Dépassé, le féminisme ?

Les féministes feraient-elles  » fausse route  » ? En tout cas, les charges contre les héritières des suffragettes ne manquent pas. Parce qu’elles sont efficaces ? Si les femmes manifestent moins souvent qu’autrefois, elles poursuivent leur progres- sion. Sur tous les fronts

Dans les années 1970, je travaillais dans un centre de planning familial, en plus de mes cours de français, explique Jacqueline, professeur dans une ôbonne » école secondaire à Bruxelles. J’y dédramatisais la contraception. Les filles se sentaient concernées. Aujourd’hui, elles ont tout et pensent qu’elles n’ont plus à se battre. Elles oublient que les acquis sont fragiles.  »

Le féminisme serait-il dépassé ? On le murmure aux quatre coins de l’Europe. L’été dernier, une enquête britannique, Talking Equality, réalisée par The Future Foundation et The Equal Opportunities Commission, ne faisait pas dans la dentelle : selon elle, le féminisme aurait désormais une mauvaise image. Les filles d’aujourd’hui ne voudraient plus s’identifier à des  » casse-couilles « , qui tiennent les mâles en horreur. Les personnes interrogées estiment d’ailleurs que les hommes et les femmes sont égaux. Certes, les secondes sont plus nombreuses à relever des discriminations, comme la sous-représentation politique des femmes ou l’inégalité des salaires, mais elles l’attribuent à des choix personnels et non à une société patriarcale. Enfin, une personne interviewée sur deux déclare que la vie était plus facile pour les hommes avant l’émancipation des femmes. Il y a même encore 31 % des femmes et 36 % des hommes pour estimer qu’elle était également plus aisée pour les femmes.

Tout ça pour ça ? En Allemagne, la sociologue et journaliste Katja Kullman, dans son livre Gerenation Ally, attribue la crise du féminisme à quatre causes. 1. Pour les jeunes, les grands combats féministes sonnent comme des souvenirs d’avant-guerre. 2. Les filles, qui partagent avec leur génération un goût marqué pour l’individualisme, ne se reconnaissent pas dans un groupe et encore moins dans un groupe à problèmes. 3. D’ailleurs, elles aiment les hommes. Elles éprouvent de la compassion pour des compagnons qui ont plus de difficultés qu’elles à terminer des études. Mais, comme elles n’ont plus vraiment besoin d’eux pour leur subsistance, elles se montrent plus exigeantes dans leurs choix amoureux. Les spécialistes du marketing parlent du phénomène  » Ally McBeal « , du nom de cette avocate mise en scène dans une série télévisée, ou de la  » SISL-generation  » : S ingle Income, Seeking Love. 4. Car, dernière raison, les féministes n’ont pas résolu le problème de la maternité. Quand l’enfant paraît, beaucoup de femmes cessent de travailler ou passent à temps partiel, notamment parce qu’elles sont déçues par la froideur du monde professionnel. D’autres, qui ont hérité de leurs aînées le désir d’épanouissement personnel, restent professionnellement actives, mais entament une « grève silencieuse », celle de la maternité. Résultat : à 20 ans, les filles étudient en pensant qu’à 30 ans elles auront un chouette job, un homme et des enfants. Mais, à 30 ans, plus d’une a été déçue dans son travail, a rompu avec son compagnon et se demande si elle aura un jour un enfant.

De là à dire que le féminisme a fait Fausse route (Odile Jacob)… C’est pourtant ce qu’Elisabeth Badinter a affirmé dans un livre paru l’an dernier. Selon la philosophe française, les femmes ne parleraient plus que de  » rentrer à la maison « , d’instinct maternel et d’allaitement. L’auteure dénonce en outre le long combat pour la parité sur les listes électorales et dans les assemblées politiques : il aurait fait des candidates une espèce à protéger à grand renfort de quotas. Elle accuse enfin les féministes de noircir le tableau en matière de violences conjugales ; bref, de jouer les victimes afin de gagner l’opinion à leur cause, mais au risque de déclencher une guerre des sexes.

Attaquées de toutes parts, y compris par les femmes, les héritières des suffragettes seraient-elles en train de vivre leurs dernières heures ? Nadine Plateau, présidente de Sophia, le réseau bilingue de coordination des études féministes en Belgique, en a entendu d’autres :  » Les médias annoncent la mort du féminisme depuis la fin des années 1980.  » Nostalgie de l’âge d’or ?  » Les gens restent fascinés par le néoféminisme très festif des années 1970, qui s’est inscrit dans la foulée de Mai 68 « , pense Eliane Gubin, historienne à l’ULB. Les femmes et les hommes sont alors descendus dans la rue pour réclamer la dépénalisation de l’avortement.

 » Ils ont toutefois été moins nombreux, dans les années 1980, à soutenir les ô femmes contre la crise  » « , remarque Hedwige Peemans-Poullet, de l’Université des femmes. A l’époque, elles se sont mobilisées contre la suppression du complément de chômage pour les travailleuses à temps partiel et contre l’exclusion des chômeuses de longue durée.

Dernier grand rassemblement, le 14 octobre 2000 : la Marche mondiale des femmes est parvenue à rassembler 35 000 personnes à Bruxelles. Elles dénonçaient leur appauvrissement aux quatre coins du monde. Mais elles n’ont pas été autorisées à manifester dans le centre-ville et peu de médias ont relayé l’événement.  » C’est significatif du mépris dans lequel ce mouvement a été traité « , écrivent Poupette Choque et Claudine Drion, de l’association « Le Monde selon les femmes », dans Moi les féministes, j’ai rien contre (Luc Pire).

Pourquoi tant de haine ?  » Tout se passe comme si certaines revendications féministes étaient plus acceptables que d’autres, pense Nadine Plateau. Quand on s’attaque véritablement à la domination masculine comme système, ça ne passe plus.  » Pour Hedwige Peemans-Poullet, les hommes sont tombés des nues quand ils ont entendu, aux Etats généraux de la famille, les féministes égrener des revendications socio-économiques, pourtant vieilles de vingt ans, comme la suppression progressive des droits dérivés en matière de sécurité sociale ou du quotient conjugal au niveau fiscal, etc.  » L’organisation du marché du travail repose sur l’a priori des employeurs pour qui la naissance d’un enfant provoque un désinvestissement professionnel de la mère et un surinvestissement professionnel du père « , explique la présidente de l’Université des femmes. Les mesures en vue de concilier la vie familiale et la carrière professionnelle viseraient, selon elle, à  » décrocher  » les mères du travail. Un emploi à temps partiel ou un congé d’interruption n’est pourtant pas sans conséquences sur les rémunérations, la disqualification professionnelle, les pensions, etc.

Loin des caméras, le féminisme n’a toutefois cessé de progresser, notamment dans les couloirs feutrés des institutions, où les politiques et les services d’égalité des chances se sont multipliés, depuis l’Union européenne jusqu’aux communes. Ce travail, à la fois technique et pointu, a porté des fruits : les femmes sont toujours plus qualifiées et nombreuses sur le marché du travail ( lire aussi p.32).

 » Sur les campus, il est désormais rare de trouver une fille qui a dû batailler avec ses parents pour pouvoir faire des études « , poursuit Eliane Gubin. L’heure du féminisme viendra plus tard, quand elles se heurteront au  » plafond de verre « , qui leur rendra inaccessibles, ou presque, les échelons les plus élevés de la hiérarchie, ou lorsqu’elles perdront leur emploi, puis leur homme, ou l’inverse.

 » En réalité, il y a plus de féministes qu’on ne le croit « , pense Eliane Gubin. A côté des militantes  » historiques  » de la première heure, le féminisme se met plus que jamais au pluriel, avec des sensibilités diverses qui s’affrontent entre les universalistes, qui insistent sur les ressemblances entre les sexes, les différencialistes, qui soulignent au contraire leurs différences, les socialistes ou les libérales, ou avec des groupes plus récents comme les cyberféministes ou encore les  » femmes en noir « , un mouvement international, qui défend notamment les demandeuses d’asile. Enfin, les deux organisations de femmes les plus importantes en Wallonie et à Bruxelles avancent désormais à découvert. Les Femmes prévoyantes socialistes reconnaissent aisément évoluer  » vers plus de féminisme « . La  » reconversion  » récente de Vie Féminine était moins attendue. Ce mouvement chrétien a pourtant repris des thèmes laissés en friche, comme la répudiation et le fonds de créances alimentaires pour les femmes divorcées… Ce ne sont en effet pas les motifs de militantisme qui manquent.

Dorothée Klein

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