Nelken : des jeux de séduction et de pouvoir dans un tapis de fleurs. Un monument de la danse contemporaine. © DR

Dans le champ d’oeillets

C’est un événement : Charleroi accueille Nelken, une des oeuvres phares de Pina Bausch datant de 1982. Dix ans après la disparition de la chorégraphe, le Tanztheater Wuppertal continue de transmettre son répertoire.

Peu de chorégraphes égalent Pina Bausch, dont le fameux Nelken sera donné prochainement à Charleroi (1), s’agissant d’aura internationale. Au même titre que Nijinski, c’est une icône du xxe siècle. Plusieurs cinéastes, et non des moindres, ont été marqués par cette Allemande aux yeux tristes, longi- ligne, d’allure austère avec ses cheveux tirés et son refus d’apprêt. Pedro Almodovar ouvrait son Parle avec elle (2002) par un extrait de Café Müller (lire aussi l’encadré page 92), une séquence mythique où la chorégraphe est elle-même présente sur scène, raie au milieu, ses immenses bras tendus devant elle, yeux fermés, dans une robe à fines bretelles laissant voir ses côtes saillantes. De cette pièce, Fellini dira :  » C’est son Huit et demi « , en référence à son propre film, considéré comme le plus autobiographique, et il invitera la chorégraphe à incarner la mystérieuse princesse aveugle Lherimia dans Et vogue le navire… (1983).

Pour beaucoup, Café Müller, créé en 1978, fut une révélation. Un choc. Une rupture.  » J’avais utilisé une photo de Pina dans Café Müller pour la couverture d’un journal pour la danse dans les années 1980 ; je n’ai jamais reçu autant de lettres d’insultes, se souvient Annie Bozzini, directrice de Charleroi danse, le Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a organisé la venue de Nelken en terre carolo. Ça ne correspondait pas à l’idée que les gens se faisaient de la danse, c’était l’inverse de ce que les gens voulaient voir. La danse classique, c’est le corps rayonnant, le corps triomphant et, tout à coup, le public se retrouvait face à cette femme décharnée, dans cette robe pas très flatteuse. Ce n’était pas très glamour.  »

Mais comment oser le  » corps triomphant  » quand on a grandi dans l’Allemagne de l’après-guerre ? Comment envisager autrement qu’en termes de conflit, de violence, de jeux de pouvoir et de séduction les rapports entre les êtres humains quand on est née sous le IIIe Reich ? Philippina Bausch, dite Pina, voit le jour en 1940, à Solingen, au nord de Cologne. Ses parents y gèrent un hôtel. A 15 ans, elle entre à la Folkwang-Hochschule d’Essen, l’école du chorégraphe Kurt Jooss, autre mythe de la danse allemande, resté célèbre pour sa macabre et prémonitoire Table verte (1932), et qui quitta l’Allemagne pour la Grande-Bretagne lorsque les nazis lui demandèrent de licencier les danseurs juifs de sa compagnie. Trois femmes s’affirmeront comme les héritières de la danse expressionniste de Jooss : Susanne Linke, Reinhilde Hoffmann et Pina Bausch, surnommées  » les trois cousines « .

Partie à 19 ans à New York grâce à une bourse pour étudier à la prestigieuse Juilliard School, passée comme interprète par le Metropolitan Opera et le New American Ballet, Pina Bausch revient en Allemagne en 1962, auprès de Kurt Jooss, dont elle devient l’assistante et auquel elle succède. En 1973, elle accepte de prendre la direction du ballet de Wuppertal. C’est dans cette ville rhénane, célèbre pour son monorail suspendu, que la chorégraphe restera basée jusqu’à sa mort, en 2009. Elle avait 68 ans.

Questions

 » Faire partie du Tanztheater Wuppertal, c’était comme vivre dans un microcosme, confie la Liégeoise Dominique Duszynski, qui a appartenu à la compagnie de 1983 à 1992, y dansant notamment les reprises de Kontakthof et du Sacre du printemps ( lire aussi l’encadré page 92). C’était un univers très complet, auquel on consacrait pratiquement tout notre temps. Pina était une travailleuse acharnée. Moins elle s’arrêtait, plus elle était contente. C’était sa vie. J’ai été son assistante pendant un an et demi, dans la dernière partie de mon parcours à Wuppertal, et il est clair que défendre les moments de repos pour les danseurs n’était pas évident. Pina travaillait sur la longueur. C’était quelqu’un de très instinctif et elle savait qu’à un moment donné, ça allait lâcher et apporter quelque chose de différent. Il fallait de toute façon aller plus loin et chercher, proposer des choses nouvelles.  »

Dominique Duszynski :
Dominique Duszynski :  » Pina Bausch a ouvert mon univers intérieur. « © DR

Dominique Duszynski, devenue aujourd’hui pédagogue et elle-même chorégraphe (2), a éprouvé de l’intérieur la fameuse  » méthode des questions « , propre à Pina Bausch.  » Chaque spectacle était construit par une série de questions qu’elle posait aux danseurs, explique- t-elle. Après chaque question, on pouvait chanter, parler, danser, raconter. Nous pouvions utiliser le moyen qui nous semblait le plus adéquat pour y répondre. On ne savait jamais sur quoi Pina allait travailler. Elle avait une façon de se positionner d’une manière indirecte autour d’un sujet, de tourner encore et encore, de poser des questions encore et encore. Et quand elle sentait qu’on ne répondait pas exactement à ce qu’elle voulait, elle continuait. C’est un peu comme un derviche tourneur : il tourne, il tourne et à un moment donné, il se passe quelque chose. Pina a ouvert mon univers intérieur. Les graines que j’avais en moi, elle les a fait fleurir. Des choses qui continuent à me porter aujourd’hui.  »

En 1983, la cinéaste belge Chantal Akerman a suivi la compagnie pendant cinq semaines pour réaliser le documentaire Un jour, Pina a demandé. On y voit notamment Lutz Förster, actuel directeur artistique du Tanztheater Wuppertal, évoquer un épisode de la genèse de Nelken.  » Une des questions était :  » Faire quelque chose dont on est fier ». Je venais de rentrer d’Amérique et j’avais un peu appris le langage des sourds-muets. J’avais aussi appris la chanson The Man I Love de George Gershwin et je l’ai présentée.  » Et il s’exécute, devant la caméra d’Akerman, chantant avec la bouche et avec les mains. Exactement comme il l’a fait, au milieu du champ d’oeillets ( » nelken « , en allemand, fleur en principe interdite dans les théâtres par superstition) qui constitue le décor unique de Nelken, conçu par le scénographe Peter Pabst.

Respirations

Parmi ces milliers de fleurs roses évoluent des hommes et des femmes en robe de soirée. On y émince des oignons, on y aboie, on s’y gifle, on s’y embrasse, on y bondit. Il y a du vacarme, de la confusion avant que l’harmonie revienne dans la fameuse  » Nelken line « , une de ces  » rondes à la Pina Bausch « , signatures de la chorégraphe.  » Tout à coup, il n’y a plus de chaos, tout est en ordre, analyse Annie Bozzini. Ce sont à peu près les seuls moments où tous les danseurs sont rassemblés et font tous la même chose, tous très droits. C’est une espèce de respiration. Ce qui est fascinant chez Pina Bausch, c’est cette capacité à créer du chaos, d’être dans un débraillé physique incroyable et de récupérer les choses avec une telle rapidité. C’est possible parce que ce sont des danseurs. Le tanztheater, ce n’est pas du théâtre, c’est vraiment de la danse. Vous ne pouvez faire ça qu’à partir du moment où vous avez une vraie maîtrise du corps. C’est pour ça que c’est aussi violent, aussi rapide, aussi déterminé dans la forme : c’est parce que c’est effectué par des danseurs.  »

Dans un souci de transmission, la Fondation Pina Bausch (dirigée par le fils de la chorégraphe, Salomon Bausch) a diffusé en 2016 un tutoriel détaillant tous les mouvements de cette  » Nelken line « , pour que chacun puisse se l’approprier (à la manière du projet Re : Rosas, où Anne Teresa De Keersmaeker livrait la chorégraphie de Rosas Danst Rosas en 2013, pour les 30 ans de la création). Herbe courte du printemps, herbe haute sous le soleil d’été, feuille qui tombe en automne et frissons d’hiver : les mouvements symbolisant les quatre saisons, chacune en quatre temps, sont simples, accessibles à tous, mais exigent une précision extrême. Dans la vidéo, la danseuse Julie Anne Stanzak mentionne par exemple le degré de l’inclinaison des bras, la distance au millimètre entre l’extrémité de l’ongle du pouce et le bout de l’index. Une leçon significative à la fois de l’intransigeance de Pina Bausch et de l’importance qu’elle accordait aux bras, aux mains. Et une manière de faire perdurer l’esprit de la grande dame de Wuppertal. Pina est toujours là.

(1) Nelken : au Palais des beaux-arts de Charleroi, du 5 au 7 décembre, www.charleroi-danse.be Avec également, le 6 décembre à 18 heures, une conférence :  » Introduction à l’oeuvre de Pina Bausch « , par Katie Verstockt, historienne de la danse.

(2) Le prochain solo de Dominique Duszynski, Background Stories, sera créé au Centre Culturel d’Engis le 2 octobre 2020.

Pina Bausch,  dans Café Müller.
Pina Bausch, dans Café Müller.© photonews

Trois autres pièces mythiques

Le Sacre du printemps (1975)

Scandale lors de sa création, en 1913, par les Ballets russes, sur la musique de Stravinsky et une chorégraphie de Nijinski, Le Sacre du printemps est revisité par Pina Bausch un an avant la création du Tanztheater Wuppertal. Sa version sur un sol de tourbe salissant les corps, avec une Elue en tunique rouge dévoilant un sein dans le tumulte, a fait de l’ombre à celle de Béjart.

Café Müller (1978)

Enfant, Pina Bausch se cachait sous les tables de la brasserie de l’hôtel tenu par ses parents pour écouter les histoires des grands. Dans un désordre de chaises de bistro, Café Müller est comme un écho de ses souvenirs. La chorégraphe elle-même y participe, déployant ses longs bras expressifs, sur le déchirant Remember Me, la lamentation de Didon composée par Purcell.

Kontakthof (1978)

Autour des jeux de séduction et de pouvoir entre hommes et femmes, Kontakthof débute par une autoexhibition détaillée de chaque danseur. Un épisode inspiré par les concours que la chorégraphe a passés dans sa jeunesse, priée de se présenter sous tous ses angles au jury. La pièce a été récréée en 2000 avec des amateurs de plus de 65 ans et en 2008 avec des jeunes entre 14 et 18 ans. Cette dernière version a donné lieu au documentaire Les Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch, qui a à son tour inspiré une chanson d’Indochine, intitulée Wuppertal (sur l’album Black City Parade, 2013).  » Comme une si belle vie, un rêve qui dansera « , chante Nicola Sirkis.

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