Copieusement toqué

Le miracle ferroviaire, c’est Paris-Wynants en 1 h 25 !  » La formule ne séduirait guère dans la capitale française, où règnent, en gardiens de la tradition culinaire, quelques toques étoilées. Elle est pourtant signée François Simon, critique gastronomique au quotidien français Le Figaro…  » Wynants transformerait n’importe quelle anorexique en gourmande impénitente. Sans conteste l’une des meilleures tables d’Europe « , s’enthousiasme-t-il.

S’il joue depuis presque trois décennies parmi les  » grands  » de la planète, Pierre Wynants n’était, cependant, pas  » doué « . A 14 ans, pour adoucir ce gamin turbulent, qui désole ses parents, son père l’expédie en province, dans une école hôtelière. En vain. Le sauvageon n’est pas un élève zélé et la vocation lui manque. L’expérience est écourtée. Papa Wynants, qui dirige le restaurant familial de la place Rouppe, à Bruxelles, plonge le gamin rebelle dans les casseroles. Comme un forçat… Dix-huit heures par jour, dans des cuisines sombres, de quelques mètres carrés à peine, situées en sous-sol, peu aérées, où la chaleur est étouffante. L’adolescent fait son apprentissage à la force du poignet, s’accroche, goûte le plaisir de cuisiner, trouve sa voie. Le jeune Wynants effectue ses classes au Savoy et au Moulin Hideux (Noirefontaine). Puis il s’en va quêter la bonne parole des grands chefs, à Paris, à La Tour d’Argent et au Grand Véfour, où  » sévit  » Raymond Oliver, le premier qui enseigne patiemment, devant la caméra, la confection de plats prestigieux à la ménagère un peu godiche.  » Je n’ai pas choisi la cuisine, c’est elle qui m’a choisi « , confesse Pierre Wynants sans arrogance aucune. Car  » Monsieur Pierre « , avec son tablier immaculé signé Strelli, sa dégaine de jeune premier, ses cheveux blancs lissés, est l’une des stars les moins prétentieuses de la gastronomie. En aurait-il le droit ? Sans doute. Depuis près de trente ans, il règne sur la plus fine cuisine mondiale, en vieux sage. En 1988, le GaultMillau doit même étrenner, rien que pour lui, une nouvelle note : 19,5/20. Et, depuis vingt-cinq ans, les impitoyables inspecteurs du Michelin s’inclinent devant le talent du seigneur de la place Rouppe : trois étoiles, le sommet. Un  » record  » de longévité jamais égalé en dehors de l’Hexagone.

Encensé par la critique, louangé par ses amis, l’homme n’aurait-il donc aucun défaut ? Allons !  » C’est un perfectionniste effréné « , reconnaît Philippe Bidaine, critique gastronomique et proche de Pierre Wynants. Au point d’agacer méchamment ses  » collègues  » certes, mais aussi ses proches. C’est que  » Pietje precies « , comme le surnomme la presse flamande, aime mettre les points sur les i, taper sur le clou, insister, répéter. Une infime imprudence, une petite erreur peut l’emporter dans des rages folles. Une insignifiante laitue, par exemple… Au cours d’une soirée de gala, aux J.O. d’Espagne, il avait exigé que les feuilles de salade soient coupées à 4 centimètres. Jusqu’à midi, la brigade s’est acharnée à la tâche. Patatras : elles étaient taillées à 5 centimètres. Colère du chef : la brigade passe des heures à retailler chaque feuille d’un centimètre. Longues palabres de ses deux filles : le maître queux consent à servir un plat qui n’était plus tout à fait le sien.  » Une recette doit être exécutée avec une méticulosité extrême. Sinon, c’est du sabotage « , se justifie-t-il. Probablement. Et, puis c’est plus fort que lui : il avoue dresser, chaque matin, une liste où il inscrit les consignes du jour, que tous sont tenus de respecter à la lettre. Il lui arrive souvent de se lever la nuit pour griffonner sur des bouts de papier des idées de recettes, immédiatement enfermées dans un coffre ignifugé.  » Il est rigide avec lui-même autant qu’avec les autres, même dans sa vie privée « , assure Bidaine. Ainsi, ce fervent supporter du Sporting d’Anderlecht planifie ses matchs, s’inflige le même rituel :  » Il se rend chez le même boucher, achète deux pistolets au haché, gare son 4 x 4 sur le parking du stade, mange debout le premier pistolet, range le second dans son frigo-box, qu’il n’oublie jamais ; ensuite, après le match, mange le second, à côté de sa voiture « , raconte Jo Gryn, auteur du GaultMillau Benelux.

Derrière cette anxiété permanente qu’il dissimule mal, l’homme a le c£ur large, s’enthousiasme pour les gens et les idées. Tout son art, de l’avis unanime, réside dans le travail des produits authentiques belges. Wynants peut avaler des kilomètres pour acheter des jets de houblon. Pour la bière, il ne jure que par la Blanche de Hoegaarden. Pour le jambon, il préfère celui de Houdemont. L’amour du patrimoine, la défense de la mémoire gustative, l’éloge de l’artisan, le respect de l’amateur de bonne chère, pour lui, ce ne sont pas de vains mots. C’est dans cet esprit qu’il accepte d’associer son nom aux produits préparés d’une grande chaîne de supermarchés.  » Je cuisine pour l’élite ; alors, si je peux, en plus, contribuer au bien-être dans la vie quotidienne des gens…  » Les vilaines langues le soupçonnent plutôt d’avoir succombé aux sirènes de la grande distribution pour  » arrondir  » les fins de mois. C’est encore pour faire plaisir qu’il a accepté de régaler les sans-abri ou les moins nantis du quartier des Marolles. C’est toujours pour faire plaisir aux amis qu’il a accepté de lancer et de présider la Fédération patronale des professionnels de la restauration (FPPR) : l’association a besoin d’une personnalité ; lui a ses  » entrées  » en politique. Dans son restaurant, où s’essayèrent Jacques Brel, Alechinsky, André Malraux, Jean Cocteau, Paul-Henri Spaak…, les copains (Robuchon, Bocuse, Loiseau, Troisgros), nos éminences politiques aussi ont leur rond de serviette.  » Les récentes mesures Horeca ? Reynders m’avait promis le retour de la déductibilité fiscale des frais de restaurant et la fin de la concurrence déloyale des restaurants d’entreprise, où le taux de TVA n’est que de 6 %. Mais on aura sans doute 75 % de déductibilité. Tiens, après le service, faut que je téléphone aux amis de la fédération. Car notre combat continue.  » Toujours prêt à rendre service aux copains, le fidèle Wynants. Bavard, chaleureux, communicatif. Un large sourire. Une bouille de gamin farceur. Un accent bruxellois délicieux. Un talent hors du commun pour les voluptés, c’est d’abord  » ça « , Wynants. Comme disait Alexandre Dumas,  » s’il est difficile de bien écrire, il est cent fois plus difficile de bien dîner « . L’écrivain aurait été comblé.l Soraya Ghali

Soraya Ghali

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