Des hommes et une femme

Pendant dix ans, la photographe Giorgia Fiorio a capté les rituels et le quotidien des  » communautés fermées d’hommes  » : celles des légionnaires, des boxeurs, des mineurs, des toreros ou des pompiers. Elle publie aujourd’hui Des hommes, relecture personnelle de son travail

Giorgia Fiorio, Des hommes, Marval, 188 p., 60 euro.

Giorgia Fiorio étonne d’abord par son physique : une très jolie femme de 35 ans, toute menue, chaleureuse, à la voix douce et profonde. Qui dirait que cette belle Italienne vient de passer dix ans de son existence à vivre dans des  » communautés fermées d’hommes  » – en fait, des archétypes de  » mâles  » ? Auteur de reportages maintes fois primés, elle a saisi dans son objectif le quotidien des boxeurs new-yorkais, des mineurs ukrainiens, des légionnaires, des toreros espagnols, des pompiers américains et des hommes de la mer, pêcheurs ou marins…

Chaque reportage a donné lieu à un ouvrage, à chaque fois très remarqué, sur ces professions masculines par excellence, faisant principalement appel au courage et à la force physique et à des traditions souvent séculaires. Certaines de ces images superbes, sensuelles et, pourtant, profondément humaines, à des années-lumière des clichés, sont aujourd’hui éditées sous forme d' » anthologie personnelle « , une  » relecture  » intitulée simplement Des hommes (éd. Marval).

 » Tous ces travaux sont liés par une démarche et un processus communs, explique la photographe. Il me semblait, lors de la dernière décennie du millénaire, que ces communautés devenaient anachroniques, des espèces menacées en quelque sorte. Ces hommes appartiennent à un imaginaire presque révolu. Ils sont enracinés dans des codes, des rituels, des gestuelles presque archaïques. Et c’est, justement, cette période qui a vu la femme affirmer vraiment sa position dans la société qui a fait que j’ai pu et osé faire ce travail.  »

Confiance et respect

Car il s’agissait bien d’oser, pour l’étudiante turinoise de 23 ans, suivant les cours de l’International Center of Photography de New York. Comme stage de fin d’étu- des, on l’envoie faire un reportage sur les boxeurs de Brooklyn.  » J’étais morte de trouille, se souvient-elle. En arrivant sur place, dans l’escalier, j’entendais le bruit des coups, je sentais l’odeur… J’ai failli m’enfuir !  » Prenant son appareil photo à deux mains, elle réalise que celui-ci à la fois  » la protège et lui ouvre des portes « . Et que les boxeurs, le premier instant de méfiance passé,  » voulaient être compris, suivis, écoutés, regardés « .  » J’ai saisi, ajoute- t-elle, qu’ils faisaient quelque chose de grand, de beau, et eux savaient que j’avais compris. Ils m’ont donné leur confiance. De toute façon, je ne peux travailler que sur des gens que je respecte, qui me touchent, que j’aime.  » Ce travail de dix semaines débouchera sur une £uvre de dix ans…

Rentrée en Italie, Giorgia effectue un reportage sur l’armée italienne puis, après avoir lu un article sur la grève des mineurs du Donbass, fait ses valises pour l’Ukraine. Après ce reportage – une nouvelle fois primé -, elle rencontre le célèbre photographe Jean-Loup Sieff, qui lui lance :  » Un jour, tu feras un seul livre ; et il s’appellera Des hommes !  » Suivront ensuite les pompiers américains, les marins et les pêcheurs et… la Légion étrangère ! Elle sourit lorsqu’on lui pose la sempiternelle question d’une présence féminine chez les légionnaires :  » Vous savez, c’est toujours la même chose : quand vous partagez les situations extrêmes qu’ils vivent, que vous faites, comme eux, une marche de neuf heures, etc., le respect mutuel est obligatoire. Et la caméra, c’est intimidant… Non, la communauté de loin la plus difficile à approcher, ce fut celle des toreros espagnols ! Une femme, là, c’est tabou !  » ( rires).

Rituel initiatique

Pour Giorgia Fiorio, son £uvre n’a rien à voir avec les reportages effectués, par exemple, dans les prisons ou les hôpitaux :  » ses  » hommes ont choisi librement cet  » enfermement « , qu’elle apparente à une véritable initiation.  » Le sentiment d’appartenance à sa communauté est très fort dans toutes ces confréries, détaille- t-elle. Et ce lien s’enracine dans l’expérience collective d’une formation physique et morale rigoureuse, qui tient du rituel initiatique.  » Si, pour l’artiste, chaque  » initié  » a bien sûr son identité propre par rapport à sa communauté, on en arrive inévitablement à un être humain, un individu :  » L’initiation physique et gestuelle débouche toujours sur un combat : les éléments, la terre, l’eau, le feu, un animal, l’ennemi. Et là, on passe forcément par un instant de dépouillement, qui culmine par un moment intense de la vie : affronter la mort. Vous savez, tous ces muscles, ce n’est rien ! Les êtres humains sont très fragiles, c’est ce qui atteste de leur humanité, de leur petitesse grandiose face à eux-mêmes…  »

Compassion, donc, mais aussi admiration pour ces  » êtres de l’extrême, qui veulent courageusement donner de la dignité à leur existence, échapper à la médiocrité au lieu d’allumer la télé. Ils sont des exceptions à un monde standardisé, politiquement correct « , déclarait récemment Giorgia Fiorio au magazine allemand Stern.

L’héroïsme n’est certes pas pour elle une notion obsolète :  » Les héros ont existé, de tout temps, écrit-elle dans Des hommes. Imaginez-les, ces hommes, voler d’un coup au tapis, la cervelle rebondissant à l’intérieur du crâne, le regard brouillé… Se traîner sur le ventre, les coudes, mille mètres sous terre… Tomber, en silence, éventrés par l’éclat d’un obus… Sous la charge d’un taureau, dessiner dans l’air une danse éperdue… Suffoquer, aveuglés par la fumée, près de s’enflammer comme une torche… Se noyer, avalés par les vagues d’une nuit de tempête, et pour tous, pour personne, n’être qu’un disparu ! Et tout cela, c’est ônormal ». Cela fait ôpartie du jeu ». Là, chacun se retrouve face à soi. Non plus boxeur, ni légionnaire, ni marin, ni mineur ou torero, mais tout simplement, tout tragiquement homme. Des hommes comme tous les autres, immenses dans leur précarité face à la vie comme tragédie.  »

Capturer des fragments de vie débouche donc sur la métaphysique… Sa décennie  » des hommes  » révolue, Giorgia Fiorio part désormais vers une autre quête – mais est-ce vraiment une autre ? -, elle aussi de dix ans : parcourir la planète pour y saisir – à nouveau à travers la gestuelle, la voix, le physique – les différentes formes humaines de spiritualité, de recherche de la grâce, de l’absolu.  » Ce projet s’appelle Le Don, lance Giorgia Fiorio. Cela tient de la religion, de la philosophie, du rite, de la perception du temps, de l’espace, de la nature, de la mort et de tout ce qui nous échappe. Comme il s’agit là de quelque chose de très mystérieux et de très grand, tout ce qu’on peut en dire est à la fois trop et trop peu…  »

Elisabeth Mertens

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