même une sorte d’omerta, de censure, de complicité et, finalement, de déni démocratique sur la diversité des idées. Pareil pour la recension du livre, même s’il n’y a pas un black-out total. Nonobstant cela, il figure dans les meilleurs classements des ventes d’essais. Preuve que le bouche-à-oreille fonctionne et que le public fait vraiment la décision.

Parmi les intellectuels que vous épinglez (1), Bernard-Henri Lévy est-il l’archétype des intellectuels faussaires, selon vos critères ? Vous citez les contradictions du personnage entre l’intellectuel éclairant et le désinformateur, le militant de la morale et le cynique, le défenseur de la liberté et le maccarthyste, l’universaliste et le communautariste forcené…

Oui, pour toutes ces raisons. Et plus encore, parce qu’il est au centre du dispositif et parce qu’il est l’ordonnateur des récompenses et des châtiments médiatiques, intellectuels et éditoriaux. Un autre reproche lui est rarement fait : derrière sa volonté affichée du libre débat, il fait en sorte de promouvoir ses productions – pourquoi pas ? – et surtout d’empêcher ceux qui ne célèbrent pas ses talents et ses mérites de pouvoir s’exprimer. En bien des occasions, il a tenté de briser des carrières, d’empêcher des publications et d’interdire d’expression publique ceux qui n’étaient pas suffisamment admiratifs à son égard, voire pire encore, ceux qui étaient critiques.

Ces intellectuels se répandent sur les plateaux télé. La télévision pervertit-elle le débat intellectuel en France par le fait qu’elle favoriserait la pensée unique ?

Je ne pense pas que la télévision soit responsable de tout. La responsable, c’est la connivence et la télévision n’est pas le seul théâtre d’expression de la connivence. Elle sévit dans la presse écrite, à la radio… Et il y a des émissions pédagogiques, respectueuses des téléspectateurs, à la télévision. Il n’y a pas des médias nobles et d’autres qui ne le sont pas. L’important est de savoir si ceux qui conçoivent les journaux et les émissions pensent à leurs propres réseaux ou à l’information. Les premiers vont être dociles à l’égard des faussaires parce qu’ils savent qu’ils en auront besoin et que s’attaquer à eux sera coûteux. Les seconds ne craindront pas de les contrer parce qu’ils savent que le public a droit à la vérité. Dans chaque média, il y a ce type de clivage. Très souvent, ce sont les responsables de rédaction ou les éditorialistes vedettes qui sont dans la connivence et les autres journalistes qui sont plutôt dans le souci de l’information du public.

Frédéric Taddeï, le présentateur de Ce soir (ou jamais !) sur France 3, déclarait dans son interview du 15 juillet au Vif/ L’Express que  » la censure n’existait pas à la télévision  » et que  » ce sont les animateurs qui s’autocensurent « . Partagez-vous cette analyse ?

Frédéric Taddeï a montré que l’on pouvait inviter des gens qui étaient censés ne pas être  » invitables « . Frédéric Taddéï n’a pas été censuré. Mais si lui le fait, d’autres ne le font pas. D’autres cèdent à leurs préférences ou craignent de subir les remontrances de ces faussaires. S’il faut dénoncer les faussaires, il faut tout autant éviter le piège du  » tous pourris « . Il faut faire la distinction. Elle est aussi faite par une grande partie du public. Il est assez heureux par exemple que, malgré une promotion digne de l’époque soviétique, BHL n’ait vendu son dernier livre qu’à 3 500 exemplaires. Les intellectuels faussaires n’ont pas toujours l’influence dont ils se targuent auprès du public. La connivence alimente le populisme. Le danger à terme est la coupure entre une partie des élites et le public, celui-ci en arrivant à penser que l’élite lui ment.

Une constante dans les critiques que vous émettez à l’égard des intellectuels que vous épinglez est le fait qu’ils brandissent l’islamo-fascisme comme un étendard et comme un fonds de commerce. L’idéologie des islamistes djihadistes n’est-elle pas totalitaire et ne doit-elle pas être dénoncée ?

Bien sûr, elle est totalitaire et elle doit être dénoncée. Mais comme l’a dit en son temps Albert Camus,  » mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde « . Je leur reproche de faire l’amalgame, tout en prétendant établir le distinguo, entre Al-Qaeda et tous ceux qui veulent pratiquer leur foi musulmane. Leur trait commun, c’est la condamnation de l’islam, la sélectivité dans les attaques, un soutien constant à Israël, la présentation d’Israël non comme un Etat ayant un problème d’occupation territoriale mais comme la seule démocratie du Proche-Orient, confrontée au terrorisme. Je leur reproche également de constater les effets et de ne pas réfléchir aux causes. Je n’ai pas plus qu’eux le désir que les djihadistes l’emportent. Je n’ai pas plus qu’eux des penchants pour le terrorisme. Mais si on veut combattre ces phénomènes, il me paraît extrêmement important d’en comprendre de façon plus précise les causes, ce que la plupart d’entre eux se refusent à faire.

A force de fonder vos critiques uniquement sous le prisme du conflit israélo-palestinien et des relations entre l’Occident et le monde musulman, n’instrumentalisez-vous pas l’islamophobie présumée de vos victimes comme vous les accusez vous-même d’instrumentaliser l’antisémitisme ?

Moi, je constate. C’est eux qui en font un critère déterminant de leur appréciation. Je le constate, je le dénonce et je le regrette. Quand Paul Amar, qui a une émission sur le service public [NDLR : Revu et corrigé, sur France 5], me décommande à trois reprises alors que ses journalistes ont voulu m’inviter dans l’émission, y compris pour parler d’un sujet comme la Corée du Nord, je sais pourquoi il le fait : parce qu’il n’apprécie pas mes prises de position sur le Proche-Orient.

Est-ce une réminiscence du livre Est-il permis de critiquer Israël ?, que vous avez publié il y a quelques années ?

Pour la plupart de ces intellectuels, oui. Depuis le 11-Septembre, nous avons connu une période de dix ans où cette grille de lecture a été dominante et où ceux qui la remettaient en cause étaient dénoncés comme antisémites. L’usure du temps, d’une part, la mort de Ben Laden, de l’autre, le printemps arabe commencent à effriter ces colonnes du temple de la pensée unique.

Dans votre livre, vous soulignez l’entrée en force de la morale dans la politique internationale. Quelle conséquence cela peut-il avoir sur la diplomatie ?

S’il s’agit d’une véritable morale, je m’en réjouis. Quand la Belgique mettait en avant une loi de compétence universelle, disait défendre une diplomatie morale et le faisait avec cohérence, on ne pouvait que s’en réjouir. Je ne critique pas l’intrusion de la morale dans les relations internationales, je critique l’instrumentalisation d’une fausse morale, une morale à géométrie variable. Les mêmes qui condamnent les bombardements aériens de populations civiles, dans certains cas, les applaudissent dans d’autres. Ensuite, certains utilisent la morale non pas pour débattre mais pour exclure.

La meilleure illustration récente du double standard dans la morale en diplomatie n’est-elle pas le traitement différent que les Occidentaux réservent aux révolutions en Libye et en Syrie ?

Oui, même si le cas syrien et le dossier libyen ne sont pas tout à fait similaires : la Libye avait annoncé à l’avance un massacre. Derrière les arguments moraux, il y a différentes logiques géopolitiques. L’intervention en Libye était facile, celle en Syrie ne l’est pas…

Le comportement que le Parti socialiste français a affiché dans l’affaire Dominique Strauss-Kahn ne conforte-t-il pas le sentiment de la prééminence d’une caste déconnectée de la réalité ?

Je ne parlerais pas du Parti socialiste de façon univoque parce qu’il y a eu des réactions dans tous les sens. La présomption d’innocence vaut pour tous. Il me paraît difficile de l’invoquer pour DSK et pas pour la femme de chambre. Il y a eu effectivement des réactions de classes où les gens ont réagi non pas en fonction de l’équité mais de leur proximité avec les personnes mises en cause. l

(1) Alexandre Adler, Caroline Fourest, Frédéric Encel, Mohammed Sifaoui, Thérèse Delpech, François Heisbourg, Philippe Val, Bernard-Henri Lévy.

Propos recueillis par Gérald Papy

 » Les intellectuels faussaires n’ont pas toujours l’influence dont ils se targuent auprès du public. La connivence alimente le populisme. Le danger à terme est la coupure entre une partie des élites et le public « 

 » Je ne pense pas que la télévision soit responsable de tout. La responsable, c’est la connivence et la télévision n’en est pas le seul théâtre d’expression « 

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