Dossier noir

Pauvre Frank De Bleeckere, le père fouettard de Bruges-Anderlecht. Dans la jungle du foot-business, où règnent l’animosité, la violence et la tricherie, l’arbitre se trouve sans cesse plus isolé et démuni, jusqu’à perdre le contrôle des événements

Le 3 décembre dernier, l’Union belge de football annonçait la conclusion d’un contrat de parrainage pour ses arbitres de divisions supérieures. L’argent récolté servira à la formation future de directeurs de jeu, dont le nombre diminue dramatiquement. Jumelée d’ailleurs à une campagne d’affichage de recrutement (« Vous avez l’oeil pour le football? Devenezarbitre! »), l’initiative de placarder 100 centimètres carrés de pub sur les manches de l’arbitre ne lui rendra sans doute pas la science infuse. En revanche, l’investissement publicitaire semble rentable: la réclame sera vue. Pour preuve: quatre jours plus tard, c’est à nouveau un arbitre qui était au centre de tous les débats et de toutes les images d’un match dit « au sommet » entre Bruges et Anderlecht, qui aurait dû générer monts et merveilles, prouesses et émotions, et qui n’engendra qu’hostilité, sournoiseries et contestations. Bilan: 3 cartes rouges, 8 cartes jaunes et 50 fautes sanctionnées.

Tirages de maillot, bousculades dans la surface de réparation, simulations, antijeu sous toutes ses formes: voilà bien le cancer du football moderne. Aucun de ces symptômes n’a échappé à la rencontre opposant les deux premiers clubs du pays dans la Venise du nord. A la suite d’un tel constat, acteurs, entraîneurs et dirigeants ont beau dire que de nombreux matchs sont faussés par des fautes arbitrales, la responsabilité première, dans ce genre d’incidents, n’en incombe pas moins, très souvent, à ceux qui accusent. C’est le joueur, et lui seul, qui triche. Et il le fait d’autant plus instinctivement que la tromperie est, aujourd’hui, élevée en véritable culte dans la jungle du football professionnel. Pas vu, pas pris, est, à présent, la règle du jeu. Dans ce marché organisé, les joueurs s’excusent mutuellement. Mais ils pardonnent rarement à l’arbitre de ne pas s’en apercevoir. Dernier responsable à leurs yeux, il leur sert à la fois de paravent et d’alibi.

Pis: entraîneurs et dirigeants emboîtent le pas aux footballeurs. Ils accusent systématiquement les arbitres d’erreurs qui leur auraient coûté soit une victoire, soit un titre, soit une qualification européenne, soit une relégation. Hugo Broos et Michel Verschueren, l’entraîneur et le manager d’Anderlecht, battu 2-1, ont eu des mots très durs pour l’arbitre Frank De Bleeckere, héros malheureux du match de Bruges. Mais où est le scandale dont ils parlent? N’est-il pas aussi dans leurs paroles de dirigeants qui diffusent des spots appelant au respect des arbitres et puis lui tirent dans le dos? Ainsi, ils s’apparentent un peu à des pompiers pyromanes qui viennent ensuite, entre deux alertes, s’asseoir aux tables rondes de réflexion.

Cette situation est d’autant plus confortable pour les joueurs tricheurs et pour les dirigeants provocateurs que l’arbitre moderne se trouve bien démuni face à ces dérives. En Belgique, de surcroît, un élément nouveau conditionne négativement, de façon toujours plus accrue, la prestation de l’arbitre: la limitation du nombre de « supporters » de l’équipe visiteuse autorisés à assister à ces rencontres cruciales. A Bruges, le 7 décembre dernier, sur les 26 305 spectateurs recensés, il n’y avait pas un millier d’accompagnateurs d’Anderlecht. Certes, ce sont les excès répétés des fauteurs de troubles, tous clubs confondus, qui ont amené de telles restrictions, mais semblable déséquilibre dénature forcément l’esprit des confrontations. Dans le climat tendu propre à de semblables rencontres, alimenté par la passion exacerbée d’un public qui ne croit qu’à l’innocence des siens et à la culpabilité des autres, l’arbitre se trouve évidemment sous pression constante. Et il subit, dès lors, même inconsciemment, son influence.

A Bruges, en tout cas, les décisions capitales de De Bleeckere, le n° 1 belge, ont, surtout, été prises à l’encontre du club visiteur, celui d’Anderlecht. Ainsi, l’exclusion de Nenad Jestrovic, qui a placé le club bruxellois en infériorité numérique, résulte de la pénalisation de deux cartes jaunes dont l’octroi est apparu, aux yeux de la grande majorité des observateurs, comme beaucoup trop sévère par rapport aux autres sanctions infligées.

Toutes les polémiques autour de l’arbitrage existent depuis toujours, mais elles n’ont jamais été autant d’actualité. On a retenu deux choses essentielles du Mondial 2002 disputé en Asie: le Brésil a encore gagné et l’arbitrage a été en dessous de tout. A chaque incident, l’analyse est la même. Dans le football actuel, où le brassage de sommes d’argent folles ne cesse d’enfler, tout semble permis, pourvu qu’on gagne. Mais, dans ce sport, où règnent la violence et une réticence sournoise à l’autorité et aux règles, les arbitres sont-ils encore suffisamment armés, eux dont on attend qu’ils soient à la fois parfaits et intègres, pour faire face à toutes ces pressions? La réponse est clairement non.

Dès lors, des réformes ont été avancées pour améliorer la qualité de l’arbitrage, mais aucune n’a jamais abouti, les milieux dirigeants du football s’avérant résolument conservateurs: professionnalisation, deuxième arbitre de terrain, assistance accrue, sanctions pécuniaires plus sévères, simplification des règles, recours à la vidéo et, dernière innovation, la montre-bracelet électronique qui rendrait l’arbitre pratiquement infaillible. Des puces cachées dans le ballon et dans les jambières des joueurs, reliées à un ordinateur central programmé à escient, permettraient à celui-ci de signaler immédiatement à l’arbitre, par le truchement de la montre miracle, des informations objectives: existence d’un hors-jeu, franchissement de la ligne de but par le ballon, etc.

A défaut d’une telle sophistication, qui n’est pas d’application immédiate, de plus en plus de voix s’élèvent, en revanche, pour accorder à l’arbitre le recours à la vidéo, comme on l’applique, par exemple, avec succès, dans les grandes compétitions de rugby. Cela lui épargnerait déjà l’humiliation de prendre, parfois, des décisions erronées, en contradiction flagrante avec des images diffusées tous azimuts et sous tous les angles. Son prestige serait accru et d’insensées actions revanchardes pourraient être évitées. En effet, comme elle l’avait déjà été, en décembre 2001, à la suite du match entre La Gantoise et le Standard, dont De Bleeckere avait également été le triste héros, la maison de l’arbitre, alors cible de Gantois mécontents, a fait l’objet de violations de la part de « supporters » anderlechtois en colère.

La Fifa (Fédération internationale de football) s’oppose toutefois toujours à l’utilisation de la vidéo. Sous les fausses raisons que celle-ci imposerait trop d’interruptions de jeu -il suffirait, comme en rugby, de limiter le recours à certains espaces du terrain et à certaines actions- et que tout le monde, dans un sport qui se veut universel, n’a pas accès de façon identique à la haute technologie. En fait, la Fifa utilise très généreusement la télévision comme vecteur du message publicitaire de ses sponsors ainsi que, dans les stades, pour l’identification de ses fauteurs de troubles, mais elle en refuse l’emploi en faveur de ses arbitres! Et l’on reste ainsi prisonnier d’une situation absolument aberrante où le téléspectateur, inondé d’images ralenties, répétées ou arrêtées des phases de jeu litigieuses, bénéficie à présent d’une meilleure vision de l’événement que l’arbitre. Dans de telles conditions, il y aura, bien évidemment, d’autres Bruges-Anderlecht, d’autres incidents, d’autres De Bleeckere et d’autres frustrations encore…

Emile Carlier,

Les dirigeants des clubs s’apparentent, quelquefois, à des pompiers pyromanes

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