Cuisine et dépendances

Starification des chefs, beaux livres, talk-shows : la cuisine est partout. Et singulièrement en littérature, comme dans le dernier livre de Marie NDiaye, un roman à rebours du grand spectacle gastronomique qui, en filigrane, parle beaucoup de style, de justesse et d’écriture.

Du plus littéral (dans son essai Infra-ordinaire,Georges Perec faisait une  » tentative d’inventaire des aliments liquides et solides ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante- quatorze « ) au plus élaboré (Maylis de Kerangal et son récent Chemin de table, qui littérarisait la langue technique de la cuisine), du plus régional (l’ode à la Provence gourmande chez Giono ou Pagnol) au plus monumental (le Grand Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas), du plus fabuleux (Le Festin de Babette de Karen Blixen, porté à l’écran en 1987, avec l’inoubliable Stéphane Audran en tentatrice française chez les Danois luthériens) au plus épique (Rabelais et ses chroniques truculentes), ils sont nombreux à avoir tenté l’opération de transmutation : faire littérature de l’expérience partagée, répétée, quotidienne sans être pourtant jamais tout à fait banale, de boire et manger. La solitude, l’inventivité, le don de soi : et si parler de cuisine, c’était aussi, pour les romanciers, parler d’écriture ?

Dans La Cheffe, roman d’une cuisinière, Marie NDiaye, prix Goncourt en 2009 pour Trois femmes puissantes, fait le récit d’une petite bonne de province devenue la cheffe autodidacte, intraitable, taiseuse et admirée, de La Bonne Heure, restaurant très coté, et bientôt étoilé. Le livre est son portrait posthume, entièrement raconté par son second de cuisine, un homme aujourd’hui vieilli, qui l’a regardée et aimée follement sans retour. Creusant les ressorts secrets d’une vocation nourrie au temps, à la modestie, voire à l’obsession et au sacrifice, Marie NDiaye donne un roman fascinant parfois à la limite du fantastique (cette scène formidablement étirée, intense au point d’être vertigineuse, du tout premier tête-à-tête de la future cheffe avec les fourneaux chez ses employeurs bourgeois). Un livre remarquable sur la création, qui installe beaucoup d’analogies très subtiles avec l’acte d’écriture, et un véritable manifeste esthétique : si la cheffe propose, à rebours de la très tendance comfort food (faite de plats onctueux, rassasiants, rassurants), une cuisine sobrement majestueuse qui vise à tirer, au sens presque moral, le meilleur de ses mangeurs, le roman qui lui tend un miroir joue avec un pouvoir similaire sur l’appétit de son lecteur, captif consentant d’un plaisir aussi rare en cuisine qu’en littérature : celui la justesse. On rencontre la Berlinoise d’adoption Marie Ndiaye, 49 ans, dans les bureaux de son éditeur, à Paris, un après-midi. Celle qui raconte avoir arrêté tôt les études pour écrire s’exprime dans des réponses simples et claires, de sa voix très douce, presque chuchotante. Moments choisis.

Ce roman, c’était l’envie de faire le portrait d’une nouvelle femme puissante ?

On était obligée d’être forte, dans les années 1970-1980, quand on était une femme et qu’on voulait devenir cuisinière. C’était une chose impensable pour des personnalités timides, fragiles. Mon personnage, celle que j’appelle la cheffe, a la force de l’obstination, de l’ambition ; après, elle a peut-être aussi des formes de manques, de carences par rapport à tout ce que la vie offre d’autre et qu’elle est incapable de recevoir, ou de goûter, même. C’est quelqu’un qui ne peut pas laisser entrer grand-chose dans sa vie ou dans son coeur. Rien ne l’intéresse en dehors de la cuisine. C’est une obsédée.

La cheffe s’insurge à plusieurs reprises contre cette délectation très à la mode qu’il y a autour des mots de la cuisine. Vous faites vous-même un traitement très sobre du vocabulaire culinaire…

La cheffe aime les mots de la cuisine, mais elle déteste que ses employeurs d’abord, les clients de son restaurant ensuite, lui parlent de ce qu’ils ont éprouvé en mangeant. Elle a l’impression qu’il y a dans cette manifestation de plaisir et cette promiscuité quelque chose d’indécent, qui la gêne. Je peux le comprendre. Elle estime que ce n’est pas utile, en fait. Qu’une expression de satisfaction sur le visage devrait suffire. Précisément pour ce livre sur la cuisine, je ne voulais pas écrire un roman gourmand. J’ai mis quelques noms de plats pour ne pas être abstraite, mais à la limite, j’aurais pu m’en passer.

Pourquoi avoir choisi la forme singulière du portrait rapporté pour raconter la cheffe ?

La cheffe n’est pas bavarde : c’était important que ce ne soit pas elle qui se raconte en  » je « . J’aurais pu écrire classiquement à la troisième personne du singulier, un portrait en  » elle « . Mais il m’intéressait qu’on ait des doutes sur ce qu’elle est vraiment, sur ce qu’elle a été. Les seuls et uniques moments de sa vie où cette femme se raconte, c’est au narrateur. Or, il ne l’a pas connue avant un certain âge. Il raconte des choses qu’on lui a rapportées, mais cela implique toujours des déformations, il croit savoir, mais il n’est pas toujours sûr. Comme cette femme est profondément insaisissable, j’aimais l’idée que cela passe aussi par les incertitudes de la narration.

La cheffe cherche autre chose que combler absolument les attentes de ses clients. Elle les étonne, les frustre très légèrement, les éduque à un autre rapport au plaisir. Votre livre lui-même ne donne pas toutes les réponses, ni n’éteint jamais complètement le mystère…

Je n’ai jamais écrit quelque chose qui relèverait de la littérature d’avant-garde, ça ne me correspond pas. J’écris des romans accessibles, que n’importe qui peut lire, et en même temps, la lecture de mes livres peut aussi demander un très léger effort. C’est accessible mais rien n’est donné. Le lecteur doit se débrouiller. C’est une chose que je recherche en tant que lectrice : j’aime qu’un livre me demande au moins un léger effort, soit d’intelligence, soit d’imagination. Que ce ne soit pas le plus facile. Il faut que j’aie l’impression de sortir d’un livre, non pas transformée, ce serait un trop grand mot, mais légèrement différente. Qu’il m’ait, dans un sens très large, instruite.

Quand elle crée des plats, et bien qu’elle soit précisément en train de se consacrer à leur future délectation, la cheffe a besoin d’éliminer de son esprit ses clients. C’est la question paradoxale de la réception. Où se situe le lecteur quand vous écrivez ?

Quand on écrit ses premiers livres, toutes les pages qu’on rédige avant d’être édité, on écrit dans une innocence absolue, on ne sait pas du tout qui va nous lire, et je crois que c’est une attitude qui peut tout à fait rester par la suite. Ce n’est même pas que j’oublie les lecteurs quand j’écris : c’est juste qu’ils ne sont jamais là. Ce n’est pas très difficile car, de toute façon, je ne sais pas qui ils sont, ni ce qu’ils attendent. Je peux supposer que, comme j’écris des romans, ce sont plutôt des femmes, parce qu’en France en tout cas, les lecteurs de romans sont principalement des lectrices, mais c’est quand même très vague.

La scène de la révélation de la vocation de la cheffe est un des sommets, stylistiques et émotionnels, du livre. Quand avez-vous su que vous alliez faire de l’écriture votre profession ?

Je ne considère pas l’écriture comme une profession, je ne considère même pas que c’est un métier, c’est vraiment à part – je parlerais de pratique. J’ai commencé à écrire dès l’enfance ; à l’époque, je n’avais aucune question, j’écrivais comme on joue, il n’y a jamais eu  » le jour où « . C’est comme si je m’étais mise à faire d’un sport très tôt, par amusement ou par goût et que, sans que je m’en rende compte, c’était devenu mon métier.

La cheffe est repliée sur elle-même, totalement absorbée par sa création au point d’oublier la vie. Vous craignez parfois d’entretenir cette dualité entre vie et création ?

La cuisine de la cheffe n’a pas forcément besoin de la vie des autres, des histoires des autres. Cuisiner, ce n’est pas écrire, ou faire un film, par exemple. Quand on écrit des romans, il me semble impossible de se passer de la vie, ne serait-ce qu’à travers la lecture de faits divers, d’histoires, etc. parce que les romans sont faits d’histoires. Contrairement à la cheffe, je n’ai jamais oublié la vie. Je n’ai jamais craint de le faire, parce que la manière dont je travaille semble exclure de fait ce repliement-là. Je n’écris jamais plus de deux heures d’affilée, c’est le maximum que je puisse faire. Au-delà, ce serait au-dessus de mes forces. Vous savez, le temps a une énorme importance. Je n’aurais jamais pu sacrifier la vie à l’écriture. J’ai voulu avoir l’écriture plus le reste : la vie, les enfants, etc. C’est un choix.

Considérez-vous la cuisine comme un art ?

Je crois que ça l’est extrêmement rarement. Mais c’est une chose qu’on peut dire aussi de la littérature. La littérature est très rarement un art. C’est très difficile de juger. Il y a bien sûr le geste de l’artiste. La manière dont il travaille. S’il travaille pour être le plus aimé, par exemple. Mais ça ne suffit pas toujours : Dickens écrivait pour être lu par le plus grand nombre possible, et gagner de l’argent, et ça ne fait pas de lui un moindre artiste que Dostoïevski, selon moi. L’intention n’est pas une notion suffisante. Il est des livres dont on comprend immédiatement qu’ils relèvent de l’art, pour d’autres, on n’est pas sûr. Je ne sais pas comment on peut en juger, en tout cas on le ressent.

Votre premier livre, Quant au riche avenir, est sorti quand vous aviez 17 ans. Trente-deux ans plus tard, quel regard portez-vous sur votre carrière ?

Je dirais que mon évolution a peut-être été celle de mon personnage : quand j’étais beaucoup plus jeune, j’avais envie d’épater, de montrer ce que je savais faire, parce que j’avais l’impression que j’étais habile, et maligne. Ensuite, je me suis éloignée de ça parce que j’étais moins jeune, et sans doute plus  » conséquente « . Maintenant, je n’utilise plus jamais de mots dits  » rares « , alors que, quand j’étais jeune, je ne détestais pas ça : faire de certains mots rares un usage arrogant ou vaniteux. Je n’ai plus besoin de ce type de reconnaissance.

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PAR YSALINE PARISIS, À PARIS

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