Denis Uvier, la marau de dans le sang

Rescapé d’une longue errance, Denis Uvier, éducateur de rue à Charleroi, est devenu, au fil des années, un travailleur social hors normes. Itinéraire d’un enfant doué.

C’est l’histoire d’une grande gueule. D’un emmerdeur de première classe. D’un roquet qui s’accroche aux basques de ses victimes. Mais chacun s’accorde à penser, à Charleroi, qu’il faudrait inventer, s’il n’existait pas, cet hybride au grand c£ur, entre l’Abbé Pierre et Guy Gilbert : le fondateur d’Emmaüs, pour sa modestie et son engagement sans faille en faveur des exclus ; le prêtre loubard, pour son vocabulaire de charretier, ses fringues en cuir et son goût de la saine provocation.

Denis Uvier ne sait plus très bien lui-même quand tout cela a commencé. Depuis au moins quinze ans, cet enfant de Seneffe, avant-dernier d’une famille de neuf, arpente les rues de Charleroi à la recherche des logements vides, des garnis délabrés, des planques discrètes des sans-abri. Quinze ans qu’il milite à l’ASBL Solidarités Nouvelles en faveur du droit au logement. Quinze ans de lutte acharnée pour défendre ses compagnons : les Sans Domicile Fixe (SDF).

Il faut dire qu’il connaît leur parcours comme sa poche. A 20 ans, il se retrouve lui-même à la rue, à la suite d’une rupture amoureuse qui lui fait tout perdre : femme, enfant, rêves de jeunesse. Une vie de galère commence. Elle le mène jusqu’à Marseille, où il tâtera de la Légion étrangère. Puis, pendant six ans, il erre entre Seneffe et Manage, travaillant dans les fermes en échange d’un repas, volant ici dans les potagers et les poulaillers, dormant là-bas dans les arbres ou sous les ponts d’autoroutes. Lui qui, à 16 ans, rêvait de poésie et d’arts plastiques se retrouve, dix ans plus tard, acteur principal d’une sinistre comédie : vagabondage, arrestations, hospitalisations. Il relève les défis les plus absurdes, comme ce concours d’absorption de whisky et de white spirit.  » Je n’étais qu’un poivrot, je cassais toutes les relations naissantes, particulièrement avec les femmes. Je consacrais toute mon énergie à me fuir. « 

Un franc-parler qui dérange

Un jour, dans une file de pointage où il tente de se remettre à jour sur le plan administratif, il est repéré par un syndicaliste de la CSC. Ses capacités d’écoute séduisent. Son charisme fascine. Recruté comme bénévole, il s’imprègne petit à petit de la culture syndicale, participe à toutes les manifestations. Devenu délégué, il organise, au sein même des files d’attente, l’élection de représentants de chômeurs. Parti en guerre contre le mode de scrutin des responsables syndicaux, il s’attire les foudres de ses camarades.

Survient la rencontre capitale : Paul Trigalet, fondateur de Solidarités Nouvelles. A l’époque, l’apôtre du combat pour le droit au logement à Charleroi dénonce ses 5 000 logements vides, inaccessibles aux familles expulsées. Denis Uvier se fond à merveille dans la jeune organisation. Mais il crispe ses propres compagnons de travail et irrite les services sociaux de la ville. Car il joue systématiquement cavalier seul, fuit les réunions ( » des parlottes inutiles « ), disparaît dans la nature, bardé d’excuses fantasques. Avec les familles sur la touche, il débarque dans les conseils communaux pour y hurler sa hargne contre le système. Il crache sur la  » ville  » et le CPAS, incapables d’offrir des logements décents aux oubliés de la rue, aux manchots, aux exclus. Il est taxé de pompier pyromane. De poujadiste.

Petit à petit, il devient pourtant une figure essentielle du paysage social carolo. Son langage cru et direct fait mouche auprès des SDF et des médias. Le politique le craint, tente – en vain – de le récupérer.

Solidarités Nouvelles, sous pression, est priée de se séparer de lui. Mais l’organisation refuse. Car l’homme n’a pas son pareil pour faire émerger, chez les personnes brisées, ces compétences oubliées qui leur font croire en elles-mêmes et monter des projets fous, porteurs d’une dignité retrouvée. Il participe aux marches altermondialistes européennes.  » Partout, de beaux universitaires discutaient du sort des SDF, mais jamais avec eux. Moi, je leur ai fait prendre le micro devant des milliers de gens.  » Il les emmène à Paris, Cologne, Nice, Séville. Parfois, ça casse : des bagarres éclatent, les couteaux sortent. Souvent, ça passe : un jour, à Cologne, les organisateurs invitent son petit groupe à défiler en tête de cortège. Fierté des gars de Charleroi…

Loup solitaire, électron libre, Denis Uvier – c’est son paradoxe – joue à fond la carte du collectif avec les exclus. Sa marque de fabrique : la fidélité aux gens de la rue et la foi irréductible en leurs ressources. Il est capable, un soir de réveillon, de partir en  » maraude « . Il prospecte alors les refuges de SDF connus de lui seul. Une couverture pour l’un, un thermos pour l’autre, une hospitalisation pour un troisième. L’aide d’urgence n’est qu’une étape. Son vrai but : créer du lien social, jeter les bases d’une reconstruction individuelle, mettre les exclus en réseau. Et, toujours, revendiquer.  » Il ne faut rien attendre du système, ne jamais en dépendre. Mais savoir l’utiliser pour s’en émanciper. Et le dépasser. « 

Père et repère pour les SDF, il travaille nuit et jour, prend des risques et s’expose sans cesse. Ainsi, son renoncement inébranlable à la boisson, il y a dix ans, lui a valu des accusations de traîtrise de la part de ses compagnons de la rue.

L’année dernière, rebelote : avec un groupe de SDF, il installe des tentes, en plein mois de janvier, sur le quai de la Sambre, pour protester contre le manque de places d’accueil dans la ville. Mais des inconnus s’en prennent au campement de fortune, tentent de l’incendier et de recruter ses occupants pour de basses £uvres. Plus tard, à Damprémy, il occupe un terril, aménagé en éco-village par son petit groupe. L’aventure finit mal : menaces, jalousies, bagarres. Il y rêvait d’autogestion, mais il accumule les reproches des SDF eux-mêmes, irrités par son style de gestion qui bannit l’alcool et la drogue.

A la fois vilipendé et cité en exemple

Qu’importe, le pari est tenu ! Denis Uvier a réussi en quelques mois ce que des générations d’assistants sociaux n’ont jamais pu réaliser : casser l’image du SDF toxico ou alcoolo, tuer le cliché du mendiant paresseux et profiteur. Des dizaines de Carolos au grand c£ur ont débarqué au campement pour y partager repas, vêtements et couvertures.

Même le monde politique – des conseillères communales dormiront avec les SDF – a reconnu, devant les caméras, l’existence d’un grave problème de logement. Si certains travailleurs sociaux ont pesté contre ses discours enflammés et si quelques mandataires ont râlé contre l’image qu’il a offerte de leur ville, d’autres, en privé, l’ont remercié et l’ont cité en exemple. C’est la consécration : il est invité à témoigner dans les écoles de police et d’assistants sociaux.

L’aventure du terril, l’été dernier, l’a épuisé, ébranlé. Certes, Charleroi n’a pas fini de résonner de ses coups de gueule et de sang. Mais, tout frais quinquagénaire, Uvier aspire à un peu de répit et… de douceur. Parlez-lui de ses deux filles et de sa nouvelle compagne, l’ours se transforme en nounours, réfrénant difficilement des larmes de bonheur. Ses luttes sont devenues plus fines, plus diplomatiques. Il a appris l’humour et à travailler en équipe. Il a changé de look : fini, la tignasse et le chapeau de cowboy urbain. Ce printemps, il a enfourché sa moto, à la recherche de ses racines françaises et de son enfance. Son vieil instituteur lui a confié que, lorsqu’il était haut comme trois pommes, il était bien plus qu’un voyou teigneux. Il avait – déjà – un c£ur grand comme ça. D’un coup, ses démons intérieurs se sont tus. Demain, sans doute, ils mourront.

Ph. L.

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