Dentelles et tabous

Avec Joana Vasconcelos, la Patinoire royale à Bruxelles invite à une plongée festive dans l’univers textile et la sublimation du féminin. Quand féerie rime avec ironie…

Baroque, fantasque, extravertie : les qualificatifs ne manquent pas lorsqu’il s’agit de présenter l’artiste portugaise la plus en vue aujourd’hui. Depuis 2012, Joana Vasconcelos est célèbre pour avoir été la première femme à investir les galeries de Versailles, à la suite de Jeff Koons et Takashi Murakami. Cet hiver, elle occupe les trois niveaux de la Patinoire royale à Bruxelles avec De fil(s) en aiguille(s), une exposition presque entièrement textile. Rose flashy et clignotante, une gigantesque installation de 16 mètres de longueur accueille le visiteur sous la nef principale, tel un sapin de Noël génital. Pied de nez à l’omniprésence masculine dans les espaces publics, politiques et artistiques ? Coup de poing féminin à la virilité ambiante ?

Née à Paris en 1971, Joana Vasconcelos baigne très tôt dans un milieu artistique et s’en vient étudier à Bruxelles, à La Cambre. S’essayant d’abord à l’architecture, elle s’oriente ensuite vers le dessin, la céramique, le verre et la joaillerie – une longue formation qui lui donne les bases du travail qu’elle développera plus tard, entre tradition et modernité. Elle voit sa carrière décoller rapidement lorsqu’elle est remarquée à Madrid avec Burqa, une silhouette drapée qui s’élève dans les airs avant de retomber brutalement sur le sol. A Lisbonne, l’artiste frappe fort en accrochant dans une boîte de nuit une pièce qui ne laisse personne indifférent, La Fiancée, un immense lustre composé de centaines de tampons hygiéniques… L’oeuvre interpelle la commissaire Rosa Martinez, qui choisit de la présenter à Venise lorsqu’elle devient directrice de la Biennale en 2005. Depuis, les créations de Joana Vasconcelos connaissent un immense succès : elle est conviée à exposer aux quatre coins du monde et choisie pour représenter le Portugal lors de la 55e Biennale de Venise en 2013, ce qu’elle fait intelligemment en créant Trafaria Praia, un pavillon flottant sous forme de navette fluviale rehaussée d’azulejos représentant la ville de Lisbonne avant le tremblement de terre de 1755. Aujourd’hui revenu de la lagune, le bateau fait de petites traversées pour les touristes dans le port lisboète…

Tapageuse beauté

Offrant différentes perspectives sur la femme contemporaine, Joana Vasconcelos déploie l’univers intime et domestique de façon magistrale, comme dans Marilyn, paire d’escarpins géants confectionnée avec des casseroles en inox, ou dans ses installations textiles démesurées faites à la main en tricot et crochet.  » J’aime décontextualiser les objets et donner une dimension extraordinaire aux détails du quotidien. Mes sculptures sont des corps textiles, réalisés à la main par des femmes « , explique-t-elle alors qu’on la rencontre un peu avant l’ouverture officielle de l’exposition. Interrogée sur ses sources d’inspiration, l’artiste cite volontiers Louise Bourgeois, dont elle se sent très proche :  » J’ai beaucoup appris au contact de ses oeuvres mais il y a chez moi davantage de séduction. J’essaie de détourner le drame de nos vies contemporaines en leur donnant une dimension glamour, même si mes souliers de Cendrillon sont faits de casseroles !  » Le rêve et le trivial ne sont jamais très éloignés, formant un détonnant mélange dans des oeuvres hautement esthétiques qui n’en possèdent pas moins une dimension grinçante, mais sans agressivité.  » Mes pièces ont bien un côté critique, mais elles sont aussi liées à la beauté. Je crois que la beauté est fondamentale dans la création. « A Versailles, où son exposition a rencontré un succès phénoménal, Joana Vasconcelos est parvenue à prendre possession des lieux sans violence, bien qu’elle ait failli être censurée par deux fois, au moment de suspendre son lustre aux tampons dans la galerie des Glaces et d’installer La Perruque, un oeuf fendu dont sortent de longs cheveux bruns ou blonds, dans la chambre de Marie-Antoinette, près du lit royal. Elle confie à l’époque au journal Le Monde :  » Il paraît que ce sont des oeuvres sexuelles et que ce n’est pas convenable à Versailles. Comme s’il n’y avait pas eu tant de femmes et tant d’histoires de sexe ! […] Il a fallu que je finisse par dire que si La Perruque ne pouvait se trouver à cet endroit, il n’y aurait pas d’exposition. C’est quand même étrange : inviter pour la première fois une femme artiste et faire obstacle à des oeuvres qui ont un rapport avec la féminité !  »

Sous ses faux airs de princesse coquette surjouant sa féminité, Joana Vasconcelos en détourne les lieux communs. Est-ce cette mise en scène du féminin qui amène ses commentateurs à la taxer de féministe, comme c’est le cas pour à peu près toute femme s’interrogeant sur son propre genre ? Création tentaculaire, cannibale, taxidermiste et dévorante : autant d’étiquettes que la plasticienne reçoit avec le sourire. Portugaise dans l’âme, elle a choisi d’établir ses ateliers à Lisbonne, dans un ancien entrepôt au bord du Tage – un espace de 1 300 m2 où travaillent aujourd’hui 45 personnes. A Bruxelles, la pièce maîtresse qui occupe la Patinoire royale fait partie de la série des Walkyries, ces divinités féminines nordiques qui emportent les plus braves des guerriers morts au combat pour les emmener au Walhalla. Mais ces cavalières sont aussi des combattantes. A l’image de l’artiste ?  » Le champ de bataille, ce serait ce monde de l’art contemporain dans lequel il est difficile de survivre « , déclare celle qui ne semble pourtant avoir peur de rien ni de personne.

PAR ALIÉNOR DEBROCQ

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