Descente aux enfers

Il y a 500 ans disparaissait Jérôme Bosch. Une exposition sans précédent et une série d’événements rendent hommage à ce visionnaire à l’imagination débridée. Regards sur un artiste unique – interprète des craintes humaines, des fantasmagories terrifiantes, des visions d’horreur -, à la descendance nombreuse.

Divines et diaboliques, anxieuses mais savoureuses. Les oeuvres de Jheronimus van Aken, de son vrai nom (ca 1450-1516) flirtent volontiers avec le paradoxe. Peuplées de créatures hybrides et infernales ou de monstres sanguinaires, elles impriment depuis des siècles sur notre imaginaire une esthétique cauchemardesque, faisant la part belle aux instincts pervers et aux pulsions sexuelles. Quelles singularités ? Pour quels héritages ? Visite guidée de l’univers boschien.

Le jugement dernier, Triptyque du chariot de foin, Le jardin des délices, La tentation de saint Antoine… : les tableaux de Jérôme Bosch figurent l’Enfer ou ses visions apparentes de manière glaçante. Dénonçant inlassablement l’emprise délirante du mal sur le monde et lançant des avertissements à tous ceux qui mèneraient une vie pervertie, il vient souligner les angoisses de ses contemporains, à savoir les peurs liées aux horreurs qu’ils risquaient de rencontrer dans l’au-delà.

En réalité, la production du peintre néerlandais s’inscrit dans le contexte particulier d’une crise sociale, identitaire et spirituelle. Sur fond de guerres et de grandes épidémies qui ravagent l’Europe et entraînent un renouveau de l’esprit eschatologique. Les individus interprètent ces malheurs comme les signaux avant-coureurs de l’apocalypse et de la fin du monde. Ces inquiétudes se reflètent dans l’art de l’époque. D’abord dans l’architecture religieuse gothique, où l’on voit apparaître des visages grimaçants de diables qui se disputent les âmes des défunts mais aussi des figurines de lépreux, de malades et d’estropiés. Bosch puisera dans ce vocabulaire imaginaire commun aux hommes de son temps. S’il exploite les thèmes médiévaux traditionnels (la tentation, le péché, la confession…), il se distinguera aussi par le traitement froidement cruel et saisissant des châtiments infligés aux hommes pour leurs péchés. Des visions de terreur auxquelles il réserve une incroyable précision. Voire pire : l’écorchement d’un homme y est par exemple peint avec une sadique complaisance. Un style qui ne ressemble en rien à ses prédécesseurs et contemporains qui peignent des tableaux austères mais sublimes. Tout le contraire de ses panoramas qui grouillent de figures insensées, librement composées au gré de sa fantaisie.

Au-delà de l’horreur, les tableaux de celui qui sera surnommé le  » den duvelmakere  » (faiseur de diables) frappent par leur complexité et leur richesse, compositions savamment parsemées de symboles faisant allusion à l’alchimie, à la sorcellerie, aux Saintes Ecritures, aux péchés des hommes, aux us et coutumes de ses contemporains, à l’astrologie.

Un héritage… infernal

Rien ne ressemble plus aux vices d’une époque que ceux de l’époque suivante. Il n’est donc pas difficile d’établir de nombreux parallèles entre la production de Jérôme Bosch et celle d’artistes du XVIe siècle, période qui donne à l’oeuvre de Bosch un retentissement assez impressionnant. Dans La tentation de saint Antoine de Pieter Huys, par exemple, les personnages ressemblent à s’y méprendre à ceux rencontrés chez Bosch. Même sujet, et même constat chez Jan Mandijn qui compte, avec le peintre Frans Verbeeck, parmi ses plus vifs admirateurs. Un seul artiste peut toutefois être pleinement considéré comme son héritier : Pieter Bruegel l’Ancien. Margot la folle, La tentation de saint Antoine ou La chute des anges rebelles : ses oeuvres font irrésistiblement écho aux êtres hybrides du Néerlandais. Bruegel l’Ancien peint la folie humaine en reprenant les mêmes éléments de langage (créatures monstrueuses et hybridations aberrantes) mais y ajoute une touche plus carnavalesque. Le jeune maître brabançon va rechercher le grotesque pour le grotesque, perdant de cette substance symbolique si caractéristique à l’oeuvre du  » duvelmakere « .

Les courants suivants oublieront les  » diableries  » extravagantes… Les XVIIe et XVIIIe siècles, influencés par l’esprit des Lumières, rejettent l' » obscurantisme médiéval  » et délaissent les visions infernales de Jérôme Bosch au profit de peintures plus rationnelles, plus humaines… et surtout sans toute cette ambiguïté autour de Satan, personnage fascinant dans la mythologie boschienne.

L’intérêt pour l’oeuvre de Bosch refera surface à la fin du XVIIIe siècle. Un retour timide : beaucoup d’artistes romantiques – qui manifestent un intérêt pour le Moyen Age – semblent plutôt hermétiques à ses peintures, souvent réduites à celles d’un dément. Tout simplement. Le critique néerlandais Rooses y voit par exemple  » les créations d’une imagination tellement débridée que leur auteur semble avoir été en proie aux cauchemars les plus affreux, même en plein jour « . Il y aura quelques exceptions, notamment Francisco de Goya (et son florilège de sorcières et de diables grimaçants), William Blake ou Gustave Doré : des artistes qui livrent des visions hallucinées et explorent, à l’aube du concept d’inconscient, les tréfonds de l’âme.

Notons que l’imagerie médiévale, peuplée de démons et de créatures bizarres, connaîtra un renouveau inattendu avec le roman noir et les débuts du cinéma : il suffit d’observer les Sélénites du Voyage dans la Lune de Méliès pour se convaincre qu’elles ressemblent furieusement aux démons grouillant dans les tableaux de Bosch.

Plus près de nous – en dehors de la présence de démons dans les oeuvres de Félicien Rops -, James Ensor s’inscrira dans la lignée de la peinture flamande, et dans celle de Bosch en particulier. Comme lui, Ensor s’empare de la mort et du diable ; comme lui, il cherche à peindre l’homme tel qu’il est à l’intérieur, jouant sur les déformations caricaturales, se moquant volontiers de ses contemporains et de leurs bas instincts, et profitant du carnaval pour dévoiler l’envers du décor.

Jérôme Bosch au Congo

Au XXe siècle, cet intérêt pour l’étrange sera repris par les surréalistes à des fins esthétiques. Rêves, fantasmes, inconscient… : la passion de Jérôme Bosch pour le côté obscur de la réalité humaine amène les surréalistes à le brandir comme un ancêtre de leur mouvement. Dans Le manifeste du surréalisme de 1924, André Breton lui décerne même le titre honorifique de  » visionnaire intégral « . Parmi les représentants du courant, certains témoignent directement de leur attachement au maître. On pense à Camille D’Havé, littéralement présenté comme le  » Jérôme Bosch du XXe siècle  » et qui livrera un monde étrange avec des références évidentes, souvent espiègles et amusantes. Mais aussi au sculpteur Reinhoud D’Haese et son bestiaire fantastique.

Bosch fera aussi des réapparitions plus contemporaines, comme très récemment chez la  » superst’art  » Jan Fabre. En 2010, à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance du Congo, le plasticien, qui connaît ses classiques (il a étudié Van Eyck, Van Dyck, Rubens…) réalise une série dans laquelle il s’attaque au passé colonial de notre pays. Fasciné par la créativité et la puissance des images de Bosch, Fabre s’approprie directement l’iconographie du peintre en la recomposant avec son matériau de prédilection : les élytres de scarabées.  » Ce projet porte sur la cruauté dans l’imagination et l’imagination dans la cruauté qui est presque une tradition belge. Je compare des éléments des peintures de Jérôme Bosch avec les actions réelles de la Belgique au Congo.  » Cet Hommage à Jérôme Bosch au Congo sera d’ailleurs présenté au Noordbrabants Museum durant tout l’été (lire l’encadré ci-dessous).

Même les photographes n’échappent pas à l’influence du peintre infernal. On en trouve des traces chez l’Américain Arno Rafael Minkkinen par exemple, qui présente de nombreuses créatures monstrueuses, des  » tête à jambes  » (ou corps sans buste) qui viennent d’une longue tradition de figures analogues à celles du répertoire boschien. Un travail qui tente de revenir au moment précis où l’informe… prend forme.

Jérôme Bosch. Visions d’un génie, au Noordbrabants Museum, à s’ Hertogenbosch (Bois-le-Duc, Pays-Bas). Jusqu’au 8 mai. www.hnbm.nl (réservations préalables en ligne obligatoires).

www.bosch500.nl www.jeroenboschhuis.nl www.sm-s.nl www.jheronimusbosch- artcenter.nl

Par Gwennaëlle Gribaumont

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