Corps et âme

Le Vif

Avec Piccolo corpo, Laura Samani retrace, dans l’Italie au tournant du XXe siècle, le périple d’une mère en quête de salut pour l’âme de son bébé mort-né.

Originaire de Trieste, Laura Samani a tenu à ancrer son premier long métrage, Piccolo corpo (lire la critique page 18), dans la majesté des paysages du Frioul-Vénétie Julienne. C’est là, dans une nature souveraine, que l’on découvre Agata, une jeune mère qui, refusant de voir l’âme de son bébé mort-né condamnée à errer dans les limbes, va entreprendre un éprouvant voyage. Direction le nord, à la recherche d’un sanctuaire, en quête d’un éventuel miracle qui permettrait à l’enfant d’être ramené à la vie le temps d’un souffle, afin de pouvoir être baptisé, suivant une croyance inscrite dans la mémoire régionale. «Cette histoire m’a été racontée par un vieil homme, malheureusement décédé le mois dernier, raconte la cinéaste, de passage à Bruxelles. Il avait vu mon court métrage, La Santa che dorme, et m’a demandé si cela m’intéresserait d’en savoir plus sur les miracles locaux. Il m’a alors suggéré de me rendre à Trava, où se trouvait un sanctuaire où il s’en produisait. Ces sanctuaires ont commencé à se répandre en Europe et dans les Alpes à partir du XVIe siècle, au beau milieu de la Contre-Réforme. Le dernier miracle aurait été observé dans ma région en 1954. Autant dire hier.»

Le dernier miracle aurait été observé dans ma région en 1954. Autant dire hier.

L’IMPACT DE FREUD

Laura Samani, elle, a choisi de situer son récit au tout début du XXe siècle, en 1901 précisément, une décision ne devant rien au hasard bien entendu. «C’est à cette époque que Freud a commencé à partager le fruit de ses recherches. Avec ses théories, la situation a changé, et la nécessité de cette pratique n’avait plus lieu d’être. Je ne veux pas sous-estimer le sens que les gens lui donnaient, mais le fait est que baptiser un bébé signifiait le salut de son âme dans la croyance catholique. Et, dans la croyance commune, donner un nom à quelqu’un, c’est lui donner le droit d’exister dans vos pensées et votre cœur. C’est ce que nous appelons en italien une «missione dell’esistenza», on admet qu’une personne existe, et cela permet aussi de s’en détacher. Avec Freud, c’en était fini de l’époque où l’on n’avait qu’un outil à disposition pour affronter le deuil et la perte. Sans affirmer que la psychanalyse vaut mieux que la religion, avoir ce choix était positif. 1901 est la dernière année où la religion était l’unique option. Cela coïncide aussi avec le moment où l’on a commencé à électrifier les rues dans la région – d’où la scène du film avec les ampoules: je tenais à ce que l’on puisse le dater précisément.»

Une fois sa décision prise de quitter son village en portant sa fille morte dans une boîte sur son dos, Agata va effectuer diverses rencontres ; Lynx, notamment, se débattant pour sa part avec un problème d’identité. Mais si la jeune mère évolue dans un environnement patriarcal, une particularité de Piccolo corpo veut que son parcours soit balisé de décisions prises par des femmes exclusivement. Sans pour autant qu’il faille y voir une intention politique, assure la réalisatrice: «C’est d’ailleurs amusant, mais avec les coscénaristes, Elisa Dondi et Marco Borromei, nous n’en avons pris conscience qu’alors que le projet était déjà à un stade de développement avancé, détaille Laura Samani. Cela nous est venu naturellement, sans qu’il faille y voir une quelconque prise de position. Si je devais l’analyser rétrospectivement, je dirais qu’il s’agit d’une société patriarcale où tous les postes de pouvoir sont occupés par des hommes, mais où, quand quelque chose arrive, c’est toujours en lien avec les femmes. La société était assez divisée à l’époque: si j’avais été une femme voyageant seule, il m’aurait semblé naturel de m’arrêter pour parler avec d’autres femmes plutôt qu’avec des hommes. Si l’on y pense, cela se passe encore de nos jours au jardin d’enfants: les filles jouent entre elles et les garçons aussi. Cela tient plus à quelque chose d’inconscient que d’intentionnel.»

REBELLE ET SINGULIÈRE

Si elle ne se bat pas contre le patriarcat per se, Agata n’en est pas moins une rebelle dans l’âme, à sa manière singulière: sans agenda autre que celui dicté par son insatisfaction face aux réponses qu’on veut bien lui donner. Et s’arrimant, jusqu’à son dernier souffle, à sa quête, pouvant évoquer Le Fils de Saul par son objet, et inscrite dans des paysages auxquels l’hiver confère une beauté spectrale. La cinéaste cite le tableau Le Cattive Madri de Giovanni Segantini parmi ses inspirations, tout en observant que la nature s’est révélée généreuse pourvoyeuse en cadres à l’atmosphère idoine – «Nous n’avons fait que cuisiner ce qui se trouvait dans le frigo», souligne-t-elle, trop modeste, quand on l’interroge sur l’éclat visuel du film.

Lequel, à la suite de sa non-héroïne, explore un terrain fécond, où cohabitent catholicisme, superstitions et rituels païens, ancrés dans un terroir dont Laura Samani a tenu à respecter jusqu’aux dialectes. D’où, d’ailleurs, le recours à des comédiens non-professionnels, seuls susceptibles de le parler – et notamment l’étonnante Celeste Cescutti dans le rôle principal. «Je tenais à ce que tout soit aussi naturaliste et réaliste que possible, parce qu’il est question de transcendance. Et il est important que ce côté spirituel soit incarné, que l’esprit et le corps aillent de pair. A partir du moment où l’on parlait de miracle et de ce qu’il y a après la vie, je voulais le contrebalancer par le recours à la caméra à l’épaule, l’usage de dialectes, les visages, les intentions. C’était essentiel, sans quoi le film aurait été une fantaisie épique.» Et non ce fascinant pèlerinage, au confluent du profane et du sacré, de la vie et de la mort…

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