David Kay :  »Sur l’Irak, il est temps de reconnaître nos erreurs »

Il n’y a pire colère que celle d’un croyant floué. De l’avis de ses anciens proches de l’Agence internationale de l’énergie atomique, David Kay, 63 ans, expert chargé par la CIA de trouver les fameuses armes de destruction massive irakiennes, se pensait assez bien informé pour déterrer, avec ses 1400 subordonnés, un arsenal déclaré hier introuvable par les inspecteurs de l’ONU. Bredouille après huit mois de recherches, il a donné avec fracas sa démission le 23 janvier. Ce « pur » a peut-être mal supporté d’entendre George W. Bush citer son dernier rapport, pourtant vide, afin d’invoquer une nouvelle fois la menace des armes de Saddam Hussein. Devant le Congrès, Kay a simplement constaté la faillite du renseignement américain, non sans relancer, en pleine course électorale, le débat sur une possible manipulation de l’opinion américaine. Partagé entre sa crainte de devenir l’otage d’une empoignade politique et sa fureur devant le fiasco de la CIA, il se confie au Vif/L’Express.

En déclarant devant le Sénat américain :  » Nous avions tous tort  » sur la question des armes de destruction massive irakiennes, vous vous attendiez à déclencher une polémique énormeà Oui età non. Je m’attendais, bien sûr, à des réactions, car je tiens ces propos en pleine année électorale. Mais, d’un autre côté, à voir les sondages d’opinion avant ma démission, j’avais l’impression que la grande majorité des Américains s’étaient résignés à l’idée que l’on puisse ne jamais découvrir ces armes. Le tollé, s’il existe, s’explique par le climat de campagne, et aussi parce que, au- delà de la question des armes, je m’en prends aux déficiences d’un système d’Etat. Les conséquences politiques me surprennent moi-même : qui, au Sénat, a posé la question capitale sur l’ouverture d’une commission d’enquête indépendante ? Pas un membre de l’opposition, mais le sénateur McCain, un républicain ! Quant au président, il prend un véritable risque. Comparez avec Tony Blair, qui, en Grande-Bretagne, a limité l’enquête aux renseignements sur l’Irak avant la guerre : Bush, lui, laisse sa commission travailler, au-delà de la question des armes, sur nos capacités de renseignement sur les pays hors la loi.

Qui visez-vous ? Les hommes politiques ? La CIA ?

Je constate l’échec du processus de renseignement, tant du point de vue de la collecte et de l’analyse des informations que de sa capacité à produire des conclusions fiables. Et cela ne concerne pas que les Etats-Unis. Regardez la Russie et la France. A aucun moment, ces pays n’ont nié la tendance de l’Irak à occulter, mentir, tromper et vouloir acquérir des armes de ce type. Ils divergeraient seulement quant à l’ampleur de la menace et au meilleur moyen d’y répondre, par la force ou non. Hormis cela, le consensus était plutôt large. Or nous avions tous tort ! Et nous devrions tous être inquiets de nous être tant fourvoyés dans un dossier aussi étudié, disséqué, que celui de l’Irak. Qu’en est-il, alors, des pays moins connus comme la Syrie, ou même l’Algérie, sur laquelle un seul pays occidental, la France, dispose de quelques renseignements ?

Vous ne voulez pas parler aussi du traitement des informations par les dirigeants politiques ?

Je suis de ceux qui pensent que, même en dehors des armes, le changement de régime était légitime. Il suffit de voir les charniers, la dévastation incroyable causée par Saddam Hussein et sa famille, pour s’en convaincre. Le problème, c’est qu’en nous focalisant û à tort û sur les armes de destruction massive nous avons empêché le gouvernement de développer ses autres arguments, humanitaires et stratégiques, tout aussi valables. Aujourd’hui, ceux-ci apparaissent comme des échappatoires peu crédibles. C’est injuste, car la faute incombe surtout au renseignement.

Tout de même, nous avons assisté à une surenchère alarmiste.

Je suis peut-être cynique, mais je n’ai jamais vu un politicien se contenter de transmettre au peuple les sèches conclusions de ses experts. Les élus expliquent, amplifient, choisissent les arguments les plus percutants. C’est la nature du politique et de la démocratie. J’ai vu bien des démocrates, dont Clinton, ne pas y aller de main morte. Je le répète : le problème réel, c’est que le c£ur, le fondement, toute la vision que nous nous étions construite autour des objectifs et des programmes militaires irakiens étaient faux. Tout.

Il y avait des tiraillements entre les agences de renseignement, la CIA, le Bureau des projets spéciaux du Pentagone, et l’entourage de Paul Wolfowitz.

Avant mon affectation à Bagdad et leur mission d’information sur le terrain, je n’avais jamais rencontré les membres du fameux bureau. Entre analystes, il y avait bien des divergences sur le niveau d’avancement des programmes irakiens, mais, à chaque tour de table, c’était quasi l’unanimité sur la question centrale : l’Irak possède-t-il et veut-il acquérir ces armes ?

Tout de même, les références au fameux champignon nucléaireà

Je reconnais que la rhétorique peut dépasser les bornes, mais n’oubliez pas la dimension émotionnelle, ici. Le 11 septembre 2001, ce n’était certes pas un champignon atomique, mais il y avait deux trous fumants dans New York. Côté nucléaire se présentaient deux cas de figure. Si l’Irak construisait sa bombe avec sa propre production de matière fissile, il en aurait pour des années. Mais si Saddam Hussein obtenait ces matériaux directement de l’ex-URSS, ce temps se réduisait à six ou douze mois. C’était le propos de Colin Powell à l’ONU, le 5 février 2003, mais j’ai aussi vu des démocrates tel l’ex-sénateur Sam Nunn ou des pontes comme Joe Nye, de Harvard, bâtir leur réputation sur cette crainte d’une fuite de matériaux fissiles, plutonium ou uranium enrichi. Nous vivons dans un monde où Ben Laden, avec un peu de ces matériaux, pourrait élaborer une bombe rudimentaire et nous pourrir la vie. En 1991, en Irak û j’y étais û nous avions constaté que le pays avait résolu l’essentiel des problèmes fondamentaux en matière d’armement : ils avaient fait du gaz VX, du gaz moutarde, de l’anthrax. Côté nucléaire, ils avaient passé beaucoup d’étapes, sauf celle de la production de matière fissile.

Les Français niaient aussi la dangerosité et la capacité d’intimidation de la région par un éventuel stock d’armes de ce type.

Le vrai malentendu transatlantique, c’était cela : la France voyait les pays voisins de l’Irak comme des pays normaux que l’on ne déstabiliserait pas si facilement. Nous, nous les voyions, malgré leur richesse et leurs importations d’armes, comme des coquilles creuses et fragiles. En premier lieu, l’Arabie saoudite. Les Américains étaient éberlués de voir ce pays, réputé fermé, ouvrir si tôt son territoire aux troupes américaines après l’invasion du Koweït. Cela en disait long sur leur confiance en euxà

Comment avez-vous fini par reconnaître l’erreur concernant l’existence des armes irakiennes ?

A mon arrivée, en juin 2003, j’étais persuadé de trouver des stocks d’armes chimiques et bactériologiques. Lorsque nous avons commencéà à ne rien trouver, j’ai attribué cela au fait que l’armée américaine n’avait pas assez travaillé : l’unité militaire spéciale se contentait de prévenir des attaques chimiques contre les troupes et n’enquêtait pas en profondeur. J’ai fini par avoir des doutes au bout d’un mois, après que nous avons visité les principaux bunkers et en sommes revenus bredouilles. Pour les documents et les matériaux, il en allait de même, car un événement a conditionné profondément et mine encore la recherche d’armes en Irak : c’est la perte totale de contrôle de l’armée américaine, dès le soir du 9 avril 2003 et pendant six semaines, face aux pillages monstres des archives et des lieux publics. A la mi-juillet, je pensais que les Irakiens avaient renoncé à certains développements d’ogives ou tout transféré en Syrie. Au début de septembre, mes doutes étaient devenus écrasants. Les mystérieux camions présentés depuis des mois comme des preuves ne semblaient rien avoir à faire avec les armes de destruction massive. Les faits, la réalité nous implosaient entre les mains, et je commençais à réaliser que nos analyses étaient erronées.

Vous avez dû penser à ce moment-là aux interventions télévisées du vice-président Dick Cheney, qui décrivait avec précision les stocks d’armes chimiques ?

Oui, alors que sur place nous ne trouvions rien. Rien ! Je ne parlerais pas de tension, mais cette déconnexion d’avec Washington nourrissait notre humour noir, des blagues du genre :  » Appelons-les aux Etats-Unis pour qu’ils nous donnent les coordonnées cartographiques précises des dépôts d’armes. En Irak, nous n’avons pas les bonnes infos.  » Le coup de grâce a eu lieu lorsque nous avons réalisé que nous ne trouvions aucun informateur fiable, aucun individu ayant participé au stockage, au transport ou à la production de ces armes, et cela malgré la promesse de millions de dollars de récompense et l’assurance d’une nouvelle vie en Amérique ou dans un autre pays. Personne ! Ce fut pour moi le pire signal d’alarme, plus encore que l’absence de document ou d’un lieu qui aurait pu s’inscrire dans une chaîne logique de production d’armes de destruction massive. La conclusion nous est venue naturellement : et si ces armes n’existaient pas ?

Comment est-ce possible ?

Je crois que Saddam Hussein a fait un pari atroce sur le dos de son peuple. L’attitude française et russe lui a fait croire que les Etats-Unis, craignant aussi les pertes en hommes, ne partiraient pas en guerre unilatéralement ou limiteraient leurs opérations à des frappes aériennes sans lendemain, comme en 1998. Pourquoi aurait-il coopéré ? Le mythe des armes de destruction massive lui servait d’abord à maintenir l’ordre chez lui. Ensuite, il ne voulait pas donner l’impression d’avoir cédé devant l’ONU ou les Américains sur cette question de puissance militaire.

Vous avez été surpris par l’Etat de déliquescence du régime de Saddam, que vous avez qualifié de  » tourbillon de corruption « .

Les Américains ont du mal à concevoir qu’un Etat dictatorial et policier puisse être aussi vermoulu de l’intérieur. Hussein et ses fils pouvaient, jusqu’à la chute de Bagdad, tuer, torturer qui bon leur semblait, mais ils ne tenaient pas vraiment le pays, qui partait à vau-l’eau dans une corruption invraisemblable. Nous savons, de source sûre, que Saddam avait détourné 6,5 milliards de dollars du programme Pétrole contre nourriture, une somme utilisée à 60 % pour construire des palais et enrichir d’autres membres de l’élite par des commissions. Après 1998, la famille Hussein s’est considérablement enrichie et s’est coupée de la réalité du pays.

On parle de ces programmes militaires fantômesà

Exact. Là aussi, nous avons des témoignages multiples et précis. Des savants de haut niveau, des gens sortis des meilleures universités américaines, françaises ou allemandes défilaient devant Saddam pour lui proposer, sciemment, des technologies militaires fictives et délirantes. Le raïs les récompensait avec de l’argent, mais, le plus souvent, en leur offrant des… voitures. Il était obsédé par l’aviation américaine. J’ai donc retrouvé, par exemple, la trace d’un projet de canon electromagnétique anti-aérien mu par un moteur linéaire, un gadget de science-fiction invraisemblable pour les Etats-Unis, et encore plus pour l’Irak.  » C’était un monde féerique du mensonge, me disaient les scientifiques en question. Pourquoi nous en serions-nous privés ?  »

Avez-vous trouvé des laboratoires ?

Nous en avons découvert plusieurs, ravagés, qui allaient de la taille d’une pièce à celle d’immeubles entiers. Ils servaient surtout à la production de matériel destiné aux assassinats de dissidents étrangers. Car nous avons trouvé les vecteurs de poisons, comme la ricine. L’un d’entre eux servait vraisemblablement à des essais sur des humains.

Aviez-vous les moyens de votre mission ?

C’est ce qui a fait déborder le vase. J’avais accepté la mission à la condition que le rôle du Groupe de surveillance de l’Irak (ISG) se limite à la recherche des armes de destruction massive et qu’il dispose de moyens substantiels. Or, dès que la situation s’est aggravée pour les troupes d’occupation, harcelées par les attentats, le général Abizaid a demandé que mes équipes et mes ressources soient désormais affectées à cette cause plus urgente. Dès le mois d’août, j’ai dû me battre avec les militaires pour obtenir un sursis. Mais je ne trouvais pas d’armes de destruction massive, et, à Washington, tout le monde û dont beaucoup de démocrates û exigeait ce changement de priorité. J’ai baissé les bras en novembre, lorsque le Pentagone a affecté mes derniers traducteurs d’arabe à la lutte antiterroriste.

Comme si les autorités américaines n’avaient jamais cru aux armes de destruction massiveà

Cette idéeà Cette idée m’a traversé l’esprit. Si les armes de destruction massive revêtaient une telle importance pour l’entrée en guerre, pourquoi n’ont-ils pas mis tous les moyens pour en prouver l’existence ? Je ne le comprends toujours pas, mais j’accepte l’explication officielle.

Qu’auriez-vous pu trouver ?

Pas de stocks d’armes, c’est sûr, mais j’étais très attaché à l’enquête sur le réseau international de fournisseurs qui avaient contribué au développement récent des missiles irakiens. Ce réseau sévit toujours ailleurs et nous gagnerions beaucoup à en savoir plus.

Après vos critiques, le directeur de la CIA en personne a dû défendre publiquement son agenceà

Il défend ses troupes, et c’est admirable, voilà tout.

La CIA est aussi le bouc émissaire facile du pouvoir.

Pas tant que cela. Il y a eu l’attentat contre le USS Cole, l’explosion des ambassades en Afrique, le 11 septembre 2001, et la direction de la CIA n’a pas changé. Le gouvernement Bush n’a pas choisi cette solution de facilité.

Que reprochez-vous donc à la CIA ?

Sa carence dans le renseignement humain, qui date des années du Vietnam, de la moralisation excessive de l’agence après la commission Church et de l’interdiction, sous Jimmy Carter, du recrutement de criminels. Ce sont pourtant les criminels, et non les enfants de ch£ur, qui détiennent les secrets ! Outre ce politiquement correct, qui laisse rêveur les agences européennes, je déplore un mauvais management du renseignement humain. Il est incroyable, dans cette affaire d’armes de destruction massive, que personne n’ait eu l’ouverture intellectuelle suffisante pour imaginer que Saddam pouvait bluffer. Nous avons aussi des problèmes de recrutement parce que nous connaissons mal les cultures et les langues des pays sensibles. Ensuite, notre culture médiatique n’est pas propice au secret et à la protection des sources. Les informateurs potentiels préfèrent se cacher dans d’autres pays.

Les Etats-Unis sont-ils bien préparés pour affronter les dangers de la prolifération nucléaire, au moment où l’on découvre que le physicien pakistanais A. Q. Khan a disséminé la technologie nucléaire ?

J’apprécie l’effort du président Bush pour le contrôle des productions et des ventes d’uranium enrichi, mais nous avons trop tardé à détecter les agissements d’un A. Q. Khan au Pakistan. Voilà au moins quinze ans qu’il sévit et, malgré les démentis officiels, nous arrivons tard dans cette affaire. Vous rendez-vous compte ? Une entreprise de Malaisie fabriquait des centrifugeuses à uranium qu’elle expédiait en Libye via Abu Dhabi ! Mais c’est mieux que la distribution des supermarchés ! Nous sommes mal équipés et il n’y a pas de honte à tirer les leçons de ce constat. Quelque chose dans cette ville de Washington, trop partisane et médiatique, ou dans l’immaturité de notre système politique, empêche les dirigeants de reconnaître qu’ils apprennent par leurs erreurs.

George W. Bush semble avoir changé de ton en appelant l’ONU à la rescousse, même sur les questions de prolifération nucléaire.

Je trouve cocasse qu’il demande soudainement à l’ONU une résolution faisant du trafic de matières fissiles un crime international, alors que nous n’avons même pas pu tolérer jusqu’à présent l’idée d’une simple Cour pénale internationale. Nous en appelons maintenant au vaste monde par convenance, sans reconnaître d’abord que nous avons péché par unilatéralisme. Je crains qu’avec cette affaire d’armes irakiennes nous n’ayons perdu notre crédibilité pour une génération. Ce que je cherchais à expliquer en disant :  » Nous avions tort « , c’est qu’il est temps de reconnaître nos erreurs, de les analyser en profondeur, pour que les Etats-Unis recouvrent au plus vite leur crédibilité.

Philippe Coste

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire