Contre les  » radins « 

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Romano Prodi s’est enfin jeté à l’eau. La Commission européenne a présenté, cette semaine, ses propositions budgétaires pour l’Europe élargie. Un véritable  » testament  » pour le collège présidé par Prodi, dont le mandat s’achève en octobre. Ce projet âprement discuté allait-il traduire la frilosité ambiante ? Ou devait-il être plus ambitieux, au risque de provoquer une levée de boucliers des  » radins de l’Europe « , ces Etats membres peu enclins à délier leur bourse ? C’est la seconde option qui a emporté l’adhésion d’une majorité de commissaires (13 sur 19). Le cadre budgétaire de la période 2007-2013 û jusqu’en 2006, tout était déjà réglé û tient compte des nouvelles missions et stratégies de l’Union européenne, qui comptera 25 membres en mai prochain, puis 27 membres après les adhésions de la Roumanie et de la Bulgarie, prévues dès 2007.

Devant un Parlement européen largement acquis à sa cause, l’exécutif communautaire a préconisé une augmentation progressive du budget européen, qui tourne actuellement autour des 100 milliards d’euros. L’enveloppe passerait ainsi de quelque 116 milliards d’euros en 2006, soit 1,11 % du produit intérieur brut européen, à 153 milliards en 2013, soit environ 1,24 % de la richesse communautaire. Un chiffre qui flirte avec le plafond des dépenses admissibles par les traités. D’après les projections qui circulent au Breydel, siège bruxellois de la Commission, cette hausse du budget permettra de doubler les moyens financiers accordés à la recherche. Ceux mis à la disposition de l’éducation tripleraient et ceux destinés à doper la compétitivité et à développer les réseaux de transport, d’énergie et de télécommunications quadrupleraient.

Le reste des fonds serait consacré aux aides régionales, à l’espace de sécurité et de justice, à la mise sur pied d’une police des frontières communes et à l’aide extérieure, qui passerait de 7,4 milliards d’euros en 2006 à plus de 10 milliards en 2013. En revanche, l’équipe Prodi ne touche pas aux subventions agricoles, sécurisées en volume à près de 43 milliards d’euros en 2013 par l’accord conclu au sommet de Bruxelles d’octobre 2002. La part de la Politique agricole commune (PAC) sera toutefois ramenée à 26 % des dépenses communautaires, contre plus de 40 % actuellement.

La relance du processus de Lisbonne est au c£ur de ce projet. Au printemps 2000, les chefs d’Etat et de gouvernement s’étaient engagés, dans la capitale portugaise, à construire, pour 2010, un nouveau régime de croissance et de plein-emploi fondé sur la connaissance et l’innovation.  » Ces promesses, les Vingt-Cinq devront bien, sous peine de perdre toute crédibilité, les traduire dans le futur budget européen « , estime un proche conseiller de Romano Prodi.  » S’ils n’y parviennent pas, le risque est grand que les fondements mêmes de la construction européenne soient mis en cause, prévient l’économiste belge André Sapir, auteur, à l’été 2003, d’un rapport explosif et contesté préconisant une refonte complète du budget communautaire. Un échec renforcerait les partisans d’une Europe minimale où l’Union ne se chargerait que d’intégration, de concurrence et de stabilité monétaire.  » Prodi lui-même a fustigé, dans son baroud d’honneur du 10 février, l’approche  » restrictive et superficielle  » des Etats.

Intérêts nationaux

La Commission européenne a donc refusé de se plier à la volonté des six plus gros contributeurs nets au budget européen. Dans une lettre publiée en décembre dernier, au lendemain de l’échec du sommet de Bruxelles censé adopter la Constitution européenne, ces pays qui paient davantage qu’ils ne reçoivent û Allemagne, Suède, Pays-Bas, Autriche, Royaume-Uni, France û ont demandé que le budget communautaire soit plafonné à 1 % du PIB européen, le niveau atteint en 2003, avant l’élargissement. La démarche a été interprétée comme un geste de représailles envers la Pologne et l’Espagne, tenues pour les principales responsables de l’échec des négociations sur la Constitution.  » Certains, à Paris et à Berlin notamment, ont trouvé choquant de verser chaque année à la Pologne 4,5 % de son PIB, alors que ce pays s’oppose à toute intégration communautaire supplémentaire « , relève un diplomate.

Si mesure de rétorsion il y a, elle ne peut faire oublier l’essentiel : pour un contributeur net comme l’Allemagne, qui apporte plus de 5 milliards d’euros au budget de l’Union, il est bien difficile de se voir contraint par la Commission européenne d’augmenter sa participation, alors que la même Commission lui a enjoint de réduire ses dépenses. De leur côté, les Suédois ont fini par trouver injuste de retirer beaucoup moins d’argent de l’Europe que les Italiens, alors que la Suède et l’Italie ont exactement le même revenu par habitant. La France, pour sa part, réalise que l’élargissement va lui coûter fort cher. Première bénéficiaire des subsides agricoles, elle devra partager les aides, plafonnées à partir de 2007, avec les pays de l’Est. Jacques Chirac a dès lors voulu contester le chèque britannique qui, depuis le fameux  » I want my money back «  de Maggie Thatcher, réduit de deux tiers la contribution nette du Royaume-Uni. Mais Tony Blair y est arc-bouté.

Il est même question de généraliser à tous les  » gros payeurs  » le rabais consenti depuis 1984 à la Grande-Bretagne. Romano Prodi, qui a lancé cette idée, tente ainsi d’apaiser les contributeurs nets au budget communautaire, très remontés contre son programme budgétaire. En vain. En réaction contre la Commission, accusée d’ignorer les messages de rigueur adressés par les Etats membres, les diplomates des pays appelés à passer à la caisse ont sorti la grosse artillerie.  » Proposition irréaliste « , ont lâché les Suédois, rejoints par les Danois et les Finlandais.  » Mauvais signal « , ont renchéri les Allemands.  » Absence de priorités claires « , ont dénoncé les Français.

Négociation marathon

La Commission Prodi se montre-t-elle incapable de faire des choix ? En défendant un budget à la hausse, elle s’est contentée, selon les observateurs les plus critiques, de satisfaire les demandes de toutes ses baronnies, au risque de disqualifier ses propositions auprès des Etats membres. Beaucoup, parmi ceux-ci, considèrent d’ailleurs que cette Commission en fin de bail manque de légitimité pour dicter des choix budgétaires. Une certitude : les propositions présentées cette semaine lancent une négociation marathon qui risque de tourner à la foire d’empoigne. D’autant que les 25 pays membres vont devoir s’accorder à l’unanimité sur ce qu’ils sont prêts à verser au pot commun et sur l’utilisation de cet argent. La négociation a peu de chances d’aboutir avant un an et demi. Entre-temps, Romano Prodi aura quitté Bruxelles et sa copie aura, probablement, subi de furieux coups de gomme.

Olivier Rogeau

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