D’autres vies de Carrère

Avec ce recueil d’articles, l’écrivain français livre une magnifique autobiographie. Où s’esquissent ses obsessions, son goût de la déglingue et son panthéon intime.

Il y a une scène assez drôle dans le dernier livre d’Emmanuel Carrère. Nous sommes en 1975, sur l’un de ces ferrys qui desservent les îles grecques. Le jeune Carrère, sac sur le dos, mal rasé, espadrilles aux pieds, joue les routards dessalés. La nuit, sur le pont, il croise une jolie Suissesse, laquelle lui lance tout de go :  » Oh, toi, je parie que tu es à Sciences po !  » Commentaire de l’intéressé :  » Le pire, c’est que c’était vrai. Une des pires vexations de ma vie.  »

Il y a, en effet, chez Emmanuel Carrère, un indécrottable fond Sciences po, un petit côté  » gendre idéal  » des lettres françaises. Et pourtant, rien ne l’attire plus que la déglingue et les destins fracassés – d’où son amour pour le chaos postsoviétique. C’est cette tension schizophrène qui fait tout le charme du volumineux recueil d’articles qu’il publie aujourd’hui. Qu’il arpente la Roumanie à peine libérée de Ceausescu, le Sri Lanka ravagé par un tsunami ou des villes oubliées de l’Oural profond, il traverse le monde en  » voyeur « , sans jamais verser dans l’obscène pour autant.

Carrère a incontestablement un flair pour identifier les bons  » personnages « . On croise dans ses articles toutes les  » vedettes  » de ses livres à venir, au moment où il les découvre lui-même : Jean-Claude Romand, le faux médecin qui passait ses journées sur des parkings, avant de tuer femme et enfants ; Edouard Limonov, ce hooligan national-bolchevique, parfait négatif du fils de la secrétaire perpétuelle de l’Académie française ; ou cette jeune femme russe de Kotelnitch, ce  » cinq étoiles du dépaysement dépressif « , découpée à la hache par un fou… Pour raconter ces autres vies que la sienne, Carrère déploie ce style fluide diaboliquement efficace qu’on lui connaît bien désormais, se mettant en scène en train d’enquêter, même si son sujet s’appelle Goulag ou Dieu. La méthode fonctionne même en cas d' » échec  » :  » Comment j’ai complètement raté mon interview de Catherine Deneuve  » narre un magnifique fiasco journalistique. La comédienne ayant elle-même suggéré que ce soit Emmanuel Carrère qui l’interviewe pour Première, notre jeune écrivain, gonflé d’orgueil d’avoir été élu, se présente au rendez-vous sans avoir préparé la moindre question, persuadé qu’il s’agira d’une conversation entre artistes. La légendaire blondeur cassante de la comédienne lui fera vite comprendre que ce n’était sans doute pas une bonne idée…

L’autre charme de ce recueil, ce sont les textes consacrés aux écrivains, morts ou vivants. Carrère a l’enthousiasme contagieux. Et un panthéon intime éclectique qui nous change des éternels Duras-Joyce-Kafka. Il nous donne envie de lire Philip K. Dick, ce maître de la science-fiction, auquel il a consacré un livre ; dit son amour de Sébastien Japrisot ou de Leo Perutz ; parvient même, exploit, à écrire un texte sur Renaud Camus, théoricien du  » grand remplacement  » et autre grande admiration littéraire, qui sonne à la fois comme une déclaration d’amitié et une lettre de rupture… Et sa rencontre, à trois heures de New York, avec Luke Rhinehart, auteur du cultissime Homme-dé (récemment réédité à L’Olivier), est un petit chef-d’oeuvre.

Seul minuscule bémol, le titre de ce recueil, un peu mou : Il est avantageux d’avoir où aller. On dirait du Matthieu Ricard. Mais l’essentiel est ailleurs. Pour un écrivain, le recueil de textes disparates peut constituer un test cruel, révélant la vacuité d’articles de circonstance. Ici, c’est tout le contraire qui se produit. Ce livre profus dessine une magnifique autobiographie fragmentée d’Emmanuel Carrère. Quand on vous disait qu’il avait du flair pour trouver les bons personnages…

Il est avantageux d’avoir où aller, par Emmanuel Carrère. P. O. L., 554 p.

Jérôme Dupuis

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