Des bébés venus du froid

Une révolution ! En faisant congeler leurs ovules, les femmes peuvent reculer les limites de la fécondité et avoir des enfants bien plus tard que leurs aînées. Rencontre, au Canada, avec des pionnières d’une technique qui n’est autorisé jusqu’à présent en Belgique qu’à des fins médicales.

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE ESTELLE SAGET

D’aussi loin qu’elle se souvienne, Mamta Shah a toujours voulu avoir des enfants. Seulement, les années passent à toute vitesse dans la Silicon Valley, où de jeunes prodiges comme elle réinventent chaque jour Internet. Née aux Etats-Unis de parents immigrés indiens, Mamta ne compte pas ses heures. Le nez dans les études marketing, elle peaufine la stratégie destinée à convertir la planète aux logiciels Acrobat (le fameux format PDF) ou Flash, gagnant bien plus d’argent qu’elle ne peut en dépenser. A 36 ans, au lendemain d’une rupture sentimentale, Mamta s’affole. Et si elle échouait à trouver l’homme de sa vie dans les temps ? Encore quelques années et elle finira vieille fille, c’est tout vu. Aucun type bien, se dit-elle, ne voudra d’une femme ayant dépassé la date limite de fécondité.

Son salut, elle va le trouver en feuilletant distraitement un journal dans la salle d’embarquement, en partance pour une croisière de luxe vers les glaciers de l’Alaska. Un article relate les exploits d’une équipe médicale canadienne, capable de concevoir des bébés à partir d’ovules congelés. A l’origine, la technique a été développée pour que des malades du cancer puissent mettre des ovules à l’abri avant de subir un traitement stérilisant.

Une providentielle  » assurance maternité « 

Mais le procédé permet aussi aux femmes bien portantes de repousser le moment de concevoir leurs enfants, quasiment jusqu’à leurs 50 ans. Mamta prend sa décision sur-le-champ. Quels que soient les risques, la distance, le coût, elle va souscrire cette  » assurance maternité  » providentielle.

Et c’est ainsi que 43 de ses précieux ovules se retrouvent stockés à Montréal, en lieu sûr, à – 196 °C. Rassérénée, Mamta repart en quête du conjoint idéal, pose ses conditions sur les sites de rencontres, de sorte que le  » type bien  » finit par se présenter : financier de haut vol, désireux d’avoir une progéniture, d’accord pour l’épouser. Aujourd’hui, Mamta est âgée de 41 ans. Elle s’apprête à faire décongeler, d’ici à l’été, une partie de ses gamètes. Jointe à New York, où elle vit désormais, la jeune mariée s’en remet à son destin.  » Mon mari et moi espérons un bébé, bien sûr, confie-t-elle, d’une voix émue. Mais, dans le cas où nos tentatives n’aboutiraient pas, j’aurais de toute façon la consolation d’avoir saisi toutes les chances qui m’étaient offertes. « 

C’est une révolution silencieuse, qui marquera un tournant dans l’émancipation des femmes : la génération de Mamta a stoppé net le tic-tac de l’horloge biologique et rien, désormais, ne sera plus comme avant. Jusqu’ici, le sexe dit faible restait soumis à la loi de la nature, qui sonne le glas de la maternité peu après 40 ans. Bien sûr, certaines parviennent déjà à tricher avec le temps : Carla Bruni, première dame de France, enceinte à 43 ans, l’ex-ministre française Rachida Dati, mère à 43, ou la chanteuse Céline Dion donnant naissance, à 42, à des jumeaux. Mais elles constituent des exceptions. Quant à cette Italienne ménopausée qui avait défrayé la chronique en devenant mère àà 63 ans, son cas est différent. Elle avait bénéficié de l’ovocyte d’une donneuse, accouchant d’un garçon qui n’était pas son fils biologique. Aujourd’hui, le procédé de congélation ultrarapide (ou vitrification) permet aux femmes de mettre de côté leurs propres ovules tant qu’elles sont encore fertiles. Et de les décongeler, des années plus tard, pour réaliser une fécondation in vitro. De nombreuses cliniques proposent déjà cette option au Canada, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Espagne. En Belgique, la technique de la congélation des ovules ou des tissus ovariens (contenant les ovules) n’est utilisée qu’en cas de raisons médicales impérieuses (des femmes atteintes de cancer, par exemple). Les praticiens belges sont d’ailleurs en pointe dans ce domaine. Mais notre pays n’a pas encore franchi le pas du recours à ce procédé pour des raisons  » sociales « . Même si, comme le reconnaît le Pr Jacques Donnez de l’UCL, expert de la question,  » on en discute. Car les mentalités changent et l’éthique change « . S’agira-t-il au bout du compte d’un progrès pour les femmes, comme le fut la pilule il y a un demi-siècle ? Ou découvrira-t-on un jour que cette technique n’était qu’un miroir aux alouettes, les exposant un peu plus aux risques avérés des grossesses tardives (voir les encadrés) ?

L’austère hôpital Royal Victoria, à Montréal, détient une partie de la réponse. C’est là que Mamta s’est rendue, sur la foi de premiers résultats prometteurs. Depuis, son centre de reproduction, temple de l’infertilité rattaché à la faculté de médecine McGill, ne désemplit pas. La sévère façade de pierres grises flanquée de ses tourelles typiquement britanniques masque une véritable fourmilière, où des employés jonglent avec les téléphones pour répondre aux demandes provenant de New York ou deà Hongkong. En salle d’opération, le silence contraste avec l’agitation régnant dans les couloirs. L’équipe se prépare pour une ponction des ovaires, vingt minutes d’intense concentration. Allongée, les jambes calées dans les étriers, la patiente fixe le plafond en attendant que le produit anesthésiant lui engourdisse les reins. Elle n’en mène pas large quand le médecin, le Dr Michael Dahan, lui lance avec un large sourire :  » Vous ne sentez rien quand je pique ? Alors on y va !  » L’infirmière coupe le faisceau aveuglant de la lampe scialytique.  » Les ovules n’aiment pas la lumière vive « , chuchote-t-elle, un peu mystérieuse. Dans la pénombre, le médecin déplace lentement la sonde d’échographie placée dans le vagin jusqu’à voir apparaître, sur l’écran, une forme arrondie sur laquelle se détachent des grains sombres.

 » Douze ! Nous avons douze beaux ovules ! « 

On pense à un cookie aux pépites de chocolat. Le Dr Dahan, lui, a repéré l’ovaire gauche, rempli de follicules. Il les pique un par un avec sa longue aiguille creuse, à travers la paroi vaginale, et aspire leur contenu. Un ovule, si la chance lui sourit. Parfois, rien.

Le médecin répète ensuite l’opération avec l’ovaire droit. La radio, en fond sonore, passe une chanson des Rolling Stones. L’infirmière porte au fur et à mesure les éprouvettes remplies dans la pièce attenante, où le biologiste, l’£il rivé au microscope, traque les ovules, reconnaissables à leur cercle parfait. Un dernier voyage, puis elle revient annoncer le chiffre qui couronne – ou sanctionne, c’est selon – la performance du jour, telle la note claironnée à l’issue d’un duo de patinage artistique :  » Douze ! Nous avons douze beaux ovules !  » Le médecin félicite la patiente, qui félicite le médecin. Douze ovules, c’est dans la moyenne haute, en procréation assistée. Bien mieux que Mère Nature, qui se contente d’en produire un à la fois.

Fin de l’épreuve ? Pas encore. L’hôpital recommande à ses patientes de revenir les mois suivants, par précaution, pour une deuxième et une troisième collectes. Entre 15 et 20 % des gamètes, en effet, ne survivent pas à la décongélation. Sans compter le risque de fausse couche, qui augmente avec l’âge. La patiente, encore étourdie, quitte la salle à petits pas prudents.  » Les trois ponctions n’ont rien d’insurmontable, se souvient Mamta, au téléphone. Mais il faut quand même être sérieusement motivée pour les endurer, en plus des piqûres d’hormones quotidiennes. « 

La volonté, chevillée au corps. C’est ce qui caractérise les pionnières de la congélation, d’après la psychologue du service. De son minuscule bureau vitré perché sur le flanc du mont Royal, Janet Takefman jouit d’une vue plongeante sur les gratte-ciel du centre-ville. Elle y recueille les confidences de ces femmes, 42 précisément depuis que l’hôpital a commencé à offrir ce traitement, en 2004.  » Le profil de nos patientes ne varie pas, 38 ans en moyenne, célibataires, issues d’un milieu aisé, investies dans leur carrière, explique la chercheuse, tandis que le fichier défile sur son ordinateur. Quand elles réalisent que leurs chances de tomber enceintes vont bientôt se réduire brutalement, elles paniquent et appellent en réclamant un rendez-vous le plus tôt possible.  » Des femmes discrètes, presque honteuses d’en arriver là et réticentes à témoigner de leur odyssée dans les médias. Keyra*, par exemple. D’origine irlandaise, elle fut longtemps employée par le Conseil de l’Europe, à Strasbourg, avant d’être embauchée par les Nations unies et de poser ses valises à Montréal. Elle venait de fêter ses 36 ans lorsque la relation qu’elle entretenait avec le même homme depuis cinq ans a pris fin. Dévorée par l’angoisse, elle a composé le numéro de l’hôpital Royal Victoria comme on jette une bouteille à la mer. Signé sans sourciller un chèque de 8 500 dollars canadiens (6 300 euros). Et congelé, en deux fois, 35 ovules, l’année de ses 37 ans.

Aucune patiente n’a décongelé ses ovules

Que croyez-vous qu’il arriva ? Trois mois seulement après son ultime visite dans le service, Keyra a rencontréà son futur mari. L’année suivante, elle est tombée enceinte, sans le moindre coup de pouce médical, et a donné naissance à une petite fille.  » Il n’est pas rare que nos patientes trouvent l’homme de leur vie juste après leur passage ici « , s’amuse la psychologue. Un effet secondaire – des plus inattendus – du traitement, mais qui peut s’expliquer facilement. Rassurées sur leurs chances de devenir mères un jour, ces femmes retrouvent la disponibilité pour s’engager dans une relation. Elles se montrent plus curieuses de l’individu en face d’elles, moins obnubilées par ses capacités de géniteur. Et les hommes, semble-t-il, cessent de s’enfuir à toutes jambes.

Reste à trouver le moment opportun pour annoncer au nouvel élu :  » Chéri, tu sais quoi ? J’ai stocké mes ovules au freezer.  » Quand on lui demande, par téléphone, comment son mari a réagi, Keyra part dans un grand éclat de rire.  » J’ai attendu quelques mois avant de lui en parler, mais il a été sérieusement secoué, reconnaît-elle. Il trouvait ma démarche étrange et me regardait d’un air soupçonneux, comme s’il pensait s’être totalement trompé sur mon compte.  » Aujourd’hui, le couple espère un deuxième enfant qui tarde à venir.  » Je ne suis pas très optimiste car j’ai vécu deux fausses couches, confie la Montréalaise. Je me donne jusqu’à mes 42 ans, en juillet, et, si rien ne se passe, j’utiliserai mes ovules congelés.  » Ni Keyra, ni Mamta, ni aucune des 40 autres patientes passées par l’hôpital Royal Victoria n’ont, pour l’instant, décongelé les leurs. Elles s’aventurent, pour une grande part, en terre inconnue. Les premières études internationales se montrent néanmoins rassurantes. En 2009, des scientifiques ont recensé près d’un millier de bébés conçus à partir d’ovules vitrifiés parce que leur mère avait subi un traitement contre le cancer. Ces enfants ne présentaient pas plus de malformations congénitales que les autres. Alors faut-il pousser dans cette voie davantage de femmes en âge de procréer ?

 » De quel droit refuser un don à soi-même ? « 

Certains établissements ne s’en privent pas, comme cette clinique américaine jouant l’empathie sur son site Internet :  » Nous sommes impatients de collaborer avec vous dans votre quête pour préserver le bien-être de vos ovules et le futur de votre potentiel reproductif.  » A Montréal, le Centre de reproduction se refuse à promouvoir une technique encore expérimentale. Il se contente de répondre à la demande.  » Nous l’estimons légitime, explique son directeur, le Dr Hananel Holzer. Après tout, notre centre accepte depuis longtemps les femmes qui veulent réaliser une fécondation in vitro avec l’ovocyte d’une donneuse, jusqu’à leurs 50 ans. De quel droit refuserait-on à d’autres, du même âge, un don à elles-mêmes ?  » Le débat ne devrait pas tarder à être soulevé en France, où le texte de loi ne précise pas qui pourra bénéficier de la congélation, ni si l’intervention sera remboursée, ni jusqu’à quel âge ces femmes pourront devenir mères.

* Le prénom a été changé.

E. S.

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