© PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

Des cookies et des hommes

David Abiker

A 13 ans, j’étais sûr que ma vie serait exceptionnelle. Mais Mats Wilander a gagné Roland-Garros à 17 ans. Je me suis dit que j’allais avoir du mal à devenir champion de tennis car le temps passait et j’étais à la peine, question revers. Le jour de mes 20 ans, j’ai su que je ne serais pas chanteur de rock. Quand j’ai eu 25 ans, on m’a dit que Stéphanie P., dont j’étais amoureux en rhéto, venait d’épouser un expert-comptable. A 30 ans, je n’avais pas de Porsche et, à 35 ans, pas davantage inventé l’iPhone… ni la poudre. A 45 ans, j’ai compris que j’avais atteint la moitié de mon existence et que cette existence serait normale, dans la moyenne. Une bonne moyenne, mais normale.

C’est grillé ! La semaine dernière, vers 48 ans, je cherchais sur Internet un four à micro-ondes max 38WSiL Whirlpool de format cubique à caser dans l’angle nord-est de ma cuisine. Quand, à l’aube de la cinquantaine, vous consacrez votre semaine à trouver un micro-ondes, la vie vous paraît soudain éloignée de vos rêves d’adolescent. Et vous vous comparez à Bono ou à Sting, qui n’ont jamais acheté un micro-ondes car ils avaient des Forest National à remplir. C’est ainsi. J’appartiens désormais à une espèce commune, celle des hommes en quête d’électroménager.

J’ai fini par dénicher mon four sur Amazon, tel un héros de Michel Houellebecq qui se paie une tranche de jambon pour la manger seul en regardant Les Z’amours à la télé. A vrai dire, cette image de moi à la chasse au micro-ondes ne m’enchantait guère. D’ailleurs, je n’ai rien dit de cette emplette sur Facebook. Et encore moins posté une photo du four sur Instagram, où je préfère publier des images plus valorisantes de ma vie.

La situation aurait pu en rester là. Mais le lendemain, je suis retourné sur la Toile et mon passé de la veille m’a rattrapé. A peine avais-je commencé mes navigations, qu’un four à micro-ondes apparaissait à côté d’une édition rare des Mémoires de Chateaubriand dont je projette l’acquisition – oui, je suis un homme qui a aussi de nobles aspirations et pas seulement deux aspirateurs. En voyant l’appareil, j’ai aussitôt pris la fuite sur Twitter où, à nouveau, des fours ont surgi sur mon écran. J’ai donc quitté Twitter pour aller lire l’actu. Mais à côté de l’attentat de Stockholm, un micro-ondes me rappelait que je demeurais le très ordinaire consommateur d’il y a vingt-quatre heures.

Cuisante fatalité. Comme un représentant de commerce qui rentre par la fenêtre lorsque vous venez de lui fermer la porte au nez, des légions de micro-ondes m’ont poursuivi toute la semaine, me rappelant que j’avais des passions à peine moins tristes que des lasagnes de cheval décongelées dans leur barquette. J’ai songé que si j’avais commandé la veille une poire à lavement, un pénis-développeur, un coupe-ongles, un bain de pieds massant, que sais-je encore, mon ordinateur m’aurait rappelé que je n’avais plus rien du garçon ambitieux que j’étais à 17 ans.

J’en étais là de ces considérations sur ce que l’on espère être dans la vie et ce que l’on devient dans les faits – un acheteur de micro-ondes traqué par les logiciels espions du Web – quand ma fille est entrée dans mon bureau, précédée d’une délicieuse odeur de chocolat fondu.

Ma fille aime la musique, l’art et les voyages. Pas une seconde, elle n’imagine qu’un jour elle aura besoin d’une sorbetière ou d’un presse-purée, elle qui cuisine si bien, mais ne range rien une fois qu’elle a fini ses pâtisseries.

– Tu as besoin d’argent ? lui ai-je demandé, un peu cafardeux.

– Non, je t’ai fait des cookies. Goûte.

Aujourd’hui, ma fille a l’âge de Mats Wilander quand il a remporté Roland-Garros. Elle a des rêves plein la tête et fait très bien les cookies.

David Abiker

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