Des planches au musée

La bande dessinée ne se contente plus de représenter l’art en cases : elle déborde désormais pour s’inviter directement dans les oeuvres et les musées, à l’instar du Chat de Geluck. L’occasion de retisser du lien entre arts majeurs et culture populaire.

L’exposition L’art et le Chat (1) vient à peine d’ouvrir ses portes dans l’épatant Musée en herbe de Paris, mais on est déjà curieux de ses conclusions : parmi les milliers de visiteurs attendus, qui sera venu pour la trentaine de purs chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art exceptionnellement réunis (des tableaux ou répliques de Vermeer, Arcimboldo, Millet, Van Gogh, Monet, Lichtenstein, Picasso, Pollock ou Mondrian, des sculptures de Myron, Rodin ou Giacometti, une installation de Christo, une compression de César, un… machin de Jeff Koons), et qui aura fait le déplacement pour le Chat de Philippe Geluck, la véritable star et porte d’entrée de cette expo foisonnante ?

Le principe de l’exposition, et de l’emballant catalogue paru chez Casterman qui l’accompagne, est en effet le suivant : faire dialoguer le fameux félin belge avec chacun des opus présentés. Le Chat fait ainsi face à ses modèles, s’invite dans les oeuvres (par exemple sur les genoux de La Joconde), les détourne, se les réapproprie et bien sûr en rigole, en dessin mais aussi en peinture, sculpture, résine, bronze ou collage, sans jamais rien perdre de son humour, de son inventivité et de sa dévotion pour ses  » victimes « .

Mais donc : Le Cri de Munch aurait-il désormais besoin du… Cri du Chat pour attirer les foules ? On constate en tout cas que l’art populaire qu’est la bande dessinée vient de plus en plus régulièrement à la rescousse des arts dits majeurs pour les reconnecter avec le grand public. Alors que les albums consacrés aux arts et aux artistes sont devenus innombrables mais aussi, souvent, très qualitatifs, les musées multiplient, de leur côté, les collaborations chaque jour plus étroites avec le neuvième art, dans et en dehors des cases, pour des opérations  » win-win  » dont les lecteurs/visiteurs sont, finalement, les grands gagnants.

Collaborations étroites

Le Chat n’est pas le premier héros de papier à entrer au Musée en herbe. Vu la fonction première affichée par les lieux ( » offrir un espace intergénérationnel de découvertes culturelles et de pratiques artistiques « , et rendre ainsi l’art accessible à tous), l’institution a, semble-t-il, bien compris tout le bénéfice qu’il y avait à utiliser la bande dessinée pour attirer un public jeune ou peu habitué à se rendre au musée. Rien que l’année dernière (et après Martine !), le Musée imaginaire de Tintin y avait fait un carton. Les oeuvres prêtées par le musée Hergé côtoyaient alors des pièces elles-mêmes prêtées par le Louvre, le Quai Branly ou des collectionneurs privés. Une collaboration poussée à son paroxysme pour L’art et le Chat : devenu lui-même une valeur sûre, chère et cotée du marché de l’art, Philippe Geluck s’y affirme autant  » dessinateur de petits mickeys  » que peintre ou sculpteur à part entière.

D’autres institutions et d’autres auteurs ont suivi ce mouvement qui voit la BD devenir la parfaite passerelle entre arts et grand public. Un mouvement qui s’est d’abord produit au sein des bandes dessinées. Loin des clichés réalistes et pédagogiques – pour ne pas dire ronflants ou maladroits – que la BD a pu longtemps charrier, on voit depuis plusieurs années fleurir des albums et même des collections entièrement vouées à l’art et à ses créateurs. Comme la collection des  » Grands peintres « , qui compte déjà plus d’une dizaine de titres chez l’éditeur français Glénat, où viennent de paraître des volumes consacrés à Gauguin, Monet et Egon Schiele. Des titres à chaque fois réalisés par des scénaristes et dessinateurs différents, mais toujours de talent, tous dans des formats on ne peut plus contemporains. Un principe de collection qui n’empêche évidemment pas les autres éditeurs de multiplier, eux aussi, les one shots consacrés à des peintres ou artistes, moyen pratique et pragmatique de faire sortir un album du lot – même plus besoin de lui trouver un titre, le nom de l’artiste suffit ! Certains auteurs  » pointus  » aiment aussi à visiter les musées pour y placer leur fiction, à l’instar du trio très branché Sébastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot qui, avec La grande odalisque, puis Olympia, tous les deux chez Aire Libre (Dupuis), ont donné à voir Le Louvre puis le musée d’Orsay comme jamais, dans des bandes dessinées on ne peut plus contemporaines et a priori très éloignées d’une ambition pédagogique.

A cet égard, l’éditeur Futuropolis fut l’un des premiers à pousser la réflexion un peu plus loin, en entamant, à la fin des années 2000, une collaboration cette fois étroite avec le Louvre, le musée des musées : ensemble, éditeur et institution décident d’offrir une carte blanche créative à un grand artiste de la bande dessinée. Le principe ? Lui donner un accès privilégié, voire exclusif aux bâtiments et collections du Louvre pendant plusieurs semaines afin qu’il en tire un album libre mais lié à l’institution, et coédité par Futuro et Louvre éditions. Bilal avait ouvert le bal avec Les fantômes du Louvre. Depuis, des pointures comme Taniguchi, Marc-Antoine Mathieu, Etienne Davodeau ou Florent Chavouet ont fourni leur vision du célèbre musée. Lequel y trouve une nouvelle visibilité et, peut-être, de nouveaux visiteurs. Une telle collaboration fut également mise sur pied il y a deux ans avec le musée d’Orsay, revisité et réinventé par Catherine Meurisse dans l’album Moderne Olympia, toujours chez Futuro.

Et que dire alors de Binet et de ses fameux Bidochon qui, depuis quelques albums, semblent s’être spécialisés dans le genre ? Dans Les Bidochon au musée, Binet visite les grands lieux d’exposition de France et d’Europe (le Louvre ou Orsay à Paris, mais aussi la Tate Gallery à Londres, ou le Prado à Madrid, dans le troisième tome fraîchement sorti), et confronte son célèbre couple de Français (très) moyens aux grandes oeuvres des musées visités. Des musées qui, tous, ont collaboré étroitement avec l’auteur : comme pour L’art et le Chat, chaque oeuvre fait l’objet de détournement et de rigolades, mais aussi d’une note explicative claire, plus poussée et plus pédagogique, rédigée cette fois par des spécialistes – Sylvie Girardet, la directrice du Musée en herbe, en ce qui concerne Geluck et son Chat.

L’art du Chat ou du Canard ?

La suite, et la confrontation entre arts et BD dans les musées, n’était donc que logique : voilà le Chat sur toile plutôt que sur planche, et au musée tout autant qu’en BD. Cette nouvelle manière, dessinée, de mettre en lumière des oeuvres et des collections fait d’ailleurs déjà des petits : au musée gallo-romain de Lyon se tient, depuis le 1er mars et jusqu’au 4 avril prochain, l’exposition Obion au musée (2), soit des planches, et bientôt un album, nés d’une résidence que le jeune auteur français a effectué sur place. Un événement qui donne à voir le musée et son contenu  » autrement « . Ce 20 mars, ce sont d’ailleurs tous les membres de L’atelier Mastodonte, création collective très présente dans le magazine Spirou, qui se rendront sur place, pour une journée événement.

Ce jeu de passerelles entre peinture et bande dessinée, art majeur et art populaire, ne s’arrêtera évidemment pas là, et promet encore de s’incarner dans des formes différentes : le 15 avril, à Grenoble, s’ouvrira une exposition (on ne peut plus justement) baptisée L’art du Canard (3), qui donnera à voir les travaux du groupement d’artistes allemands Interduck. Depuis trente ans, ceux-ci réinterprètent, façon canard, les plus grandes oeuvres d’art du monde : une  » donalduckisation  » de nos classiques, des tombeaux égyptiens à la Joconde, traitée avec un apparent total premier degré (ses membres usent avec une parfaite maîtrise autant des techniques traditionnelles de peinture figurative que de formes contemporaines) mais qui, en creux, propose un vrai regard et discours sur l’art et l’art populaire, confronte le public avec sa propre connaissance picturale de l’histoire de l’art et des cultures et, encore une fois, retisse du lien entre le public et les grandes oeuvres. Qui s’en plaindra ?

(1)L’art et le Chat, au Musée en Herbe, à Paris. Jusqu’au 31 août prochain. www.museeenherbe.com Le livre-catalogue de Philippe Geluck aux éditions Casterman, 64 p.

(2) Obion au musée, au musée gallo-romain de Lyon-Fourvière. Jusqu’au 4 avril prochain. http://www.musees-gallo-romains.com/lyon–fourviere/musee

(3)Interduck. L’art du canard, au couvent Sainte-Cécile, à Grenoble. Du 14 avril au 29 juillet prochains. www.couventsaintececile.com

Par Olivier Van Vaerenbergh

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