» Ecrire me permet de vivre « 

Ses ennemis le décrivent comme un gauchiste idéaliste et crédule, partisan d’une paix définitive entre Israéliens et Palestiniens, souvent désirée, toujours reportée. Comme ils se trompent. Depuis plus de vingt ans, David Grossman est l’un des romanciers les plus fins et les plus talentueux d’Israël. Par ses essais et ses interventions publiques, il incarne aussi, parfois, la conscience de son pays. Dans son dernier opus (1), il déploie toute son intelligence de l’esprit et de l’âme, appuyée par une écriture d’une richesse inouïe. Une femme fuyant l’annonce a été salué comme un chef-d’ouvre lors de sa parution en Israël, puis dans le monde anglophone. Grave et majestueux comme une suite pour violoncelle seul de Bach, c’est un roman d’une portée universelle. Son plus beau.

(1) Une femme fuyant l’annonce, par David Grossman (Seuil). 672 p., 22,50 euro.

En 2006, vous aviez presque achevé l’écriture de votre livre, Une femme fuyant l’annonce (Seuil), quand vous avez appris la mort de votre fils cadet, Uri, tué dans les derniers jours du conflit au Liban. La réalité rejoignait la fiction : le personnage principal de votre ouvrage est une femme qui abandonne son domicile afin que personne ne frappe à la porte pour lui annoncer le décès de son fils, cette nouvelle qu’elle redoute par-dessus toutà L’acte d’écrire, avant et après le drame, vous a-t-il aidé à penser l’impensable ?

La littérature permet de mettre des mots sur l’impensable, même quand les événements sont moins douloureux que ceux que vous décrivez. Enfant, déjà, je voulais pouvoir discuter de tout. Mes parents et leurs amis évitaient de parler devant moi de la Shoah ; cette absence de parole me hantait.

Votre personnage fuit, comme l’exprime le titre. Vous-même ignorez-vous le déni ?

Oui, mais il n’y a là aucun courage de ma part. C’est le silence qui me terrifie, surtout quand il correspond à un tabou quelconque. Avec le temps, le non-dit prend de plus en plus d’ampleur et, tôt ou tard, il vous explose à la figure : on finit par parler de tout, parfois mal. Quant à moi, je préfère dire les choses. Comme la plupart des parents israéliens, j’étais très angoissé lorsque mes deux fils ont fait leur service militaire, l’un après l’autre. Ecrire me semblait la meilleure façon d’accompagner, par la pensée, mon fils Uri. Ce livre reflète une situation très courante dans mon pays : nous sommes inquiets pour nos enfants et pour nous-mêmes. C’est une crainte existentielle, car des vies sont en jeu. J’avais commencé le manuscrit depuis trois ans et trois mois quand j’ai appris ce qui est arrivé à mon fils. Le lendemain de la fin de la shiva, la période de deuil observée dans le judaïsme, j’ai recommencé à écrire. C’est ce que je sais faire et, surtout, cela me permet de vivre.

Qu’est-ce à dire ?

Quand un événement de ce genre se produit, votre vie est bouleversée. Plus rien n’est acquis, ni vos liens d’amitié, ni votre relation avec votre épouse ou vos autres enfants, ni la vision que vous aviez de votre pays ou de votre travailà S’interroger sur sa propre survie, même, devient une question légitime. En renouant avec l’écriture, j’ai suivi mon intuition. Quelque chose de très mal m’était arrivé, et ma vie était devenue méconnaissable, voire incompréhensible. Alors je suis retourné à mon texte et à un univers que je connaissais et que je maîtrisais. Je me souviens de m’être assis à mon bureau et de m’être dit :  » Tu es fou ou quoi ? Alors que ton monde s’est écroulé, tu cherches la bonne métaphore, la combinaison de mots la plus judicieuseà  » Mais, chaque fois que je trouvais l’expression la plus juste, j’avais le sentiment d’avancer et de rectifier une petite partie de la violence qui m’avait été faite.

En écrivant, vous opposiez la vie à la mort ?

C’est cela. Il existe une gravité du désespoir – la gravité, au sens de la force terrestre. Le chagrin vous mène vers le bas, il vous incite à rompre tout contact avec l’extérieur. Si je m’étais abandonné à cette force-là, j’aurais tout perdu. J’ai déjà perdu mon fils. Je ne voulais pas me perdre moi-même. En écrivant, je cesse d’être une victime passive. J’échappe à la paralysie. Je crée. Et je choisis la vie.

L’intrigue du roman a-t-elle été modifiée ?

Non, l’essentiel est resté inchangé.

Comment écrivez-vous ?

Chaque livre me prend des années ! D’abord je rédige à la main dans des cahiers d’écolier. J’aime sentir la surface du papier sous la main. J’écris parfois longuement, puis je reprends au début. Quand le texte devient long, je retape tout à l’ordinateur, et le texte à l’écran semble déjà évoquer le produit fini, à savoir les pages d’un livre imprimé. Mais je suis encore loin du compte. Il me faut des années pour écrire un livre – cinq, dans le cas d’ Une femme fuyant l’annonce. Souvent, je crois avoir terminé, mais je recommence tout. L’un de mes livres existe en 13 versions : je le reprenais sans cesse, en quête de la bonne musicalité. C’est comme s’il y avait des couches de cataracte sur mon £il : je dois les ôter l’une après l’autre, très délicatement, afin d’y voir clair enfin ! Je ne sais pas écrire autrement.

Comment s’est imposé le thème d’ Une femme fuyant l’annonce ?

Je voulais raconter la vie des Israéliens, sans pour autant évoquer la guerre ou le terrorisme. Ce sont des questions terribles, certes, mais elles sont conjoncturelles. Les défis les plus importants de la vie sont ailleurs : être un parent, un frère, un amant, un homme, une femmeà Or il est difficile de songer à ces sujets de fond dans un pays comme le mien. Nous sommes, en Israël, comme la cuirasse d’un chevalier du Moyen Age qui n’aurait pas de corps humain à l’intérieur. Alors que nous devrions nous soucier de la qualité de la vie ou des relations qui nous lient les uns aux autres, nous sommes obsédés par l’Etat et ses frontièresà Nos craintes existentielles affectent au plus profond chaque individu et chaque famille. Prenez l’éducation. Nous élevons nos enfants et nous les aimerions tolérants et ouverts, afin d’éviter qu’ils deviennent cyniques ou méfiants envers l’autre. Parfois, cependant, les parents s’interrogent. S’il est bon d’élever ainsi les enfants en France ou au Royaume-Uni, est-ce judicieux en Israël ? Avons-nous raison d’expliquer durant dix-huit ans à nos enfants que l’homme est bon, puis de les envoyer dans des chars d’assaut ?

Aux yeux de nombreux Israéliens, la perspective d’une paix définitive apparaît illusoire.

Oui, les deux communautés ont commis des choses terribles et, à présent, l’une et l’autre ont perdu confiance. Israéliens et Palestiniens font la paix comme ils se font la guerre : chacun met en question la légitimité de l’autre, chacun cède à ses propres peurs et à ses traumatismesà îuvrer pour la paix suppose une démarche qui ne va pas de soi pour des peuples de survivants, tels que les Israéliens et les Palestiniens. Pour parvenir à un accord, il faut donner le bénéfice du doute à votre interlocuteur, qui est pourtant votre ennemi le plus résolu. Il faut prendre le risque de lâcher l’arme avant d’attraper le rameau de l’olivier. Y sommes-nous prêts aujourd’hui ? Sans doute pas. Pourtant, il y a urgence. Plus le temps passe, plus les extrémistes gagnent du terrain dans l’un et l’autre camp : nous devenons plus chauvins, plus nationalistes, plus fondamentalistesà A la suite des accords d’Oslo, en 1993, une série d’attentats suicides, applaudis par une partie de la société palestinienne, a réduit la marge de man£uvre des modérés, en particulier au sein de la gauche israélienne. Beaucoup se sont sentis trahis, mais certains avaient sans doute péché par naïveté. Afin de régler un conflit, il faut en reconnaître l’existence et la complexité.

Un écrivain est bien placé pour cela : se projeter dans la peau et dans la tête de l’autre, c’est votre métier.

Pour moi, c’est l’essence même de l’écriture. Nous sommes tous programmés pour être cohérents, mais la vraie vie ne l’est guère. L’acte d’écrire consiste à explorer les divers chemins de traverse qui, dans la vraie vie, pourraient m’effrayer ou, au contraire, me séduire. Par l’écriture, je peux devenir une femme, un conteur palestinien, le commandant d’un camp de concentrationà Dans l’un de mes livres, je me suis mis à la place d’un nazi. Cela m’a éclairé sur les moments précis, dans l’existence, où l’on peut être amené à faire des choix qui mènent à un tel destin.

Vous semblez décrire la littérature comme un élément éclairant, voire protecteur.

En 1982, pendant la guerre du Liban, j’ai été rappelé là-bas, à 28 ans, comme réserviste. Chaque soir, j’ôtais mon gilet pare-balles, j’enlevais mon casque et je grimpais sur le toit d’une maison pour lire un chapitre de La Promesse de l’aube, de Romain Gary. C’était une forme de protestation, et j’avais le sentiment que le livre me protégeait, en effet.

Avez-vous déjà songé à quitter Israël, au point d’en parler en famille, par exemple ?

C’est une question lancinante, qui s’est reposée lors de la mort de notre fils. Il n’a jamais été question de faire nos valises et de partir. Simplement, nous nous demandons parfois à quel point notre vie serait différente ailleurs. Mais j’appartiens à ce lieu. C’est le seul où je ne suis pas regardé comme un étranger dès que j’ouvre la bouche. Je connais les codes de mon pays. Je sais pourquoi les gens d’ici se conduisent comme ils le font, même quand leurs réactions me mettent hors de moi.

C’est votre chez-moi.

Ce n’est pas le chez-moi que cela devrait être, mais, pour moi, c’est le seul. Je suis parfois invité à enseigner dans des lieux merveilleux, en Europe ou aux Etats-Unis. J’aime visiter ces endroits, mais je ne m’y sens pas chez moi. Reste qu’Israël n’est pas tout à fait le foyer national promis au peuple juif. Il ne le sera pas, tant que les Palestiniens n’auront pas leur propre foyer national et tant que les pays arabes de la région n’auront pas reconnu le droit d’Israël à exister. En attendant, chaque décennie, nos frontières semblent se déplacer. Nous occupons le Liban, le Sinaï, et la frontière avec les territoires palestiniens reste floueà C’est une maison dont on déplace sans cesse les murs ! Quand notre territoire sera enfin défini, nous serons sans doute plus rassurés. Vu d’Europe, je me rends compte que cela peut être difficile à concevoir : on ne voit que le poing armé d’Israël. Moi, depuis l’intérieur, je vois la douceur de la paume de notre main ! Nous craignons pour notre propre existence. Et, dans cette région du monde, il ne s’agit pas que de fantasmes.

Les  » printemps arabes  » vous donnent-ils espoir ?

Ce sont des développements impressionnants, surtout chez nos voisins égyptien et syrien. Beaucoup de mes compatriotes se félicitaient que ces pays soient dirigés par des dictateurs, qui sauraient imposer un éventuel accord de paix à leurs peuples respectifs. Quant à moi, je préfère négocier avec des peuples libres. La question à laquelle personne ne peut répondre, à commencer par mes amis égyptiens, c’est de savoir si cet élan démocratique sera durable. J’aime l’idée, en tout cas, qu’une révolution, venue de la société elle-même, agite Le Caire et qu’elle n’ait rien à voir avec Israël. C’est encourageant. Vous êtes l’un des romanciers et des essayistes les plus connus d’Israël. En même temps, vous êtes quelqu’un de très pudique, qui n’aime guère parler de sa famille et des siens. Avez-vous hésité à assurer la promotion d’un ouvrage aussi personnel qu’ Une femme fuyant l’annonce ?

Cela va vous paraître curieux, mais il est plus simple pour moi d’en parler en anglais, comme nous le faisons, qu’en hébreu. En Israël, je n’ai pas accordé la moindre interview. Le sujet est trop intime.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARC EPSTEIN

 » Israéliens et Palestiniens font

la paix comme ils se font la guerre : chacun cède à ses peurs «  » On ne voit que le poing armé d’Israël. Moi, je vois la douceur de la paume de notre main ! « 

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