Des extraits exclusifs

Post-scriptum Benjamin Castaldi, né le 28 mars 1970, est le fils de Catherine Allégret, fille de Simone Signoret et du metteur en scène Yves Allégret, et du comédien Jean-Pierre Castaldi. Animateur de télévision, il a lancé la téléréalité en France en présentant Le Loft, sur M 6.

Nous devions aller à l’Olympia écouter une chanteuse japonaise. Montand était venu me chercher en voiture place Dauphine. Pas une Porsche, peut-être une Ferrari. Une belle voiture, comme il les avait toujours aimées. Il portait des lunettes de soleil, bien qu’il ne fît pas très beau et presque déjà nuit. Il donnait de petits coups d’accélérateur, écoutant le moteur vrombir, ses mains étaient posées sur le volant, gantées moitié cuir fauve, moitié coton blanc à grosses mailles. Montand conduisait toujours avec des gants, ceux qu’on appelle des gants de conduite, protégeant ses grandes mains auxquelles il était très attentif. Je crois aussi qu’il trouvait ça chic.

û Dépêche-toi, je ne veux pas être en retard !

J’avais 18 ans, je m’affalai avec bonheur sur le siège en cuir, respirant l’odeur de neuf cossu et de confort luxueux que j’ai toujours associée à Montand. Il portait un pardessus pied-de-poule en poil de chameau, et une casquette façon tweed û ce devait être du cachemire û qu’il appelait son genre  » an-glish « . Je l’admirais, je l’enviais. Il conduisait avec assurance, sans brutalité, ménageant la carrosserie et le moteur de son bolide, indifférent aux regards curieux que les automobilistes portaient sur son équipage. Je buvais du petit-lait. Il avait mis la radio, en sourdine,  » pour qu’on puisse écouter le bruit du moteur « , disait-il, ce qui me ravissait.  » Happy birthday to youà Happy birthdayà to youà Happy birthday to youà Misterà President-eà  » Je ne disais pas un mot, laissant la voix rauque et chaude me hérisser délicieusement l’épiderme. Montand tourna vers moi son sourire de grand prédateur.

û Elle est toujours bandante, non ?

J’avais 18 ans et je ricanai. Depuis quelques mois, Montand affectait de me parler en homme, c’est-à-dire de sexe. [à]

û Tu es au courant que j’ai eu une petite aventure avec Marilyn ?

Comment ne pas l’être ? Le monde entier l’était !

û Oui, oui, je suis au courant.

Au fond de moi, j’étais soulagé, j’allais échapper à l’interrogatoire. Montand était dans sa veine nostalgique : l’évocation de ses vieux coups. Je m’installai plus confortablement.

û Je vais te raconter comment ça s’est réellement passé. On a dit tellement de conneriesà Tu vois, petit, au début, je ne voulais pas vraimentà j’étais pas intéresséà C’est elle qui venait me voir dans ma chambre.

Ce n’était jamais Montand qui draguait les femmes, il se présentait toujours comme un objet de convoitise. Je connaissais ce refrain, il me l’avait déjà sorti lors d’évocations précédentes. J’étais censé manifester un étonnement admiratif.

û C’est elle qui t’a dragué ? Marilyn ?

Il sourit alors. De ce sourire, faussement modeste, qui avait toutes les caractéristiques de la fatuité faite homme. Il pencha la tête de côté en faisant la moue pour exprimer son embarras devant ce don du ciel qu’il ne s’expliquait pas.

û C’est comme ça.

û Et alors ?

û Nous habitions dans deux petits bungalows à Hollywood. Un soir, en rentrant de tournage, c’était Le Milliardaire, on m’a dit qu’elle était malade. J’ai décidé de lui rendre une visiteà mais sans intentionà juste parce que c’était ma partenaire et une bonne copine.

û Vraiment ?

û Je t’assure ! Bon, elle habitait un bungalow prêté par les studios, tout décoré en blanc. Tu vois, la moquette, les murs, le canapé, le lità Et elle, toute blonde dedans.

û Habillée de Chanel n° 5 ?

Montant n’aimait pas qu’on l’interrompe, il me jeta un regard agacé.

û Tu veux savoir la suite, ou tu préfères faire le cacou ?

û Continue, s’il te plaît.

û Elle était allongée sur le lit, dans une sorte de déshabillé blanc. Hé ! Je m’approche d’elle et je lui dis :  » You are sick, baby !  »

Je me retiens de pouffer comme chaque fois que Montant parle  » an-glish « .

û Elle me dit qu’elle a de la fièvre, qu’elle n’est pas bien. Alors moi, machinalement, je m’assois sur le lit et je lui prends la main. Je lui demande si elle a besoin de quelque chose. Elle me répond qu’elle voudrait bien un verre d’eau. Je m’exécute et je vais le lui chercher à la cuisine. Elle avait l’air mourante. Enfin, presqueà On a parlé un peu et puis, au moment de lui dire au revoir, je me suis penché vers elle pour lui faire une bise. Je voulais juste l’embrasser pour lui dire au revoirà comme on dit au revoir. Et là, ça a ripéà On s’est embrassés, mais pas pour se dire au revoir. Après, on a fait l’amour.

Montand se tait. Je romps le silence après un laps de temps décent avant de l’arracher à ses souvenirs.

û Et c’était comment ?

û Elle n’était pas bien foutue. Elle avait de beaux seins, mais le reste n’était pas terrible.

û Tu étais amoureux ?

û Non, je n’étais pas amoureux d’elle, en même temps cette histoire m’avait tourné la tête.

Je n’ose pousser plus loin. Ni surtout évoquer le nom qui nous hante tous les deux :  » Et Mamie ?  » Je préfère me taire et le laisser continuerà s’il le veut.

û Ta grand-mère, à l’époque, elle a fait de belles phrases, du genre :  » Vous connaissez beaucoup d’hommes qui auraient résisté à Marilyn !  » mais cela s’est passé beaucoup plus difficilement avec elleà Tu sais, petit, c’était facile d’être l’amant de Casque d’or, mais il a fallu beaucoup d’amour pour rester avec Madame Rosaà

Montand se tait une nouvelle fois et se concentre sur la conduite. Nous pensons tous les deux à elle. Je laisse mes pensées vagabonder.

Mamieà

J’essaie de revoir son visage de l’époque. J’avais 15 ans lorsqu’elle est morte. Je n’arrive même pas à me souvenir de la dernière fois où je l’ai vue debout. Mes dernières vacances à Autheuil, sans aucun doute. Une fin de journée d’un mois d’août s’achevant. Le bruit des graviers dans la cour, certainement un baiser sur la bouche, une caresse sur mes cheveux et moi qui ne pense déjà qu’à retrouver Paris, les copains, l’école Saint-Michelà Que m’a-t-elle dit ce jour-là ?  » A bientôt ! « à  » Travaille bien ! « à  » Termine le livreà  » Elle a dû me parler du livre. Elle venait de publier Adieu Volodia, son premier roman. Tous les après-midi, après le déjeuner, elle m’en faisait lire plusieurs pages à haute voix. Pourquoi voulait-elle que je lise ce livre ? Elle y tenait absolument, m’interrogeait pour savoir si j’avais compris, si j’aimais, si je percevais telle nuance, le sens caché d’une phrase, d’une descriptionà Ça m’emmerdait ! Je traînais les pieds, je faisais semblant de buter sur les mots. Et, fin du fin, alors qu’elle me posait une question simple, je la regardais, muet, en prenant l’air le plus ahuri possible. Elle levait les yeux au ciel mais ne se lassait jamais, questionnait, m’expliquaità sans trêve. Elle trouvait que je ne lisais pas assez ! C’était son drame.

û Benji, au moins tu auras lu un livre dans ta vie !

û Oui, Mamie.

On ne l’a pas fini ensemble, ce livre. Il s’en fallait encore d’une bonne cinquantaine de pages lorsque la fin des vacances sonna ma délivrance. Mais je l’ai quand même terminé. Plus tard, debout devant sa tombe, je lui ai lu les dernières pages, à haute voix, en sanglotant. Un peu inquiet tout de même que l’on m’aperçoive ainsi, un livre à la main, déclamant, le visage baigné de larmes. Les promeneurs passaient, pensifs, impassibles. On voit tant de choses étranges au Père-Lachaise. Ce fut notre dernier été. L’été 1985, cette année de mes 15 ans, je suis resté à Autheuil les deux mois de vacances. Je m’en souviens parfaitement, un été différent. Mamie était malade, très malade. Elle était condamnée, mais on me l’avait caché. Elle était arrivée en ambulance mi-août, juste après son opération. Je me souviens surtout des photographes qui cernaient la propriété. Ma mère menaçait de leur  » casser la tête « . Donc rien n’avait vraiment changé et je m’accommodais de son retour, comme si tout était rentré dans l’ordre.

Les familiers de la maison lui rendaient visite. Marina Vlady était là en permanence et le Pr Léon Schwartzenberg venait régulièrement, puis il s’installa définitivement. Cela aurait dû m’intriguer, mais je les voyais si souvent à Autheuil qu’ils faisaient partie de mon paysage. Pourtant je comprenais bien que, de temps à autre, Mamie souffrait. Elle se tenait le ventre qu’elle protégeait avec un coussin serré contre elle. Je revois très nettement cette image, sa silhouette déformée par ce coussin plaqué sur elle comme une dérisoire armure, ses épaules et sa tête penchées en avant, elle s’enroulait autour de ce gros ventre douloureux, comme un f£tus. Lorsque la douleur lui laissait un peu de répit, elle retrouvait toute son autorité pour me faire venir auprès d’elle. Elle était presque aveugle et continuait à fumer clope sur clope. Lorsqu’elle voulait en allumer une, elle devait toucher la flamme avec le doigt pour pouvoir l’approcher de l’extrémité de sa cigarette. J’étais horrifié par ce geste parce que je discernais dans son regard qu’elle ne voyait plus rien. Elle me demandait alors de lui lire son courrier. Ce fut un drôle d’été. Les gens lui parlaient d’un ton faussement enjoué et faisaient des messes basses dans son dos. Tout le monde savait, sauf Montand et moi. On a fini par le dire à Montand pour éviter qu’il ne se montre trop dur envers elle. Enfin,  » dur  » : il était comme il était ! Je crois qu’il avait peur, surtout.

Mamie s’efforçait d’assister aux repas lorsqu’il était là. Elle se maquillait, soignait sa tenue, souriait. Lui arrivait de quelque part en parlant fort et en agitant les bras. Les débats avaient toujours lieu pendant les repas. A table, il y avait Patrice Chéreau ou Jean-Claude Dauphin ou Jorge Semprun et ça discutait ferme. Dans la salle à manger, on avait épinglé au mur une grande carte, un planisphère, et lors des controverses, surtout à propos de l’URSS, Montand se levait et argumentait en gesticulant : Cuba, l’Afghanistan, l’Ukraine, le Salvador, le Vietnamà J’ai appris ma géographie sur cette carte : j’étais devenu incollable en histoire-géo.

Montand jouait le maître d’école et montait en régime, ce n’était pas un calme. Puis, quand il avait terminé, il croisait ses grandes mains poilues, constellées de taches brunes û  » comme les mains de mon père « , disait-il û et il faisait claquer ses doigts sur ses phalanges l’une après l’autre. Cela faisait comme une musique, et tout le monde se taisait pendant ce concert. C’était son argument final. Après, il partait. [à]

Mamie, dans son genre, n’était pas mal non plus. J’avais invité ma cousine û la fille de la s£ur de mon père û à passer le week-end à Autheuil. Elle devait avoir à l’époque 8 ou 9 ans et était élevée dans une ambiance très  » catho  » par sa mère : école privée de filles rue de Lübeck, messe tous les dimanches, jupe plissée bleu marine et col Claudine. Les yeux baissés modestement, c’est tout juste si elle n’avait pas fait la révérence en arrivant : Mamie s’en léchait les babines, c’est tout ce qu’elle détestait. Comme à l’ordinaire, lorsque j’amenais quelqu’un de nouveau à Autheuil û camarade de classe ou copain de vacances û elle se mit à l’interroger. Ma cousine répondait pieusement à ses questions de plus en plus insistantes sur la religion. Soudain, Mamie, qui adorait  » bouffer du curé  » et qui connaissait les tendances légèrement antisémites de Mamie Oiseau [NDLR : la grand-mère paternelle de B. Castaldi], lance, l’£il pétillant, à la pauvre gamine :

û Est-ce qu’on t’a appris au catéchisme que Jésus était juif ?

Ma cousine devient rouge et se trouble :

û Mais non, Jésus ne peut pas être juif, ce n’est pas possible !

û Mais si, ma chérie, Jésus était juif, voyons, on t’apprend quoi, rue de Lübeck ?

û Non, non, Jésus ne peut pas être juif, il est catholique !

û Ridicule : Jésus était juif, absolument juif !

Plus la petite s’énervait et plus Mamie buvait du petit-lait.

û Tu vois qu’être juif n’est pas une injure ni une tare puisque même Jésus était juif ! En rentrant tu demanderas à ta grand-mère. [à]

Avec Montand, nos conversations tournaient surtout autour du sexe. C’est à cette époque que je compris que sa relation avec Carole était antérieure à la mort de Mamie. Autant il était pudique sur ses sentiments, autant il pouvait être cru et cruel dans ses propos sur les femmes. Je ne l’ai jamais entendu dire d’une femme, à l’exception de Mamie, qu’il l’avait aimée. En revanche, il me racontait en détail ses exploits sexuels et les difficultés qu’il rencontrait aujourd’hui dans sa vie amoureuse. Paradoxalement, lorsqu’il se changeait devant moi, il se détournait pour se déshabiller. J’ai toujours été étonné de cette pudeur qui cadrait mal avec la liberté de ses propos.

L’éternel sujet de nos discussions était Mamie. Il continuait à l’engueuler comme il l’avait fait tout au long de sa vie. Dans la Roulotte [ndlr : l’appartement de Montand et Signoret, place Dauphine, à Paris], où elle était omniprésente, il revivait les discussions qu’ils avaient eues ensemble et qui n’avaient jamais cessé. Je l’ai plusieurs fois entendu l’interpeller à haute voix :  » Mais tu m’entends, Simone ! Tu m’emmerdes ! Tu m’as toujours emmerdé ! Même maintenant tu continues à m’emmerder ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse, hein ? Que je me tire une balle dans la tête ? Et qu’est-ce que je fais, moi ? J’arrête de vivre ?  » La violence avec laquelle il s’exprimait me renvoyait à une scène à laquelle j’avais assisté à Autheuil et qui m’avait alors beaucoup marqué.

J’étais tout jeune. Une discussion orageuse entre Mamie et lui venait d’éclater. La raison en était certainement futile, mais le ton monta. Mamie lui tenait tête avec autant de gueule. [à] J’étais pétrifié, à entendre les hurlements de Mamie. Leurs engueulades étaient célèbres et redoutées dans le petit cercle qui fréquentait Autheuil. Cela ne cadre pas vraiment avec l’image idyllique que l’on avait d’eux, mais la réalité était complexe. Certes, ils étaient un vrai couple, mais un vieux couple.

Montand en voulait maintenant à Mamie d’être morte et de l’avoir laissé seul. En vieil enfant gâté et capricieux, il me donnait le spectacle de son désespoir. [à]

Un jour, je fus convoqué à la Roulotte par un Montand extrêmement nerveux. Dès mon arrivée, il m’attaqua de front :

û Dis donc, Benjamin, tu parles de moi en m’appelant ton grand-père ! C’est exact ?

Je bredouillais que oui, je l’avais toujours considéré comme mon grand-pèreà

û Eh bien, cela doit cesser. Je ne suis pas ton grand-père ! Tu le sais parfaitement. Je suis ton copain, mais je ne suis pas ton grand-père ! Je t’interdis dorénavant de m’appeler grand-père !

û Maisà

û Tu n’es pas mon petit-fils ! Tu le sais, réponds !

û Oui, je le sais.

û Bon ! Moi, j’ai rencontré ta Mamie, et toi, tu es arrivé ensuite. Je n’ai jamais été ton grand-père, c’est comme ça, et je ne veux plus que tu dises cela ! Que ce soit bien compris !

Comment exprimer la peine qu’il me fit ce jour-là ! J’étais anéanti. Mes émotions se bousculaient. Tour à tour le chagrin, la colère et la honte me submergèrent. Je sentis des sanglots monter dans ma poitrine. Tous ces souvenirs de bonheur ensemble s’évanouissaient. Montand me reniait, et rayait, à cette minute, les plus belles images de mon enfance. [à]

û Je ne suis pas ton grand-père !

Par ces mots cruels, Montand venait de fracasser mes plus précieux souvenirs, et je restai, les bras ballants, incapable de formuler un mot, déglutissant nos moments de bonheur pour ne pas m’effondrer. Il se détourna un instant, puis mit la main à la poche et sortit son rouleau de billets, dont il détacha une grosse liasse.

û Tiens, prends ça. Cet argent, je te le donne parce que j’ai envie de te le donner. Pas parce que tu es mon petit-fils, mais parce que tu es mon copain et que je t’aime bien !

J’aurais dû avoir le courage de lui répondre :  » Je n’en veux pas, de ton pognon ! Si je ne suis plus ton petit-fils, je ne suis plus ton copain !  » Mais je ne l’ai pas fait. J’ai pris l’argent et je suis parti en disant :  » Merci !  »

Une seule explication : Carole avait dû motiver ce cruel reniement. Quelque temps auparavant, elle avait paru contrariée de m’entendre prononcer le mot  » grand-père  » à propos de Montand. La façon dont je me conduisais jusqu’ici m’était maintenant reprochée. J’avais pu vérifier la justesse de mon intuition en insistant volontairement sur le mot  » grand-père  » à plusieurs reprises dans les conversations. Carole m’avait semblé agacée, mais s’était gardée de toute réflexion. J’en avais conclu qu’elle avait dû incidemment en faire la remarque à celui qui demeurait mon grand-père.

Carole prenait de plus en plus d’importance dans la vie de Montand et apparaissait ouvertement à ses côtés. Elle avait joué assez longtemps backstage pour revendiquer maintenant un statut de compagne officielle et l’accompagnait dorénavant dans ses voyages et ses sorties mondaines. Plusieurs magazines avaient entériné publiquement cette liaison par des photos et des gros titres. Il est vraisemblable qu’elle souhaitait détacher Montand d’une tribu dont elle avait été écartée jusqu’à la mort de Mamie. Elle voulait le garder pour elle seule. Un à un, tous les liens qui reliaient Montand à son passé se coupaient. C’est ainsi qu’il m’apprit qu’il allait quitter la place Dauphine pour s’installer avec elle dans un appartement qu’il avait acheté boulevard Saint-Germain.

Dès ma première visite, il m’apparut clairement que cet appartement allait à Montand comme un tablier à une vache. Lui qui adorait le foutoir chic, détestait les décorateurs et les effets du luxe petit-bourgeois, qui se piquait de déco moderne intello friquée, se retrouvait plongé dans un intérieur conventionnel inspiré du Figaro Magazine. Peut-être avait-il changé. Avait-il été réellement heureux dans cette famille, imposée par Mamie, et dont notre pérennité lui rappelait forcément sa disparition ? Famille qu’il aimait, certes, mais qui n’était pas la sienne. Ses origines italiennes ne le poussaient-elles pas, en vieillissant, à créer les liens de sang que Mamie ne lui avait pas donnés ? Notre famille n’était pas dupe des volontés de Carole. Cette attitude n’avait rien d’exceptionnel et traduisait un instinct féminin assez commun. Il faut le reconnaître, les hommes s’y plient souvent sans grande résistanceà

La naissance du petit Valentin en constitua la parfaite démonstration. J’appris par ma mère que Carole était enceinte. Elle me fit d’ailleurs remarquer qu' » un bonheur n’arrive jamais seul ! Regarde, Carole est enceinte et je viens juste d’être adoptée par Montand ! « . [à] A son tour Carole fut victime de la méchanceté de Montand et dut supporter la brutalité de son égoïsme et l’intransigeance de sa réaction. [à]

Il fit la paix avec Carole, par un de ces revirements soudains dont il était coutumier. Il se mit à évoquer la naissance prochaine de son enfant avec un sincère bonheur. Il me disait en me regardant attentivement :  » Tu sais, je suis content d’avoir un fils. Ce qui me chagrine, c’est que je ne le verrai pas lorsqu’il aura ton âge.  » Je sentais qu’à travers moi il tentait de s’imaginer Valentin et, pour cette raison, continuait à maintenir une relation privilégiée entre nous. Je le voyais très régulièrement. Il s’était apaisé, bien qu’il continuât d’entretenir virtuellement ses éternelles scènes de ménage avec Mamie. Il ponctuait régulièrement nos rencontres d’un  » Ta grand-mère, qu’est-ce qu’elle m’a fait chier !  » ou encore d’un  » Ta grand-mère, elle n’était pas facile « .

En revanche, avec le reste de la famille, la fracture était consommée. Les choses ne furent jamais plus comme avant. Je pense qu’il n’était pas fier du rôle qu’il avait fait jouer à ma mère. Carole, quant à elle, ne pouvait pardonner à  » Cathou  » de s’être ainsi immiscée dans leur vie. Il se réinstalla avec Carole, et je sais que la naissance de Valentin fut l’un des plus tendres événements de sa vie. Elle ne devait plus être très longue. Comme s’il avait décidé de solder ses comptes, quelque temps plus tard, il me fit un cadeau. Hervé Hamon et Patrick Rotman venaient de publier un livre d’entretiens avec lui, Tu vois, je n’ai pas oublié. Il m’en offrit un exemplaire, qu’il me tendit avec les yeux rieurs et un large sourire.

û C’est pour toi. Regarde, il y a une dédicace à l’intérieur.

J’ouvris le livre, un peu surpris, et je lus :  » A mon petit-fils chéri, à mon petit-fils adoré. Ton Papet qui t’aime, ton Papet à toi. Mais chut, ne le dis à personne.  » [à]

Un soir, il me fit appeler. On me dit qu’il avait eu un malaise et je me précipitai à la Roulotte. Il était allongé dans un fauteuil, enveloppé dans un plaid, les pied surélevés. Lorsque je pénétrai dans la pièce, il ouvrit les yeux et me sourit misérablement.

û Ne t’inquiète pas, ce n’est rien. Juste un peu de goutte, mais je suis bien fatigué !

û Tu as vu le médecin ?

û Non. J’ai eu un coup de pompe. Je me suis allongé, mais cela va mieux maintenant !

Il avait l’air défait et je pris une chaise pour m’asseoir à ses côtés. Il me regarda longuement.

û Ce qui est con, lorsqu’on a des enfants vieux, c’est qu’on sait qu’on ne les verra pas grandir.

Je gardai le silence.

û Quand je te regarde, je me demande comment sera Valentin à ton âge. J’aurais aimé voir mon fils à 20 ans.

Il se tut, soupira puis continua :

û Je ne me plains pas. J’ai eu une belle vieà Et puis, je t’ai vu grandir, je peux m’imaginer que Valentin grandira comme toià Maintenant, j’en ai marre. Je suis fatiguéà

Ses paroles, le ton qu’il avait employé, cette impudeur dans les sentiments û attitude qui lui était totalement étrangère û cette lassitude qu’il refusait de dissimuler, tout cela me déprima fortement. En l’évoquant, j’éprouve encore cette sensation d’avoir été touché par ce que le langage populaire appelle le spectre de la mort. Expression grandiloquente et un peu ridicule, mais je ne parviens pas à en trouver de meilleure pour qualifier ce qui rôdait, ce soir-là, à la Roulotte. [à]

Une histoire le tourmentait, et le poursuivra ignoblement bien après sa mort : la  » mythomanie des femmes Drossard « , comme il disait. L’affaire avait commencé juste après la mort de Mamie. Des journalistes avaient fait état d’une jeune femme qui prétendait être sa fille naturelle. Des articles avaient été publiés dans des journaux à scandale, posant hypocritement la question, tout en ajoutant précipitamment :  » Montand dément !  » Mais allez savoirà [à]

Ses avocats, la famille, son entourage lui avaient conseillé de ne pas bouger. Enfin, le moins possible. Les accusations de la mère Drossard étaient particulièrement insidieuses, puisqu’elle se gardait bien d’attaquer Montand devant les tribunaux, se contentant d’insinuations par médias interposés. Quant à sa fille, élevée dans la certitude que Montand était son père, elle était l’autre victime de ces affabulations.

û Tu es vraiment sûr que ce n’est pas ta fille ?

û Toi aussi tu doutes ?à

û Non, maisà

û Je suis sûr que ce n’est pas ma fille, parce que je n’ai pas couché avec sa mère !

û Tu ne l’as jamais rencontrée ?

û Je l’ai peut-être croisée sur un tournage, comme elle le prétend. Je croise des centaines de femmes qui me reconnaissent, mais que je ne connais pas ! Elles me sourient, je leur souris, je peux même leur dire quelques mots. Elles s’en souviendront toute leur vie, mais moi je les ai oubliées à la seconde même ! Cette femme, je n’en ai aucun souvenir ! Tu comprendras un jourà

û Je ne voulais pasà

û Je n’ai jamais couché avec elle. Je me souviens de toutes les femmes avec qui j’ai fait l’amour. C’est le côté pervers de ce genre d’accusations. Il est pratiquement impossible de prouver le contraire !

û Et les tests sanguins ?

Montand entra dans une colère noire.

û Ecoute-moi bien, Benji. Je ne suis pas le père de cette enfant. J’en ai rien à foutre des tests et du reste. Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi. Laissons faire la justiceà Quoi que je fasse, il y aura toujours des bonnes âmes pour mettre en cause mon honnêteté.

û C’est quand même dégueulasse !

û Tu vois, petit, cette femme est en train de détruire l’avenir de sa fille par pur égoïsme, par vanité et par obstination. Qu’elle ait rêvé que je sois le père de sa fille, ce pouvait être un fantasme sans conséquence si elle l’avait gardé pour elle. C’est criminel d’avoir élevé un enfant dans ce mensonge, et de l’entretenir pour ne pas perdre la face. Tout ce que je peux dire, elle l’interprète comme un refus d’endosser mes responsabilités. Le problème c’est que, pour la petite, ce n’est pas un fantasme, c’est la réalité !

L’affaire occupait spasmodiquement l’actualité des journaux de caniveau. [à] Je ne pouvais me douter, à l’époque, que les progrès de la science dans le décryptage de l’ADN et l’obstination implacable des  » femmes Drossard  » allaient poursuivre Montand jusque dans sa tombe.

Le samedi 9 novembre 1991, je déjeunais avec ma mère dans un restaurant lorsqu’elle reçut un appel de Carole lui annonçant la mort de Montand. Il avait eu un malaise, avait été transporté d’urgence à l’hôpital de Senlis, où quelques heures plus tard il mourut dans le service de réanimation. Je ne m’y attendais pas. Le choc fut violent. Je pensais, au fond, que Montand ne pouvait pas mourir, pas lui, et j’évitais de relever ses propos lorsqu’il évoquait plus ou moins clairement cette perspective. [à]

Me reste-t-il de lui de mauvais souvenirs ? Son rapport avec les femmes, cette attitude odieuse qu’il me décrivait complaisamment, ce besoin qu’il avait de justifier sa relation avec Carole. Je crois qu’il était profondément malheureux de cette situation. Il semblait gêné vis-à-vis de moi, mais surtout vis-à-vis de ma mère. Comme à son habitude, il parlait en termes crus. Très dur en évoquant Carole, il ressentait comme un besoin de tout renier en permanence. Il passait son temps à la dévaluer : elle était comme ci, elle était comme ça. Quoi qu’il en soit, tous deux y trouvaient leur compte. Il poursuivait son monologue toujours de la même manière :  » Bien sûr que j’étais contre ce petit, mais maintenant qu’il est là, on peut comprendre que je m’en occupe ! Ce ôpitchoune » n’est pas responsable ! C’est normal que son père l’aime !  » Jamais il n’a eu un mot contre Valentin, au contraire, il était fier de lui. Il réservait à Carole ses propos les plus terribles, il pouvait être avec elle d’une méchanceté et d’une cruauté épouvantables. Il ne se contentait pas de la débiner dans son dos, j’ai assisté à des scènes où il lui parlait mal, comme disent les voyous. Mais tout cela n’était qu’un rôle. Ce n’étaient pas les véritables sentiments qu’il ressentait pour Carole.

Dans ces moments-là, il n’était pas tout à fait lui-même. Il endossait un personnage, histoire de se rassurer. J’imagine que c’était une façon de se donner de l’importance devant moi, de jouer les vieux coqs montrant au  » p’tit  » comment on dirige la basse-cour ! A l’époque, je ne connaissais pas certains secrets de famille qui m’auraient permis de mieux décrypter cette atmosphère pesante et de non-dits qui empoisonnait ses rapports avec les femmes, et avec ma mère en particulier. D’ordinaire simple témoin de son attitude et de ses discours, je pouvais aussi à l’occasion devenir la cible de ses accusations. Il me convoqua un jour à la Roulotte. Il était d’une humeur de chien et m’attaqua aussitôt :

û Tu crois que je ne me suis pas aperçu de ton petit jeu ?

J’étais le seul de la famille encore invité à Autheuil depuis que Carole s’y était installée.

û Qu’est-ce que j’ai fait ?

û Ne fais pas l’innocent ! Je sais très bien que tu profites de tes séjours à Autheuil pour draguer Carole !

Je ne m’attendais certainement pas à cette accusation. J’en bégayai d’indignation.

û Mais enfin, qu’est-ceà qu’est-ce que tu racontes ? Moi, draguer Carole ?

û Parfaitement, et je veux que cela cesse !

û C’est elle qui t’a dit ça ?

û Tu ne t’imagines quand même pas que je ne m’en serais pas aperçu, non ? Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces !

J’avais compris. Rien qu’à regarder son sourire de faux jeton, et son regard en dessous, il lançait une énorme accusation pour tester ma réaction.

Je savais que, de ce côté-là, j’étais irréprochable. Il ne me serait même pas venu à l’esprit de draguer la concubine de mon grand-père. Je le lui dis nettement et il eut cette réponse stupéfiante :

û Remarque, je ne t’en aurais pas vraiment voulu, moi à ta place je l’aurais fait !

Et je suis sûr que c’est vrai. Ce type était complètement obsédé et je suis persuadé qu’il aurait tenté de draguer ma petite amie. Même à son âge. C’est pour cette raison que je me gardais bien d’en amener à Autheuil ! [à]

û Il faudra tout se direà

Cette phrase a hanté ma vie. Prononcée par ma mère le jour de la mort de la sienne, elle resta pendant de nombreuses années comme une énigme suspendue au-dessus de mon existence. Je me creusais la tête pour tenter de comprendre ce qu’elle voulait me faire avouer. Lui dire quoi ? Il ne me vint jamais à l’esprit que c’était ma mère qui voulait me dire quelque chose ! Il nous fallut plusieurs années de malentendus, de déchirements, d’affrontements, de réconciliations pour qu’enfin elle puisse expulser la souffrance de son corps avec autant de violence qu’elle en avait mis à me donner la vie.

Mes rapports de jeune adulte avec ma mère furent marqués d’une incompréhension quasi permanente. Ce n’est pourtant pas faute de tentatives d’explications ni de dialogues. Bien au contraire, j’entretins û et j’entretiens toujours û avec ma mère une conversation quotidienne, excepté les temps de grandes brouilles où nous communiquons en silence.

Déjà enfant, ma mère me faisait remarquer nos différences d’éducation. J’étais perçu et traité par sa propre mère comme elle ne l’avait jamais été. Mamie avait élevé sa fille  » à la dure  » avec, me semble-t-il, une petite touche de sadisme. Elle s’est longtemps plainte de l’éducation spartiate que Simone avait instaurée à Autheuil : elle faisait son lit puis celui de la bonne, mangeait à la cuisine avec les domestiques, passait son temps dans les champs comme une petite campagnarde, voyait rarement sa mère, qui tournait et voyageait beaucoup. Je caricature à peine. Ce numéro de pauvre petite fille riche, élevée dans un château de 1 500 mètres carrés, vivant entre New York et Saint-Paul-de-Vence, m’agaçait profondément. Effectivement, la vie que je menais à Autheuil aux côtés de Mamie contrastait avec celle de ma mère. Je l’ai longtemps soupçonnée de jalouser ces faveurs dont elle avait été frustrée dans son enfance. Aujourd’hui, je crois comprendre les maux qui se cachaient derrière tout ça et qui sont finalement bien plus graves.

Et si maman n’avait cessé d’appeler au secoursà

Elle n’a jamais caché qu’elle avait été sevrée d’amour maternel, trouvant auprès de la belle-s£ur de Montand une affection dont elle était privée. Quant à moi, je n’ai jamais senti le moindre manque d’amour. Ma mère m’aimait et je n’eus jamais, depuis ma plus tendre enfance, aucun doute à ce sujet. C’est aussi avec ma mère que j’appris que les mesquineries ne sont pas absentes des passions les plus exclusives. Après sa séparation d’avec mon père, elle l’accusa de négligence envers moi, épisode douloureux comme il en existe dans toutes les familles séparées. Dans un costume de cow-boy, debout sur une chaise, collé à l’£illeton derrière la porte, j’attendais vainement sa visite. Il m’assura plus tard que ce n’était qu’invention de ma mère pour le culpabiliser et que la visite était prévue un autre jourà Qu’importe, je n’oublierai jamais les sorties au Jardin d’acclimatation avec lui qui, à l’époque, complètement fauché, ne comptait pourtant pas pour faire plaisir à son petit garçon. Je subissais le chaud et froid ambigu des passions que soufflait sur moi une mère exclusive et malheureuse. [à]

Montand connaissait les tensions qui existaient entre ma mère et moi, et, s’il n’essaya jamais de les envenimer, il ne fit rien non plus pour nous rapprocher. Ce n’est qu’a posteriori que je me suis interrogé sur cette rupture entre lui et ma mère après la mort de Mamie. Jusqu’alors leur complicité était telle que ma mère acceptait de  » couvrir  » ses infidélités. Elle poussa l’abnégation jusqu’à accepter Carole. Etait-ce une vengeance vis-à-vis de Simone Signoret ou une étonnante subordination à son père adoptif ?

Les rapports entre Mamie et ma mère n’avaient pas été très harmonieux. Ma mère était malheureusement une héritière dans tous les sens du terme. Elle avait tout hérité : la beauté et une étourdissante ressemblance, qui la desservirent plus qu’elles ne l’aidèrent dans sa carrière. Lorsque la  » fille de Simone Signoret  » voulut se lancer dans le cinéma, elle ne reçut pas de ses parents l’aide qu’elle pouvait en attendre. Ma mère ne manqua pas de me rappeler cet épisode du tournage de L’Etoile du Nord. Elle espérait un rôle mais ce fut Fanny Cottençon qui l’obtint. Maman s’en étonna auprès de Simone, qui lui répondit avec une parfaite mauvaise foi :  » Ce n’est pas moi qui décide !  » Lorsque Montand ou Signoret jouaient dans un film, ils avaient plus que leur mot à dire sur le choix de leurs partenaires ! D’autant qu’ils ne cessaient de prodiguer leur soutien à leur entourage. Ma mère ne fut pas dupe et en voulut à Simone de ne pas lui avoir vraiment donné sa chance. Elle décida de se débrouiller seule, écrivit des pièces, fit du café-théâtre, devint même un auteur à succèsà mais resta toute sa vie la  » fille de Signoret « . [à]

Pendant dix ans, nous avions eu la même interminable engueulade :  » Tu ne sais pas ce que j’ai souffert, tu ne le comprendras jamaisà !  » Cette souffrance supposée, brandie à chacune de nos altercations, me mettait dans une colère froide, que je traduisais par des mots qui dépassaient souvent ma pensée ! Après ces crises violentes, je tentais d’en comprendre les raisons. J’en étais arrivé à la conclusion que ma mère n’était pas douée pour le bonheur. En revanche, elle savait se montrer d’une dévotion absolue pour les autres, une sorte de sainte Blandine croisée avec un saint-bernard.

[à] Il y eut son absence à mon mariage avec Flavie [NDLR : Flament], conséquence d’un triste malentendu qui tourna au drame passionnel. Ma mère et moi avions eu un sérieux clash quelques semaines auparavant et elle me déclara au téléphone :

û Je viendrai à condition que l’on règle nos comptes une bonne fois pour toutes !

La notoriété que nous conférait notre métier rendait plus qu’illusoire l’hypothèse d’un mariage intime. Nous décidâmes donc d’en faire une fête avec énormément d’invités. Jean-Louis Remilleux avait mis gentiment son magnifique château à notre disposition. Pour éviter le harcèlement des paparazzis, nous avions convié des photographes à la cérémonie.

En attendant, j’avais emmené Flavie à la Colombe d’or sur les traces de mes grands-parents. Les Roux nous avaient installés dans la chambre de Simone, celle qui donne sur la piscine. Une intense émotion et un grand bonheur m’avaient étreint ce jour-là. Nous partagions, Flavie et moi, un moment privilégié. Elle me demanda d’appeler ma mère.  » Tu ne peux pas rester fâché avec elle alors que nous sommes si heureux ! Téléphone-lui.  » Et, au nom de l’amour qui avait uni mes grands-parents, dont je voyais une résurgence dans celui que je portais à Flavie, je me résolus à appeler ma mère.

Je souhaitais sincèrement me réconcilier avec elle et j’étais prêt à tout faire pour qu’elle assiste à notre mariage.  » Allô, maman. C’est moi. Je sais, il y a plein de problèmes entre nous, mais je veux te dire un truc spontané, direct : maman, je t’en prie, viens à mon mariage ! J’ai besoin que tu sois là. C’est le mariage de ma vie, je suis amoureux, je suis heureux : viens, s’il te plaît !  » Ce jour-là, je n’ai pas su trouver les mots qui auraient pu la décider. Je savais pourtant qu’elle s’était préparée à la fête et que, pour l’occasion, elle avait déjà choisi sa tenue. Le tailleur resta chez Sonia Rykiel et maman resta sur son canapé, à pleurer. Je l’ai attendue toute cette journée, sa place était réservée partout : elle est restée vide.

Je m’interrogeai sur cette absence. Je ne pensais pas qu’elle voulait fuir les photographes, ni qu’elle jalousait une pseudo-notoriété. Cette version me paraissait simpliste et, connaissant l’intelligence et la sagacité de ma mère, je ne pouvais y souscrire.

Je décidai d’en avoir le c£ur net et décrochai mon téléphone pour avoir cette explication qu’elle semblait appeler de ses v£ux. Je ne m’attendais pas à ce qui allait suivre et je me demande toujours si j’ai bien fait de provoquer cette confession ! La conversation démarra selon les conventions habituelles entre nous. Je lui reprochai de m’avoir fait sciemment de la peine en refusant de participer à un événement qui engageait ma vie et qu’elle ne se conduisait pas comme une mère. Elle enchaîna aussitôt sur les souffrances qu’elle avait endurées et qui ne s’arrêteraient jamais. Je commençai à m’échauffer, j’en avais par-dessus la tête de ses jérémiades perpétuelles sur sa prétendue souffrance, alors qu’elle était plutôt moins à plaindre que certaines ! Ce que je lui dis sans mâcher mes mots ! Et c’est alors que ce qu’elle me révéla me fit l’effet d’une bombe, me laissant les oreilles bourdonnantes et sans voix :  » Tu ne pourras jamais comprendre, mon petit Benjamin : sache que j’ai prié, quand je t’attendais, pour que tu sois un garçon et surtout pas une fille !  » [à]

Je restai interloqué.

Certes, Montand n’avait jamais été un mari, un père, un beau-père et un grand-père exemplaire. Il était Yves le Magnifique. Il était Yves Montand. Mais je comprenais enfin les conséquences qu’avait eues cette histoire pour ma mère. Le poids d’une culpabilité massive avait déformé la qualité de ses rapports avec les autres. Le poids du secret qui avait entouré ces relations n’avait fait qu’amplifier son sentiment d’isolement. Cela faisait des années que ma mère hurlait et je l’entendais pour la première fois. [à]

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Depuis quelques mois, Montand affectait de me parler en homme, c’est-à-dire de sexe

Je ne l’ai jamais entendu dire d’une femme, à l’exception de Mamie, qu’il l’avait aimée

Je ne suis pas ton grand-père ! Par ces mots cruels, il venait de fracasser mes plus précieux souvenirs

Ses paroles, le ton employé, cette impudeur dans les sentiments… tout cela me déprima fortement

C’était une façon de jouer les vieux coqs montrant au  » p’tit  » comment on dirige la basse-cour !

Lorsque la  » fille de Signoret  » s’est lancée dans le cinéma, elle ne reçut pas l’aide de ses parents

Nous partagions, Flavie et moi, un moment privilégié. Elle me demanda d’appeler ma mère

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