Ecoute (néo-)classique

Si le marché de la pop-rock a subi de plein fouet l’arrivée de la digitalisation, qu’en est-il de la musique classique ? A l’heure de la crise du disque, comment écoute-t-on les symphonies et sonates ? Rencontre de quelques labels et musiciens en mode survie.

« En musique classique, si tu ne t’appelles pas Cecilia Bartoli, tu ne peux pas vivre de la vente de tes disques. Aujourd’hui, en tant que musiciens, nous allons jusqu’à dépenser de l’argent pour réaliser nos enregistrements.  » Tel est le constat de Lambert Colson qui dirige l’ensemble Inalto. Même bilan pour Cédric Hustinx, responsable du label classique belge Cypres.  » Si je vends un CD à 6 euros au distributeur, il va le vendre 11 euros au détaillant. Celui-ci va prendre sa marge et ajouter la TVA. Au final, le CD est vendu 20 euros en magasin. Si le CD s’écoule à 1 000 exemplaires, le label fait un chiffre d’affaire de 6 000 euros. Avec ce montant, je dois payer : les musiciens, le pressage, la rédaction du livret et la traduction, les droits d’auteurs, le studio d’enregistrement, la location et l’accord du piano, le preneur de son, etc. L’équation est terrible. Et il est presque devenu impossible de rentrer dans nos frais à l’heure actuelle, où continuer à vendre 1 000 exemplaires constitue une performance!  »

A quoi cette chute des ventes est-elle due ? Les premiers bouleversements coïncident bien sûr avec l’arrivée d’iTunes et du téléchargement légal. Le consommateur est désormais invité à acheter sa musique en ligne. Plus de frais de production ni de stockage pour les labels, et  » le chiffre d’affaires qu’on réalisait avec cette nouvelle plate-forme équivalait au départ à celui qu’on pouvait faire dans un nouveau pays. Et un nouveau pays, ça ne s’invente pas tous les jours !  » s’enthousiasme CédricHustinx.Brigitte Ghyselen, product manager chez Warner, tempère quelque peu.  » En Belgique, le téléchargement dans le domaine de la musique classique n’a jamais excédé 10 % des ventes. C’est toujours resté marginal car la qualité sonore digitale est moindre et le public classique, plus âgé et plus traditionnel, reste attaché au disque.  »

Streaming en mode mineur

Face au téléchargement, le disque classique a donc commencé par résister. Mais il y a quelques années, un autre format a fait son apparition : le streaming (Spotify, YouTube, Deezer…), un système où l’on paie un montant fixe chaque mois pour avoir accès à un catalogue qui compte plusieurs dizaines de millions de chansons. Pour Charles Adriaenssen, président du label Outhere, ces plates-formes représentent un véritable danger.  » Quand je vends un disque physique, je touche 6 euros. Quand je vends un titre sur iTunes, je touche la moitié de 0,99 cent. Mais quand je sors un disque sur Spotify, je touche moins de 5 cents en moyenne pour un album.  » Il faudrait donc que le disque soit écouté 100 fois sur Spotify pour que le label touche un revenu équivalent à la vente d’un CD.  » Ça marche pour la pop, parce qu’un jeune va écouter un titre 10 fois sur la journée. Mais qui va écouter un mouvement de symphonie de Bruckner plus d’une fois par jour ?  »

Si les inquiétudes sont bien présentes, les labels belges continuent pourtant à distribuer leurs productions sur ces plates-formes.  » On pourrait refuser le streaming car le contenu nous appartient, mais cela reviendrait à se priver d’un moyen de diffusion. Et en tant que label, je me dois de donner cette visibilité à mes artistes « , confie Cédric Hustinx. Brigitte Ghyselen va encore plus loin :  » Les artistes ont conscience que le streaming est un moyen de faire connaître leur musique, et comme il y a de moins en moins d’espace qui leur est dévolu dans les médias traditionnels, ils se servent de ces plates-formes pour continuer à toucher leur public.  »

Chez nous, le streaming est encore un mode de consommation mineur. Mais au lieu de repousser le disque comme on pourrait s’y attendre, cette pratique a plutôt tendance à faire diminuer le nombre de téléchargements.  » Le partage en musique classique est de 15 % pour le digital (téléchargement et streaming) et de 85 % pour le physique « , précise Brigitte Ghyselen. On ne peut donc pas dire à ce stade que le téléchargement et le streaming soient à l’origine de la crise du disque en musique classique. Pas plus que le téléchargement illégal, encore plus discret. La musique se vend tout simplement moins bien. Selon Charles Adriaenssen,  » la décroissance a véritablement commencé il y a moins de dix ans. Depuis, on observe un recul des ventes de 7 à 8 % par an « .  » La crise est claire dans le sens où on vend de moins en moins de disques et qu’il y a moins de disquaires et moins de distributeurs « , conclut Cédric Hustinx.

 » Ces questions financières bousculent les relations entre labels et musiciens « , soupire Cédric Hustinx.  » Il y a cinq ans, avec les musiciens, on parlait de l’artistique 70 % du temps. Aujourd’hui, lors de la première réunion, on parle peut-être d’abord des questions artistiques, mais dès la deuxième entrevue, le rapport s’inverse, et la majorité du temps est consacrée à la recherche de financement. « 

Si la crise du disque est bien réelle, pour le président du label Outhere, il ne faut pas pour autant faire abstraction du rôle des albums et musiciens vendeurs.  » Ils existent toujours ! On a des grosses locomotives et grâce à elles, on récolte les ressources qui nous permettent de lancer des jeunes. Il y a aussi ce que j’appelle la « longue queue », la rente de catalogue : ces albums qui ont très bien marché et qui continuent à se vendre des années après.  »

Leurs catalogues, les labels belges ont tout de même dû trouver des parades pour les faire fructifier, notamment en revalorisant et réorganisant la richesse de leurs productions passées.  » On regroupe des enregistrements, des artistes ou des orchestres, on les remasterise et on les rend à nouveau disponibles pour le consommateur. On appelle ça le « back catalogue » « , nous explique Brigitte Ghyselen. L’avantage, avec ce travail sur le fonds, est qu’il permet, lui aussi, de financer de nouvelles productions, de nouveaux talents.

Laisser une empreinte

Car faire un album garde une vraie pertinence. » Pour un musicien, publier un disque, c’est essentiel, c’est comme laisser une trace « , souligne Frédérick Haas de l’ensemble Ausonia. Outre le souci de s’inscrire dans son temps, la musique enregistrée est essentielle lorsqu’il s’agit de décrocher de nouveaux concerts.  » Un disque permet de montrer qu’on existe, qu’on monte de nouveaux projets. En publier un, c’est dans le même temps proposer un potentiel programme de concert aux organisateurs « , analyse Lambert Colson. Une perception partagée par Frédérick Haas.  » Dans le milieu musical, si on ne publie pas de CD, on passe pour quelqu’un qui n’a rien à offrir.  » Les difficultés de l’édition du disque conduisant les labels à être de plus en plus prudents dans leurs choix, les musiciens en viennent à réinventer le schéma de la production. Les coproductions, le sponsoring ou le mécénat deviennent ainsi des modes de production de plus en plus fréquents.

Pour pouvoir enregistrer, certains artistes font ainsi désormais appel au financement participatif. L’ensemble Inalto, dirigé par Lambert Colson, a récolté près de 3 500 euros sur KissKissBankBank pour pouvoir produire son album Nachfolge.  » C’est dans l’air du temps, c’est un peu comme du commerce local. Les contributeurs t’aident à monter le projet et tu leur envoies le disque une fois qu’il est réalisé.  » Frédérick Haas a lui choisi de créer son propre label.  » J’ai financé Hitasura Production en vendant des partitions anciennes de ma bibliothèque. Il m’importait de m’offrir la liberté des conditions d’enregistrement et du contenu artistique de mes prochains disques.  »

I will survive

A ce jour, en Belgique, il n’existe pas encore de stratégie commune pour sauver la musique enregistrée. Les propositions diffèrent à l’échelle individuelle. Pour doper les ventes, certains artistes classiques se créent une communauté via les réseaux sociaux, par exemple. Tenter d’attirer des followers et être en interaction avec une fanbase pour poster des reportages, des témoignages et communiquer ainsi sur leurs nouveaux enregistrements, et événements liés.

D’autres suivent le mouvement des musiciens pop-rock en déclinant leur dernier enregistrement sous forme de vinyle. Un format qui, selon Brigitte Ghyselen, bénéficie logiquement des faveurs de deux publics, ancien et moderne :  » Les personnes âgées vont vers le vinyle parce qu’elles ont gardé un tourne-disque et préfèrent la qualité sonore de ce format. Mais il y a aussi un indéniable revival du vinyle aujourd’hui grâce aux jeunes, qui le plébiscitent.  » Le marché du vinyle représente aujourd’hui 4 % de la totalité des ventes de musique en Belgique. Un argument qui pousse de fait les firmes à represser des enregistrements légendaires et des compilations…

Certains labels, enfin, décident purement et simplement de ne plus produire de disque physique.  » Pour moi, enchaîne Charles Adriaenssen de Outhere Music, le disque, c’est comme du Damart. C’est presque gériatrique : il n’y a même plus de lecteur de disque dans les voitures ! Chez Outhere, nous avons lancé Alpha Play : une application pour téléphone et tablette pour écouter en ligne la musique de notre catalogue, en haute qualité et en ayant les informations du livret – ce qui n’est pas le cas sur Spotify. On a aussi imaginé une autre application baptisée Gramofy. Il s’agit d’une sorte de radio classique sur laquelle sont diffusées les productions du label et des interviews d’artistes. Enfin, nous avons une troisième application qui s’appelle Epicgram : elle permet de glisser de la musique classique sous des films Instagram. On cherche par tous ces moyens à rendre l’expérience de la consommation plus agréable…  »

Et puis il y a ceux qui rêvent de réformes plus structurelles. Olivier Maeterlinck de BEA Music appelle de ses voeux une clarification de la législation européenne.  » Le secteur de la musique voudrait arriver à de meilleurs accords afin que les revenus que les plates-formes reçoivent via les publicités soient divisés de manière plus équitable.  » De son côté, Frédérick Haas lance un appel  » aux organismes de droits d’auteur qui pourraient prendre des dispositions à ce sujet car ils sont habilités à faire ce genre de choses.  » Cédric Hustinx réfléchit lui à une autre solution :  » On pourrait, par exemple, ne plus considérer l’achat du CD comme un produit de luxe taxé à 21 %, mais mettre une taxe culturelle à 6 %, ce qui permettrait déjà de vendre les CD moins chers en magasin.  » L’idée est lancée…

Ubérisation musicale

 » Tout l’enjeu de cette crise du support et du marché est que les producteurs de contenu culturel et musical puissent maintenir la production d’une musique qui ne soit pas mainstream, qui ne sera pas reprise dans une pub ou qui ne sera pas visionnée 15 millions de fois sur YouTube « , résume Cédric Hustinx, rejoignant là le débat de société sur l’ubériserisation.  » On assiste de plus en plus à une conscientisation selon laquelle Airbnb, Uber ou autre Menu-nextdoor constituent une concurrence déloyale à l’hôtellerie, aux chauffeurs de taxi ou au take away. Mais c’est ce qui s’est passé avec la musique, qui est devenue gratuite via le streaming sans que personne ne s’en émeuve.  »  » On ne peut pas faire grand-chose. Les gens ont pris l’habitude d’un accès peu cher à la musique, je crois qu’ils ne se rendent pas compte de son coût de production « , se désole Charles Adriaenssen. De là à ce que les consommateurs commencent à comprendre que, pour avoir de la qualité, il faut payer, il n’y a (pas) qu’un pas…

Par Saskia de Ville

 » Les artistes ont conscience que le streaming est un moyen de faire connaître leur musique  »

 » Les gens ont pris l’habitude d’un accès peu cher à la musique, ils ne se rendent pas compte de son coût de production  »

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