Précieuse, la pierre choisie pour le projet se retrouve au cœur de projets artistiques et architecturaux remarquables. © Arnaud Bachelard

De raisin et de marbre

Le Vif

Devenu vigneron sur le tard, Olivier Paul-Morandini explore des sillons œnologiques inédits dans les chais de son domaine toscan. Au bout d’une belle et insensée histoire d’amitié, le belge vient de lever le voile sur un époustouflant «vin de marbre».

Juillet 2020. L’Italie sort d’un énième confinement. En balade dans les environs immédiats de son domaine viticole situé sur les collines jouxtant la côte des Etrusques, en Maremme, Olivier Paul-Morandini hume à plein nez les arômes de menthe, de violette et de fenouil sauvage caractéristiques de ce coin de Toscane. Celui qui a œuvré pendant plus de dix années pour mettre en place le 112, le numéro d’appel d’urgence européen (lire l’encadré), aime laisser flotter son regard vers le large. Pour balayer l’horizon, ses yeux ont un rituel. D’abord, ils épousent les contours littoraux de Punta Ala, puis ils descendent vers le sud, du côté de l’île du Giglio. Ensuite, ils remontent invariablement vers l’ouest où la silhouette de poisson approximatif formée par l’île d’Elbe le réjouit quelques minutes, juste avant que ses pupilles se fixent sur les sommets corses d’où la neige a disparu.

J’appelle aussitôt Yannick Alléno. Je lui crie que c’est une idée géniale, qu’on doit aller jusqu’au bout.

En s’installant en 2009 dans ce coin reculé d’Italie, Olivier Paul-Morandini s’est offert un passeport pour une vie solitaire, constellée de ce genre de moments de pure contemplation – ce dont le nom de son domaine, Fuori Mondo, Au-delà du monde en VF, porte le stigmate. Sans transition et surtout sans considération pour cette «vie d’ours», le téléphone qui vibre dans la poche de ce «vigneron sur le tard», une appellation qu’il revendique jusque dans ses courriels, interrompt cette communion avec les éléments. A l’autre bout du fil, c’est Yannick Alléno, le célèbre chef parisien à la tête, entre autres, de plusieurs restaurants au Pavillon Ledoyen. A l’aube des vacances, le talent multiétoilé est en route, en compagnie de son épouse, la sculptrice Laurence Bonnel, vers son havre de paix transalpin situé non loin des dix hectares de vigne du Belge. «Demain, tu dînes à la maison!», ordonne sans préambule le cuisinier au sommet de la gastronomie mondiale. La nouvelle fait l’effet d’une bombe. «La première sortie après des mois de lockdown… Je passe mentalement en revue mes chemises afin de savoir laquelle ressortir pour l’occasion», se rappelle Paul-Morandini. Le soir venu, Alléno, qui ne laisse jamais rien au hasard, déroule un «aperi- cena», une formule italienne de petits plats à partager totalement de circonstance en ce qu’ils célèbrent la joie d’être ensemble. Les vins, eux aussi, sont choisis avec toute la finesse qui caractérise l’hôte français. «Nous avons commencé par un champagne Sapience 2009 et enchaîné avec Les Crayères 2012, deux crus signés Benoît Marguet, ce qui nous a probablement propulsés dans une énergie particulière», confie le lobbyiste citoyen reconverti en vigneron.

© Arnaud Bachelard

Un délire d’un soir

S’il sait comment installer une atmosphère propice à la connexion entre ses hôtes, Yannick Alléno possède également un sens inné du casting. «Grâce à mon métier, j’ai pris l’habitude de créer des ponts entre des gens qui détiennent des savoir-faire exceptionnels, commente le natif de Puteaux, dans les Hauts-de-Seine. En 2007, au Meurice, j’ai ainsi fait fabriquer par Citroën les premiers plateaux de restauration en carbone. Faire se rencontrer des cerveaux, c’est toujours fantastique.» En plus d’Olivier Paul-Morandini, Alléno a eu le bon goût de convier Paolo Carli, l’homme qui dirige la société Henraux, dont les carrières de marbre blanc sont situées sur le Monte Altissimo, dans les Alpes apuanes. Uniforme, homogène et cristalline, cette roche calcaire prisée se retrouve au cœur de projets artistiques et architecturaux remarquables: qu’il s’agisse de la basilique Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, de celle de Florence, du sol polychrome de la cathédrale Saint-Pierre au Vatican ou encore de la Reclining Figure, chef-d’œuvre de 1957 que l’artiste Henry Moore a imaginé pour le siège de l’Unesco à Paris.

Entre les convives hédonistes, la conversation bat son plein. Très vite, elle se focalise sur le contenu des verres, en l’occurrence la cuvée Pemà 2017, un cabernet sauvignon du domaine Fuori Mondo «éduqué» – pour Paul-Morandini, on «élève» des cochons mais on «éduque» le vin – en amphore de grès. Yannick Alléno, qui connaît bien ce jus vibrant, en remarque l’incroyable fraîcheur. Le néovigneron de détailler: «Il est vrai que sur le millésime 2017, j’ai prolongé le passage en amphore afin de souligner davantage la verticalité que je recherche dans mes vins.» Le petit cénacle d’amateurs se livre alors à une analyse organoleptique et physique du flacon pour décrypter la minéralité en même temps que la longueur inattendue. «J’en ai profité pour préciser ma vision du métier qui consiste à apporter de la fraîcheur en bouche au travers du travail des sols, des maturités et des macérations», poursuit le passionné. Il faut savoir que depuis 2018, Olivier Paul-Morandini s’est lancé dans une quête de la fraîcheur singulière, ce qui l’a amené à faire l’impasse sur les barriques. Il confie: «Mon voyage est devenu significativement tellurique avec le béton et le grès. Ancrer des vins en profondeur, sans artifices. Emouvoir avec peu. Peu… mais porté avec beaucoup de soin. J’aimerais arriver à réaliser des vins comme Yasujiro Ozu a conçu ses films: un semblant de rien. Pas un cri, pas une bagarre, pas un meurtre, pas un baiser, pas une explosion, pas un débordement hormis le hors-champ. Un ordinaire universel avec lequel il réussit à nous transmettre l’essentiel qui s’y loge alors qu’il est souvent condamné à l’inaperçu.»

© Arnaud Bachelard

Bien conscient de cette histoire, Yannick Alléno, avec le demi-sourire de celui qui oscille entre le sérieux et la blague, choisit alors de relancer la conversation de manière inattendue: «Pourquoi ne pas essayer un élevage en marbre blanc, cela te semble jouable?» La question déroute son invité qui répond «non» avec la tête et «oui» avec la bouche. Acculé, il choisit de foncer vers l’inconnu. «Certes, cette pierre crue serait le prolongement naturel de ma quête pour la fraîcheur», claironne-t-il non sans s’inquiéter en silence. «Qu’est-ce que le marbre apportera et prendra, que laissera-t-il au vin?» Homme taillé pour l’action, Paolo Carli s’enquiert aussitôt des besoins concrets pour une telle aventure œnologique. «Deux œufs de calcaire marqués des proportions du nombre d’or», crâne le vigneron qui ne manque pas de répartie. La réponse de Carli frise la quatrième dimension: «Tu les as dans deux semaines.» La soirée s’achève joyeusement. «Le lendemain, je pars tôt, la maison est encore endormie. Notre idée sans doute aussi…», note un Olivier Paul-Morandini qui se dit que l’on en restera là.

Le temps du rêve

Quelques jours plus tard, Olivier Paul-Morandini se réveille après avoir rêvé de deux matières qui fusionnaient. «Je suis dans un état d’euphorie. J’appelle aussitôt Yannick. Je lui crie que c’est une idée géniale, qu’on doit aller jusqu’au bout.» Les deux amis retournent voir Paolo Carli qui ne renie rien de sa promesse. Le seul élément qui varie est le délai de livraison, sur lequel le directeur de la carrière a été un brin optimiste. «Nous choisissons un bloc de 34,8 tonnes de marbre blanc du Monte Altissimo. Grâce à un équipement de haute technologie robotique, les carrières Henraux ne prendront que cinq mois pour façonner deux amphores ovoïdes de deux tonnes chacune pour une contenance de 17,6 hecto- litres. Le temps nécessaire, les 30 tonnes sacrifiées d’un bloc de 34 tonnes et la difficulté du travail nous font comprendre pourquoi un tel essai ne s’est jamais réalisé auparavant», s’émeut l’homme du vin.

L’utilisation de cette pierre crue est le prolongement naturel de ma quête pour la fraîcheur.

Installés dans le domaine, les deux contenants intimident Paul-Morandini, qui n’ose pas les aborder frontalement. «Je n’y plonge pas immédiatement le vin. Pour faire les présentations entre les deux parties du projet, je mets le jus de la treille en contact avec de petits échantillons de ce même bloc de marbre. J’effectue alors six mois d’allers-retours avec un laboratoire afin de comprendre quelques éléments de cette inter- action. Je me rends compte que le marbre absorbe le pH et l’acidité du vin en un rien de temps et qu’il est donc nécessaire de le temporiser.» A force de patience et d’ingéniosité, celui qui a fait le choix de quitter l’appellation DOC Val di Cornia, à laquelle il pourrait prétendre, apprend humblement à concilier les deux matières. Toutefois, il reste prudent sur cette première cuvée de Fuori Marmo 2019, un nom que l’on peut traduire par «issu du marbre», qui n’a séjourné que dix semaines dans les amphores ovoïdes. «N’ayant pas de recul sur la manière dont il allait s’intégrer, j’ai préféré ne prendre aucun risque», signale l’intéressé.

Cinq mois ont été nécessaires pour façonner les deux amphores ovoïdes en marbre de deux tonnes chacune pour une contenance de 17,6 hectolitres.
Cinq mois ont été nécessaires pour façonner les deux amphores ovoïdes en marbre de deux tonnes chacune pour une contenance de 17,6 hectolitres. © Arnaud Bachelard

Pour l’avoir dégusté, ce vin, importé en Belgique par la sommelière Catherine Mathieu, détonne en raison de la vibration qu’il recèle. Etrangement, celle-ci se perçoit dès que le nez pénètre le verre. Cette sensation d’écho vibratoire fait dire à certains dégustateurs que l’on y entrait «comme dans une cathédrale». Pour une professionnelle comme Clotilde Mengin, de la maison éponyme à Nancy, c’est la révélation. «Les premières notes qui se détachent sont florales et aériennes. Au deuxième nez, la verticalité s’impose. Le vin s’élève et traverse pour asseoir le dégustateur. Il impose sa stature sans excès. En bouche, le vin livre ce qu’il a de plus intime: une énergie irradiante et cette verticalité, toujours, comme un fil rouge, qui se veut assurée et rassurante. Le toucher de bouche est singulier, fin, élégant et délicatement poudré. Le cabernet sauvignon ici sublimé devient délicat, les tanins sont d’une finesse et d’une élégance troublantes. Une interprétation singulière et sensible du cabernet qui n’a pas fini de surprendre les dégustateurs même les plus aguerris», analyse la sommelière.

Il reste qu’avec son prix unitaire de 1 085 euros, Fuori Marmo est pour le moins un vin de privilégiés. Pour Olivier Paul-Morandini, pas de doute: «Ce prix reflète, hormis les qualités du vin, l’aventure entrepreneuriale de plus de deux ans, la prise de risque, l’utilisation de ce matériau de grande noblesse, la perte sèche de 30 tonnes de marbre pour Henraux, le prix de ces amphores, commercialisées au prix de 100 000 euros pièce, ainsi que le nombre très limité de 1 000 bouteilles, 120 magnums et 80 jéroboams mis sur le marché.» Bien entendu, on retrouvera ces flacons dans les prestigieux restaurants de Yannick Alléno (NDLR: et exclusivement là durant six mois, mais il est possible de le commander via Internet pour 2023). Pour l’occasion, le chef a concocté des accords «avec une cuisine saucière marquée par des aspérités, des provocations». Le chef du 1947 à Cheval Blanc, dans la station de Courchevel, préconise des compositions sur l’oursin, le pamplemousse brûlé et le foie gras, voire de la Saint-Jacques, de l’extraction de jambon, du caviar et de la moelle. Par-delà l’exclusivité du produit et son aspect commercial, le trio retient la dimension humaine du projet. Paul-Morandini de la résumer: «Ce qui m’a plu, c’est avant tout une leçon qui est sans doute à l’origine de la vie sur Terre: la rencontre. Sans elle, cette aventure ne serait née dans aucune de nos trois têtes. Mais parce qu’elle a eu lieu, à ce moment précis, dans cet état d’esprit, cette ambiance et cette énergie, l’idée a surgi. L’idée en tant que projection est un instinct de survie chez l’homme.» Elle ouvre aussi le champ des possibles… pour notre plus grand plaisir.

Avec son prix unitaire de 1 085 euros, Fuori Marmo est un vin de privilégiés, mais vibrant.
Avec son prix unitaire de 1 085 euros, Fuori Marmo est un vin de privilégiés, mais vibrant. © rosemagic

Le vin de marbre a été présenté officiellement le 25 novembre et est exclusivement disponible dans les restaurants de Yannick Alléno pour six mois. Les clients belges et autres peuvent néanmoins déjà le commander sur www.fuorimondo.com pour juin 2023.

Olivier Paul-Morandini déroule l’histoire de sa reconversion

La fascination que j’éprouve pour mon grand-père maternel, Lino Morandini, depuis que je suis enfant demeure un élément essentiel dans mon rapport à l’Italie. J’ai toujours eu cette idée d’aller vivre dans le pays de mon aïeul. J’ai fait une tentative d’études en architecture en Belgique en espérant pouvoir franchir le pas et poursuivre à Florence. Mais je n’étais pas sculpté pour cette discipline… En 1999, j’ai mis en place une organisation qui allait œuvrer à la mise en place d’un numéro d’appel d’urgence européen, le 112. Ce furent douze années de lobby citoyen, à batailler pour sauver davantage de vies au sein de l’Union en optimisant la gestion des télécommunications d’urgence. Cette activité m’a souvent fait tanguer sur des airs de précarité. Les sacrifices étaient de taille pour survivre sans financements.

Lors d’une de mes nombreuses pérégrinations en Italie, j’ai découvert le vin qui allait me faire changer de vie en réalisant ce rêve de gosse. En 2003, je décide de visiter le domaine qui se situe à Campiglia Marittima. Nous sommes dans le nord de la Maremme, sur la côte Toscane. Le couple de retraités suisses qui nous reçoit vit au milieu d’un hectare de vigne sur une propriété de six hectares. Ils ont pour politique de ne pas vendre aux particuliers. Grande désillusion mais je ne désespère pas… Six mois plus tard, je tente un appel: «Bonjour, mon frère (je n’ai qu’une sœur! ) vous a visité l’été dernier. Il m’a dit que vous produisiez un bon petit vin. Nous souhaiterions en acheter trois cents bouteilles pour un restaurant en Belgique. Est-ce possible?» Réponse favorable. Peu après, je charge les trois cents flacons. Ce rituel sera répété… jusqu’au jour où, le 6 décembre 2007, le couple m’offre la plus belle des Saint-Nicolas. «Nous sommes trop vieux, on n’y arrive plus. Toi, tu aimes ce que nous faisons, nous souhaiterions te vendre le domaine.» Je demande quand même le prix, bien au-delà de mes moyens, et je dis: «Ok, j’achète, mais vous devez me laisser un an.»

En 2008, je viens une semaine par mois pour apprendre ce qui deviendra mon métier. Durant cet apprentissage, j’ai pris des centaines de notes, de photos, dans le but de répéter les gestes pour obtenir un vin qui me plaisait tant et que je ne referai… jamais. Alors que le vigneron précédent mariait différents cépages à l’entonnage, je choisis de les séparer pour leur passage en barrique. Durant l’élevage de mon premier millésime, le 2010, je tombe sous le charme du sangiovese. Je lui ferai la promesse qu’avec moi, il restera vieux garçon. J’ai radicalisé cette démarche sur deux parcelles complantées en 1930, avec une dizaine de cépages différents. Depuis 2011, je m’applique à réaliser des microvinifications de chacun d’entre eux dans des dame-jeanne afin de comprendre leur rôle spécifique dans l’assemblage toscan.

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