Des rimes et des cimes

Vigneron, alpiniste et grand voyageur, le Valaisan Maurice Chappaz a passé sa vie à concilier nature et littérature. Rencontre avec un poète de haut vol

Les Grandes Journées de printemps. Verdures de la nuit. Testament du Haut-Rhône. Vocation des fleuves, par Maurice Chappaz. Fata Morgana, environ 60 p.

A lire également : La Haute Route (Hoebeke, 195 p.), récit d’une traversée des glaciers du mont Blanc au mont Rose, et Evangile selon Judas (Gallimard, 170 p.), ambitieuse réflexion autobiographique.

Une rencontre avec Maurice Chappaz se mérite. Pour se rendre dans l’ancienne abbaye où se réfugie ce maître de la poésie suisse, il faut prendre un premier train jusqu’à Lausanne, puis un autre qui, entre vignobles et lac Léman, pousse jusqu’à Martigny, où vous attend un nouveau tortillard. Là, au creux de la vallée de la Dranse, on serpente, dominé par les sommets enneigés, pour déboucher enfin sur le village du Châble, niché en plein c£ur du Valais.

Oui, rencontrer Chappaz est un privilège, car, du haut de ses 88 printemps, cet ermite des alpages, qui a toujours préféré la compagnie des vaches à celle des journalistes, n’a pas de temps à perdre en futilités. Il y a deux ans, lorsque la Suisse fut l’hôte d’honneur de la Foire de Francfort, il avait décliné l’invitation pour  » ne pas abandonner quinze jours de nature et de travail « . Dix ans plus tôt, il n’avait accepté de se rendre en Amérique qu’à la condition d’y aller en cargo, pour  » prendre [son] temps et naviguer sur un vrai navire « .

Est-ce pour cela, parce qu’il ne se laisse pas facilement apprivoiser, que ce  » rossignol de passage « , ce poète de haut vol n’a toujours pas rencontré hors de Suisse la notoriété qu’il mérite ? Peu à peu, cette injustice û dénoncée par son ami et compatriote le poète Philippe Jaccottet û commence à être réparée. Alors que Fata Morgana republie quelques-unes de ses plus belles £uvres û dont le superbe Testament du Haut-Rhône, écrit en 1946 û Seghers s’apprête à sortir, cet automne, un Poètes d’aujourd’hui consacré à Chappaz. Et il est permis d’espérer qu’un jour Gallimard se décidera enfin à publier en poche Poésie une anthologie des £uvres de ce grand chantre de la montagne.

Dans l’abbaye où il a passé une partie de son enfance et de sa vie, Chappaz, assis dans un fauteuil Voltaire au milieu de vieux meubles, des photos de ses ancêtres, des tableaux de ses amis et de milliers de livres, ne cache pas qu’il aspire aujourd’hui à une certaine reconnaissance :  » La langue française est ma véritable patrie.  »

Son  » ici  » en Suisse romande

Fils d’une famille valaisanne appartenant à la terre autant qu’à la magistrature, Chappaz a toujours hésité sur sa vocation, oscillant entre l’appel de la nature et l’ascèse du recueillement. Après une formation classique au collège catholique Saint-Maurice, où il a découvert les grands auteurs, Chappaz envisage la prêtrise, mais ne se voit guère enfermé et sans femme. Il fait un peu de droit, pour satisfaire sa famille, tout en rêvant à une vie de paysan où il se sentirait en symbiose avec la nature. Il voudrait aussi devenir alpiniste. En fait, il sera poète-vigneron, quand son oncle lui confiera l’exploitation, durant trois ans, des terres familiales. Il lui faut un  » ici  » avec  » son ambiguïté qui nous pince « . Mais aussi un ailleurs. Son ciel et sa geôle sont la Suisse romande. Entre le physique et le métaphysique, cet homme de tous les contraires cherche la  » bonne distance  » pour restituer son pays, la beauté des fermes, la vie des champs au temps où le monde paysan était encore en harmonie avec le paysage.

Front dégarni et moustache blanche, Chappaz, avec ses faux airs d’Einstein (mais ennemi du progrès !), a connu un singulier destin û mi-sédentaire, mi-nomade û forgé à force de passion et d’entêtement. Dès 1939, il se fait remarquer à un concours de nouvelles présidé par Ramuz et Gustave Roud, deux écrivains solitaires eux aussi, épris de nature et de vérité, qu’il admire et avec lesquels il entretiendra plus tard une riche correspondance. Puis il publie ses plus beaux textes, dans une langue vivante, lyrique et jaillissante comme un torrent de montagne, où il chante  » le pays du pain de seigle, du vin franc et de la foi « ,  » les fins duvets de neige « ,  » l’odeur de prune de l’air « ,  » le ciel d’été plombé de bleu et les orages en forme d’iris  » , son  » Valais, ô pays de la Bible « .  » Les lacs de pins noirâtres de ma patrie furent pour mon âme une chair, un vin qu’elle espérait « , écrit Chappaz, pour qui  » les poètes se forment comme les pierres précieuses, au sein des roches « , et la vie est  » un fil d’or dans une trame qui se déchire « .

Observer les papillons et les ombres

L’autre temps fort de son existence, c’est la rencontre avec l’écrivain Corinna Bille, fille d’un peintre et d’une paysanne. Son grand amour,  » l’être humain qu'[il a] le plus admiré « . Il l’épouse en 1947 et elle lui donne trois enfants. Ensemble, ils mènent une vie de bohème faite de longues courses en montagne et d’écriture. Sans grands moyens, se sentant incapable, au contraire de Jaccottet, de vivre de sa plume, Chappaz voyage au Népal ( » un Valais plus authentique « ), en Laponie, au mont Athos, en Russie. Il consacre le reste de son temps à écrire sur ses randonnées, à sonder sans concession l’âme des Valaisans, à témoigner d’un monde enfui. Et à défendre ses chères montagnes menacées par les promoteurs. En 1976, un vigoureux réquisitoire û Les Maquereaux des cimes blanches û fait scandale.

Les écrits de ce visionnaire pessimiste, écolo avant l’heure et ennemi du politiquement correct, lui valent une campagne de presse haineuse compensée par l’admiration des étudiants de Saint-Maurice, qui inscrivent en énorme sur un rocher un  » Vive Chappaz !  » que les ans n’ont pas encore réussi à effacer.

Dans la cuisine, entre le fromage et la tarte à la rhubarbe préparée par Michèle, sa seconde femme, épousée quelques années après la mort de Corinna, Chappaz offre le vin de ses terres. Un flacon de fendant, un d’ermitage, puis, pour finir, une bouteille de marsanne liquoreux, couleur de paille… Il évoque ses souvenirs, ses engagements, ses inquiétudes, ses enchantements. Les patrouilles pendant la guerre, le long de la frontière suisse, avec les réfugiés qu’il fallait sauver ; ce chanoine qui succomba à la tentation de la chair et s’enfuit sur les routes sans un sou, pariant sur la bonté des hommes ; celui-là même qui proclamait que  » la poésie a l’importance du bois qui a servi à dresser le Christ sur le monde « , et peignait dans sa cellule des anges jouant au ballon. Il parle de Hölderlin, Shakespeare, Bernanos, Green, Garcia Lorca, Cingria, et du cher Giono. De la morale chez Jack London. Il raconte sa vieillesse, l’heure qu’il consacre chaque matin à la lecture des poètes, ses longues balades à observer les papillons, les feuilles d’arbres. A étudier les ombres.

En juillet, comme chaque été, Maurice et Michèle monteront vivre trois mois dans leur refuge, en pleine montagne. Sans téléphone, sans électricité, loin des hommes et du monde, ils liront, se baladeront et feront silence. Maurice écrira. Toujours à la recherche des  » îles mystérieuses du salut « .

Olivier Le Naire

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