Des grandes familles aux self-made-men

Ancien bassin industriel, Liège a vu éclore bon nombre de grandes familles au XIXe et au début du XXe siècle. Des clans autrefois puissants, parfois toujours présents, mais qui n’injectent plus leur patrimoine dans l’économie locale. Au contraire d’hommes d’affaires qui ont fait fortune seuls et qui restent attachés à leurs terres.

Il s’appelait Paul-Joseph Carpay. Peintre-décorateur. Amateur de dorures, tapisseries, chérubins, figures mythologiques, scènes historiques ou d’inspiration religieuse. Une rue a beau porter son nom à Bressoux, cet artiste est tombé dans l’oubli. Pourtant, il symbolise à lui seul la prospérité industrielle liégeoise du XIXe siècle. On retrouve ses oeuvres dans de nombreuses églises, dans les salons de la Société littéraire, au Palais provincial, au casino et aux thermes de Spa…

Paul-Joseph Carpay est surtout le dénominateur commun des grandes familles de l’époque. Il était la vedette que les fortunés sollicitaient pour que les signes extérieurs de leur richesse se matérialisent aux murs et aux plafonds de leurs châteaux et hôtels de maître. Son carnet de commandes ressemble aujourd’hui à un bottin mondain. Le peintre-décorateur ne manquait pas de travail, tout comme la Cité ardente ne manquait pas de grands noms.

 » Dans l’ancienne principauté de Liège, le pouvoir sous l’Ancien Régime était essentiellement réparti entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Mais tous les noms importants d’alors se sont effacés en 1789 avec la révolution liégeoise « , observe Olivier Hamal, président de la Société littéraire, un cercle qui, depuis 1779, réunit le gratin liégeois et qui a récemment édité une monographie sur le peintre.  » Au XIXe siècle, des capitaines d’industrie et des représentants du monde financier vont débarquer à Liège et les familles vont s’y allier.  »

De la fortune à la politique

Carpay sera ainsi le décorateur des Nagelmackers. Une lignée de banquiers, génération après génération jusqu’au début des années 2000, mais dont le nom se cache également derrière la majorité des grands dossiers liégeois d’antan : sidérurgie, Passage Lemonnier, création du journal La Meuse, Compagnie internationale des wagons-lits… (lire aussi en page 85).

L’artiste est par ailleurs enterré au cimetière de Robermont à côté de Walthère Frère-Orban, l’un des cofondateurs du parti libéral et ancien Premier ministre, qui dut sa carrière politique à la fortune de sa femme, Claire-Hélène Orban. Une richesse qui trouva son origine dans un… magasin de perruques et de produits de beauté rue Pont d’Ile. Les affaires fonctionnant bien, le patriarche Michel-Joseph fit fructifier son capital grâce à la spéculation financière. De quoi lui permettre d’acheter de multiples terrains dans le centre-ville qui ressemblait alors à un ensemble d’îlots au milieu de la Meuse. Les Orban s’appliquèrent alors à combler ces bras du fleuve pour revendre ensuite leurs parcelles. Jackpot.

Carpay – encore lui – officiait aussi dans les intérieurs des de Selys Longchamps, autre famille d’influence, qui était originaire de Maastricht avant de venir s’installer en bord de Meuse. L’un de ses membres, Michel, fut bourgmestre de Liège. Son fils Edmond (qui deviendra baron) fut président du Sénat. Beaucoup de leurs nombreux fils, petits-fils, arrière- petits-fils occupèrent des mandats politiques. Ils furent les propriétaires d’un hôtel de maître sur le Mont Saint-Martin qui abrite aujourd’hui l’hôtel 5-étoiles Crowne Plaza. Difficile par ailleurs de ne pas mentionner la plus connue des descendants actuels, Sybille de Selys Longchamps, mère d’une certaine Delphine Boël.

On retrouve également des oeuvres de l’artiste oublié dans les demeures qui appartenaient jadis aux de Fresart. L’une des plus anciennes lignées de la Cité ardente dont la généalogie remonte au XVe siècle et qui s’est jadis distinguée dans le secteur bancaire comme en politique.

Les Verviétois plus riches

Parmi les puissants clans, on pourrait encore citer les de Laminne de Bex (noblesse), les Dallemagne (charbonnages), les Nagant (fabricants d’armes dont les bâtiments industriels furent rachetés par la FN Herstal), les Cerfontaine (banque), les Piedboeuf/Van Damme (Jupiler), les Delruelle (fondateurs de l’usine Prayon à Engis, dont le professeur de philosophie et ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances Edouard Delruelle est un descendant), les van Zuylen (Chat Noir), les Frankignoul (pieux Franki), les Collinet (Carmeuse)…

Sans oublier leurs  » voisins « , les grandes familles verviétoises qui gagnèrent leurs millions dans le textile et la laine et dont les fortunes étaient parfois bien supérieures à celles des Liégeois : de Biolley, Simonis, Zurstrassen (dont deux des représentants actuels ont fondé Skynet et Keytrade Bank), Peltzer…

La liste est loin d’être exhaustive. Mais toutes ces familles ont un point commun : celui de ne plus jouer un rôle de premier plan sur la scène économique et entrepreneuriale.  » Leur poids économique n’existe plus. Elles ont connu leur mondialisation, analyse Olivier Hamal. L’importance de Liège s’est dissoute dans la province, puis dans la Belgique… Le capital des entreprises s’est lui aussi ouvert.  »

Les richesses se sont éparpillées au fil des successions. D’autant que ces nobles et bourgeois enfantaient volontiers. L’un des Orban, Henri- Joseph, aura par exemple 20 enfants ! Les fonds familiaux se sont donc morcelés, comme leur influence. Et certains héritiers ont migré sous d’autres cieux, notamment à Bruxelles.

 » Liège n’est désormais plus une terre de grandes familles. Certaines sont toujours présentes (et je suis parfois étonnée lorsqu’on me dit l’état de leur fortune !) mais elles n’injectent plus leur patrimoine dans le circuit économique « , abonde Christine Defraigne, elle-même membre d’un  » clan  » politique comme l’ancienne principauté en compte quelques-uns (Daerden, Mathot, Dehousse, Onkelinx…)

Le pouvoir économique est désormais plutôt aux mains de self-made-men.  » Il y a une émergence de personnes qui ont fait fortune, parfois ailleurs, mais qui partagent la volonté d’investir ici. De rendre à Liège ce que Liège leur a donné, comme par patriotisme, observe le bourgmestre Willy Demeyer. Certains sont notamment issus de l’immigration italienne.  » Et de citer François Fornieri, patron de la firme pharmaceutique Mithra, ou encore Mario Franchi et son fils Gregory, à la tête de la société de transport Frisaye.

Mais la nouvelle scène liégeoise compte aussi avec Laurent Minguet (développement durable), Paul-François Vranken (des champagnes du même nom, qui avait caressé l’idée de produire du crémant sur les coteaux de la Citadelle), André Dupont (fils d’épiciers du quartier Saint-Léonard qui a bâti un empire du textile en Turquie, Market Fit Group, et qui garde un fort ancrage liégeois), etc.

Quant aux descendants de la noblesse d’antan, beaucoup sont devenus notaires, avocats, banquiers, académiques, ingénieurs, administrateurs de société… L’annuaire de la Société littéraire est toujours bien rempli, merci pour lui. Et si les mariages conclus entre les familles à grand coup de dots n’existent plus, divers rallyes et événements spécialement organisés pour la jeunesse dorée subsistent. Comme le dit le proverbe : marie-toi à ta porte avec gens de ta sorte.

Dossier coordonné par Philippe Berkenbaum, avec Mélanie Geelkens et Julie Luong

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire