Djihad sur l’Europe

Après la tragédie espagnole, le Vieux Continent peut craindre d’autres actions sanglantes des terroristes islamistes. Peut-il y faire face ? Qu’en est-il en Belgique ? Analyse

C’est comme un hydre. Coupez-lui la tête et il en repoussera deux. Si les forces américaines ont neutralisé, comme elles le prétendent, deux tiers des dirigeants d’Al-Qaida, dans les montagnes de Tora-Bora, durant la campagne d’Afghanistan, fin octobre 2001, la mouvance du djihad, qui se réclame d’Oussama ben Laden, est aujourd’hui plus active que jamais. De Bali à Madrid, en passant par Istanbul et Casablanca, il y a eu davantage d’attentats attribués aux extrémistes islamistes depuis le 11 septembre 2001 que durant les trente mois précédant la chute des tours jumelles du World Trade Center.

En réalité, le coup de boutoir donné en Afghanistan a eu pour conséquence d’éparpiller la fourmilière. Al-Qaida n’a plus de base territoriale. Les camps d’entraînement afghans ont été rasés. Ben Laden est traqué par toutes les polices du monde. Mais û et c’est George Tenet, le directeur de la CIA lui-même, qui a fait ce constat, le 25 février dernier, devant le Sénat américain û l’organisation terroriste est devenue encore plus nébuleuse qu’auparavant, se transformant en une grappe de cellules combattantes régionales et locales, davantage autonomes et, donc, dangereuses : un vivier fou que même la mort ou la capture de Ben Laden ne calmerait pas.

Pour ces  » franchisés « , anciens d’Afghanistan ou nouvelles recrues, l’Europe est une terre de prédilection. Combien y sont-ils ? Difficile d’avancer une estimation précise. Plusieurs centaines probablement, voire plusieurs milliers. En tout cas, à la lumière des dossiers de ceux qui ont déjà fait l’objet de poursuites judiciaires, on peut penser que la plupart bénéficient d’une nationalité européenne ou du statut de réfugié politique et peuvent circuler librement dans l’espace Schengen. Le phénomène croissant des convertis inquiète également les experts : exemple le plus connu, Richard Reid, qui a tenté de faire sauter un vol Paris-Miami en décembre 2001, est né à Londres d’un père jamaïquain et d’une mère britannique.

En outre, selon Alain Grignard, islamologue à l’ULB et membre de l’observatoire géopolitique de la criminalité organisée de l’ULg, on observe de plus en plus un rapprochement entre terroristes et criminels classiques. Les faux papiers, les armes, les véhicules nécessaires à des attentats, de même que les fonds, sont obtenus via des filières criminelles de type mafieux ou relevant du grand banditisme. La frontière entre les deux milieux est loin d’être étanche : c’est dans les prisons, entre autres, que s’organisent les réseaux de demain.

Dans ce contexte disparate, les menaces diffusées à l’aide de cassettes audio et vidéo par Oussama ben Laden à l’encontre de pays européens, comme la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, la Pologne ou la France, ne doivent pas être prises à la légère. Madrid pourrait être le prélude d’une série d’attaques terroristes sur le Vieux Continent. Plusieurs tentatives d’attentats ont d’ailleurs été déjouées, depuis 2001, notamment en Belgique. En trois ans, en Europe, quelques centaines d’activistes ont été interpellés, quelques dizaines ont été renvoyés devant les tribunaux ou sont en attente de jugement. En Belgique, un nouveau procès s’ouvrira le 29 mars, où comparaîtra notamment Tarek Maaroufi, du GSPC (groupe salafiste de prédication et de combat), déjà impliqué dans les dossiers Zaoui et Trabelsi. Et on peut vraisemblablement s’attendre à de nouvelles vagues d’arrestations dans les semaines qui viennent, un peu partout sur le continent.

Mais ces procès et coups de filet policiers ne toucheraient que la pointe de l’iceberg. De nombreuses cellules dormantes seraient capables de se réveiller en fonction des opportunités locales et de leur capacité à frapper. Si, pour l’instant, certains pays semblent plus visés que d’autres, aucun n’est à l’abri, y compris la Belgique, siège de l’Otan et des institutions européennes. La vision du monde des radicaux islamistes est extraordinairement manichéenne : d’un côté les croyants, de l’autre les insoumis. Tous les pays occidentaux sans distinction font partie de la seconde catégorie. S’il ne faut pas céder à la panique pour autant, la coopération judiciaire et policière s’avère plus primordiale que jamais tant au niveau européen que mondial. Or qu’est-il advenu des promesses lancées suite à la tragédie du 11 septembre 2001 ?

L’appel du président de la Commission européenne, Romano Prodi, après les attentats de Madrid, pour un plan d’action  » véritablement concret  » contre le terrorisme résonne comme un terrible aveu d’échec. En effet, le premier plan d’action, décidé avec forte détermination par les Quinze fin 2001, n’a qu’à peine dépassé le stade des bonnes intentions. La seule avancée importante est le mandat d’arrêt européen, destiné à remplacer les procédures d’extradition bilatérales classiques. Il est officiellement entré en vigueur le 1er janvier 2004. Un bien maigre bilan, d’autant qu’à l’heure actuelle, six Etats de l’Union européenne (Allemagne, Italie, Pays-Bas, Autriche, Grèce et Luxembourg) n’ont toujours pas modifié leur législation nationale pour appliquer cette nouvelle procédure judiciaire.

Particularismes

Par ailleurs, Europol, l’office de police européen basé à La Haye (Pays-Bas), en est toujours au même stade. Ses 350 agents fournissent de belles analyses criminelles, mais ils ne peuvent toujours pas effectuer des enquêtes û même en appui û dans les Etats membres. Seule évolution : une équipe de spécialistes antiterroristes chargés de collaborer avec les services américains a été créée au sein d’Europol, à l’automne 2003. Pour l’instant, cette escouade n’existe cependant que sur le papier. Quant à l’Europe judiciaire, qui avait suscité un regain d’intérêt après les attentats antiaméricains, elle est au point mort, par manque de volonté politique.  » On en revient toujours au même problème, déplore Bernard Adam, le directeur du Grip (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), à savoir la résistance des particularismes nationaux, mais aussi des appareils policiers eux-mêmes, qui craignent de perdre leurs prérogatives.  »

Dès lors, l’idée du Premier ministre Guy Verhofstadt de créer un centre de renseignement de l’UE, soit une sorte de CIA européenne, paraît chimérique. Déjà difficile entre services de police, la coopération s’avérerait encore plus délicate entre services de renseignement. Une structure internationale du renseignement risquerait, par la multiplication des intermédiaires (agents de liaison et autres), de susciter des interférences politiques dans l’échange d’informations. La communication du gouvernement Aznar juste après les attentats madrilènes illustre bien ce danger, déjà au niveau national : dans les vingt-quatre heures suivant l’explosion des trains, pression politique oblige, même les policiers et les agents de la sûreté espagnole prétendaient à leurs collègues européens, pourtant sans vraiment y croire, qu’il s’agissait bien d’un coup des Basques de l’ETA…

Au lieu d’envisager une nouvelle structure européenne coûteuse, sans doute faudrait-il renforcer ce qui existe déjà au niveau national. En Belgique, la lutte antiterroriste s’avère plutôt efficace, et encore plus depuis que les dossiers dits Terro (pour terrorisme) sont progressivement centralisés au parquet fédéral. Actuellement, cette jeune institution traite une cinquantaine d’affaires liées au terrorisme, en étroite collaboration avec la division antiterroriste de la police fédérale, la direction générale de la police judiciaire et la Sûreté de l’Etat. Les informations circulent bien. Et l’accent est mis sur la proactivité dans les enquêtes judiciaires. Et pourtant, les moyens humains et matériels sont loin d’être suffisants. Exemple : la division antiterroriste ne dispose que d’une voiture pour quatre hommes ! Il y a plusieurs semaines déjà, la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx (PS), a reçu des doléances pour renforcer ces services.  » Dans ce domaine criminel sans doute plus que dans d’autres, nous n’avons pas le droit à l’erreur, car cela coûterait cher en vies humaines « , confie un spécialiste belge de la lutte antiterroriste. C’était aussi ce que pensaient les limiers espagnols…

Th. D.

L’organisation Al-Qaida est devenue encore plus nébuleuse et plus dangereuse qu’auparavant

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