Des avocats trop médiatisés

L’image des avocats a souffert d’excès de parole sur les plateaux de télévision. Leurs bâtonniers ont lancé un discret rappel à l’ordre, menace de sanctions disciplinaires à l’appui

Personne n’est plus jaloux de son indépendance qu’un avocat : totale liberté de parole à l’audience (l’immunité de plaidoirie), entière liberté d’adopter tel système de défense plutôt qu’un autre, contrôle corporatif souvent tardif et secret, répugnance à s’exprimer au nom de la profession en vertu d’une révérence profonde envers la liberté d’autrui û ce qui, chez pareils individualistes, peut se muer en une forme de démission. Ajoutez à cela un passé glorieux qui, au xixe siècle, faisait de l’avocat l’opposant presque professionnel au sein des jeunes démocraties libérales, et on comprendra la timidité avec laquelle, néanmoins, cinq bâtonniers et un ex-bâtonnier (celui de Liège, Me André Delvaux, à l’origine de la réaction) se sont exprimés pour rappeler à l’ordre les avocats intervenant dans l’affaire Dutroux.

Jusqu’à présent, on avait beaucoup glosé sur les rapports entre la justice et les médias, les seconds étant souvent accusés de fouler aux pieds la présomption d’innocence et le secret de l’instruction. Après l’arrêt rendu, le 17 janvier dernier, par la chambre du conseil de Neufchâteau, envoyant les seuls Marc Dutroux, Michèle Martin et Michel Lelièvre aux assises (sous réserve de la décision de la chambre des mises en accusation de Liège en degré d’appel, attendue pour le 30 avril prochain d’avril), les écrans de télévision ont été envahis par les réactions, parfois véhémentes, d’avocats des parties civiles. Habituée aux joutes rarement sereines que suscite l’affaire Dutroux depuis 1995, cette fois-là, une partie de la société civile a calé : qu’est-ce qui se passait, du côté de cette profession libérale, pour que de tels déballages, parfois complètement à côté de la plaque, puissent se produire ?

La réaction s’est fait attendre. Elle a pris la forme, le 27 février dernier, d’un communiqué des bâtonniers d’Anvers, Arlon, Bruxelles, Hasselt, Liège et Tournai, dont relèvent la plupart des avocats qui interviennent dans l’affaire Dutroux et consorts. Ces responsables locaux, exclusivement responsables des avocats de leur ressort en matière de déontologie, disaient craindre  » un déplacement du débat judiciaire, c’est-à-dire que la question de la responsabilité des uns et des autres ne soit évoquée et tranchée via les médias avant d’arriver devant les juges « . Après avoir fait crédit aux citoyens de leur droit d’être informés, aux journalistes de leur devoir d’informer et aux avocats de leur liberté d’expression, ces représentants (élus) de l’ordre des avocats rappelaient les principes du débat judiciaire : le droit à la défense de tout citoyen impliqué dans une affaire pénale, la présomption d’innocence, l’impartialité des juges, le caractère contradictoire des débats. Ces garanties essentielles  » ne peuvent s’accommoder de divulgations prématurées ou sensationnelles qui font réagir unilatéralement le public « , poursuivaient les vigiles de la profession.  » Il suffit de relever que le procès-verbal de synthèse rédigé en cette affaire comporte 6 500 pages pour que chacun comprenne qu’il est impossible de se forger une opinion objective à l’issue de quelques minutes ou de quelques pages d’information générale…  » Conclusion : un feu vert à la prise de parole ( » dans l’intérêt de leur client, les avocats peuvent informer l’opinion avec objectivité et modération « ), un bémol ( » leurs critiques s’expriment via les recours que la loi réserve à leurs clients « ) et une envolée finale qui retape sur le clou ( » L’on ne peut attendre d’eux qu’ils plaident l’affaire devant les caméras ou les micros « ). Rien de vraiment neuf. Bien que n’étant pas coulée dans les tables de la loi û la sévérité de leur déontologie fluctue en fonction des arrondissements judiciaires û, la règle est admise que les  » bavards  » peuvent s’exprimer sur une affaire en cours pour rétablir l’égalité des armes, lorsque les médias, le parquet, un coïnculpé ou une partie civile noircissent leur client.

Les poursuites

 » La participation de certains avocats à l’émission Controverse ( NDLR : RTL-TVI, le 19 janvier dernier) ne se justifiait pas, puisqu’il existait encore une voie de recours devant les tribunaux, explique Me Pascal Chevalier, bâtonnier de Tournai. Nous l’avons rappelé à nos confrères.  » De fait, lors de la semaine des plaidoiries devant la chambre des mises en accusation de Liège, les  » chers maîtres  » s’abstinrent de participer à des débats dominicaux, malgré la pressante demande de la RTBF. Dorénavant, ils sont avertis de ce qu’ils encourent s’ils dérapent : des poursuites disciplinaires.  » Celles-ci sont laissées à l’appréciation de chaque bâtonnier « , explique Me Chevalier. Le premier degré est une  » admonestation paternelle « , qui prend la forme d’un courrier mais n’est pas une sanction. Si cela s’avère insuffisant, le bâtonnier charge un membre du conseil de l’ordre, ancien ou actuel, d’une instruction disciplinaire û il peut se faire remettre une copie de la cassette d’une émission télévisée. Le conseiller rapporteur remet son rapport au bâtonnier. Celui-ci a trois options : classer sans suite, adresser à l’intéressé une  » admonestation paternelle  » ou le  » citer au disciplinaire  » devant le conseil de l’ordre. Le bâtonnier n’y siège pas puisqu’il est  » partie poursuivante « . Le rapporteur expose les faits, puis se retire, et c’est le conseil de l’ordre qui tranche, après avoir entendu l’avocat et son conseil. La mesure ultime, très rare, est la radiation.  » Dans les petits barreaux, on arrive rarement à cette extrémité, remarque Me Chevalier. On se connaît tous et la pression sociale empêche les comportements qui sortent trop de la norme.  » Dans les grands, en revanche, le maintien de l’ordre est visiblement plus ardu.

C’est au sein de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles qu’ont surgi les avocats qui se proposent de défendre le futur accusé Dutroux : Mes Daniel Kahn, Ronny Baudewyn (qui a déjà dit qu’il ne poursuivrait pas s’il n’était pas payé, mais alors, pourquoi s’être aventuré dans cette histoire ?) et Martine Van Praet, la liste n’étant certainement pas close. Sur le plan strictement déontologique, rien à redire. Le client est libre de prendre ou de rejeter son ou ses avocats, ceux-ci se partageant éventuellement les  » points  » qui donnent droit à une rémunération de l’Etat pour un seul avocat, si le client est indigent (c’est le cas de Marc Dutroux). Les plaideurs peuvent aussi travailler gratuitement en fonction de  » l’intérêt personnel, humain, intellectuel ou médiatique qu’ils portent à une affaire « , reconnaît le bâtonnier tournaisien. Mais il s’agit de bien mesurer ses forces : les marathons devant les chambres du conseil ou des mises en accusation sont peu de chose au regard du procès d’Arlon qui durera vraisemblablement plusieurs semaines, sinon plusieurs mois. Il s’agit alors d’assurer ses arrières pour ne pas délaisser un cabinet qui, pendant ce temps, doit continuer à tourner. Quant à la capacité humaine de débroussailler un tel dossier, Me Chevalier relativise :  » Il n’y a que 10 pages ôutiles » dans un dossier répressif de 30 pages. Celui-ci en comprenant 400 000, on peut déjà en laisser tomber une partie et se concentrer sur les déclarations des prévenus. En outre, les avocats disposent du procès-verbal de synthèse rédigé par le juge d’instruction, accompagné d’un inventaire. C’est encore énorme, mais là réside le boulot des avocats.  » La tuile majeure serait que Marc Dutroux vire à nouveau l’un de ses défenseurs û ou que l’un de ceux-ci se désiste û, ce qui retarderait encore un procès, prévu, à présent, en 2004. Huit ans après l’arrestation de Dutroux et de ses complices…

Des avocats dépend, aussi, en partie, le niveau moral et intellectuel des futurs débats devant les assises. L’ordre des barreaux francophones et germanophone a déjà entamé une réflexion pour mettre en place, à Arlon, une cellule d’explication des procédures à destination de la presse internationale qui couvrira l’un des procès certainement les plus retentissants de ces prochaines années. La hantise secrète de beaucoup, sinon l’espoir de certains des acteurs de ce drame, est que le procès s’écrase lamentablement, entraînant le discrédit des avocats et de la justice belges.

Marie-Cécile Royen

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