Vincent Lindon se rase La Moustache, et tout dérape, dans la remarquable adaptation par Emmanuel Carrère de son propre roman
Les questions de pilosité s’avèrent parfois bien problématiques pour les héros de fiction. Le capitaine Haddock pouvait, par exemple, se demander û question existentielle û s’il était mieux de dormir avec la barbe au-dessus ou en dessous des couvertures. Marc, le personnage principal de La Moustache, est confronté au désir soudain de raser ladite chose, arborée durant toute sa vie adulte, puis aux conséquences imprévues û et largement imprévisibles û de son acte. L’opération ayant été accomplie sans que sa femme Agnès en ait été prévenue, voici que cette dernière ne s’aperçoit de rien ! Troublé, déçu, Marc se dit qu’elle fait peut-être semblant de n’avoir rien remarqué, pour un motif qui lui échappe. Mais une fois interrogée de manière directe, Agnès s’étonne de la question, et affirme à son mari qu’il n’a jamais porté de moustache, du moins depuis qu’ils se connaissent…
Cette fois, Marc commence à rire jaune, et il ne rira plus du tout quand, le lendemain matin, ni le patron du café où il fait quotidiennement étape ni les collègues de travail qu’il retrouve au bureau ne paraissent rien remarquer de nouveau dans sa physionomie. Eux non plus ne l’ont jamais vu moustachu. Tout comme les amis de Marc, unanimes à s’étonner de son étonnement. De quoi douter des autres, sinon de soi-même. De quoi devenir fou, ou croire que les autres veulent que vous le deveniez…
L’idée de départ de La Moustache û le roman d’Emmanuel Carrère paru en 1986 (éd. P.O.L.) et que l’écrivain devenu également cinéaste adapte lui-même aujourd’hui à l’écran û a ceci de passionnant qu’elle peut nous emmener simultanément vers le fantastique (à la manière d’une nouvelle d’Edgar Poe) et vers une expérience réaliste à laquelle chacun peut trouver une résonance intime, personnelle. Qui d’entre nous, en effet, ne s’est pas un jour interrogé sur une soudaine différence dans le regard que l’autre porte sur nous, un soudain décalage entre l’image que l’on a de soi et celle que nous renvoie le regard d’autrui ?
Pour qui sonne le glabre
» Cette affaire de moustache, c’est une chose que rencontrent tous les couples, à un moment ou à un autre, sous une forme ou une autre. Et s’ils ne la rencontrent pas, c’est bien pire. » Emmanuel Carrère a souhaité inscrire son troublant récit dans un quotidien que son écriture précise et sa réalisation joliment maîtrisée crédibilisent assurément, tout en laissant ouvertes quelques échappées vers le conte fantastique. Le romancier-cinéaste, dont le film fut projeté en avant-première à la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes, a écrit son scénario (avec Jérôme Beaujour) en pensant à Vincent Lindon pour incarner Marc. Il voulait » un acteur solide, physique, les pieds bien campés sur terre et qui, surtout, n’ait pas l’air fou « . Lindon, au sommet de son art extrêmement précis mais dégageant en même temps une désarmante impression de simplicité et de proximité, lui a fait le cadeau d’une prestation sans faille. Devant la caméra, Emmanuelle Devos (Agnès) a renforcé encore la crédibilité profonde d’une pourtant singulière histoire. Derrière, le chef opérateur Patrick Blossier a permis au réalisateur d’afficher l’assurance dont son traitement visuel du sujet avait grand besoin.
Sur la bande sonore, la musique du concerto pour violon et orchestre de Philip Glass a offert le liant émotionnel qui achève de faire de La Moustache une expérience subtile et mémorable. Les échos de l’épreuve vécue par Marc hanteront longtemps le spectateur après le générique final d’un film amené à figurer parmi les révélations de 2005.
Louis Danvers
Une expérience troublante, subtile et mémorable