Consensus, pragmatisme : les racines du compromis

La nécessité de marier les contraires pour faire  » réussir  » le jeune Etat belge a jeté les bases d’une solide pratique du consensus et d’une méfiance invétérée envers les grands débats de principe. Entretien avec le sociologue Olgierd Kuty (ULg)

(1) Aux sources du compromis belge : l’invention du consensualisme et du pragmatisme (1828-1835). Les Raisons du compromis. Pluralisme et régulation à l’âge démocratique. Sous la direction de Mohamed Nachi et Matthieu de Nanteuil-Miribel, chez Academia-Bruylant.

La Belgique s’est approprié les libertés modernes en regardant davantage vers Londres et ses libertés coutumières que vers la France de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Religion majoritaire, le catholicisme a pesé de tout son poids dans ce choix. Il a aussi inventé le principe de subsidiarité, qui laisse beaucoup de pouvoir à la société civile. C’est un pays paradoxal. Avec une famille catholique profondément contre-révolutionnaire, il a accouché de la Constitution la plus libérale de l’époque.

Sociologue à l’université de Liège, Olgierd Kuty s’est penché sur les débuts du jeune Etat, qui tint tête aussi bien à ses puissants voisins qu’au Vatican (1). En effet, ce dernier ne voyait pas d’un bon £il ce que, ultérieurement, le pape Grégoire XVI, dans l’encyclique Mirari vos (1832), qualifia d’  » alliance monstrueuse « , c’est-à-dire la conversion des catholiques aux idées libérales. Pourtant, nos pères fondateurs étaient bien davantage inspirés par le modèle anglais des libertés coutumières que par l’exemple révolutionnaire français. Cette alliance sera de courte durée, car la question scolaire, objet d’un premier compromis, se réveillera après trente ans d’  » unionisme « . Mais cette étape de 1827-1835 est décisive, car elle détermine les traits de la Belgique.

Le Vif/L’Express : La Belgique s’est constituée sur des bases modernes tout en conservant des valeurs de l’Ancien Régime. Comment expliquer ce paradoxe ?

: Je propose le concept de  » libéralisme communautaire  » pour décrire la variante belge de ce traditionalisme hostile à la Révolution française, à ses principes volontaristes et à sa conception des droits de l’homme. Les intellectuels contre-révolutionnaires français, dont Joseph de Maistre, étaient très écoutés par la noblesse catholique belge. Mais, alors que les traditionalistes français restaient nostalgiques d’un ordre centralisé, ils mettent l’accent sur les libertés locales et sur l’autonomie des sujets face à leur souverain. De fait, l’esprit des libertés traditionnelles issues de l’Ancien Régime oppose les libertés coutumières, acquises au fil de l’histoire, aux libertés issues de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui, elles, découlent de la Raison. Dans cet esprit, l’Eglise va imposer son autonomie dans ses champs traditionnels d’influence : l’enseignement et l’assistance. Elle le fait à bonne distance de l’Etat – pas question d’être inféodée à la monarchie comme en Angleterre – et, dans une certaine mesure, de Rome. L’idée que les structures intermédiaires comme l’Eglise ou, ultérieurement, les  » entités fédérées « , quel que soit le nom qu’on leur donne, ont quelque chose à offrir dans un Etat moderne est, au fond, très contemporaine. Elle cohabite avec ce qui est, quelque part, une survivance d’Ancien Régime, la monarchie, qui s’est remarquablement adaptée, au fil des générations, à son rôle d’arbitre.

Les élites catholiques jouent donc alors un rôle considérable. Les contemporains établissent d’ailleurs un parallèle entre trois pays catholiques, la Belgique, l’Irlande et la Pologne, qui luttent, au même moment, contre une tutelle étrangère protestante ou orthodoxe. Comment les idées libérales ont-elles pu prendre racine dans un tel pays ?

E A cette époque, la Belgique se caractérise par une très large hégémonie libérale, fondée sur l’appartenance des élites, qu’elles soient libérales ou catholiques, à une même classe sociale. L’adhésion des catholiques au parlementarisme et aux libertés individuelles découle moins, on l’a vu, de la Déclaration universelle des droits de l’homme que du modèle des libertés coutumières de l’Ancien Régime. Sous le régime hollandais, le modèle du parlementarisme anglais est débattu aussi bien dans les colonnes du Spectateur de l’abbé brugeois Léon De Foere que dans celles de L’Observateur, dirigé par l’avocat Pierre-François Van Meenen, tous deux futurs congressistes influents. Mais, en 1817, un événement avait déjà fait prendre aux catholiques belges le tournant de la modernité. Sommé de faire allégeance à la Loi fondamentale, qui prévoit une certaine séparation de l’Eglise et de l’Etat, François Antoine, prince de Méan, se plie aux exigences de Guillaume Ier pour devenir archevêque de Malines. En 1815, l’évêque (français) de Gand, Maurice de Broglie, avait refusé de s’incliner devant les obligations hollandaises et avait dû quitter le pays. Méan considère, en accord avec Rome, qu’il peut accepter les conséquences de cette Loi fondamentale, bien qu’elle heurte les prétentions absolutistes de l’Eglise. Grâce à cette ouverture, les hommes politiques et fonctionnaires catholiques ne seront pas exclus de la vie politique. Et puis, dans les années 1820, c’est l’invention du  » libéralisme catholique « . On sait qu’à ce moment le prêtre et futur député Félicité Robert de Lamennais défendait l’idée que les libertés modernes sont le fruit de la volonté de Dieu et, donc, parfaitement chrétiennes. De son côté, Lamennais est passionné par l’expérience belge. D’après l’historien Henri Haag, c’est Henri de Merode, frère de Félix, membre du gouvernement provisoire de 1830, qui aurait convaincu Lamennais qu’une trop grande proximité risquait d’entraîner l’Eglise dans les turbulences du pouvoir politique. En somme, la séparation de l’Eglise et de l’Etat était profitable à l’Eglise. Lamennais s’enthousiasme :  » Ce peuple, écrit-il, en 1829, donne à l’Europe un des plus beaux exemples que présente l’histoire à aucune époque.  »

Comment les libéraux non catholiques évoluent-ils ?

E On ne dispose pas sur les croyances politiques des libéraux de grandes synthèses analogues à celles des historiens Aloys Simon et Henri Haag pour les catholiques. On sait qu’ils se positionnent différemment par rapport à la Révolution française. Les libéraux acceptent la Révolution (1789), mais pas la Terreur (1793-1794), alors que les catholiques ont une profonde aversion pour ces deux moments de l’histoire de France. Les libéraux influents du Congrès, dont Van Meenen, futur recteur de l’ULB, acceptent d’accorder aux catholiques la liberté d’enseignement comme faisant partie de la liberté de culte. Les libéraux et les catholiques ont en commun leur refus d’une représentation politique élargie aux classes dominées. Les catholiques majoritaires acceptent un système électoral censitaire qui, s’il permet un contrôle des campagnes par le Sénat catholique, laisse les villes aux libéraux. Ils sont également partisans d’un encadrement religieux des masses. Malgré les débuts de la guerre scolaire, les élites catholiques et libérales se côtoient dans les sociétés de patronage et dans les conseils d’administration, comme le rappelle l’historien Paul Gérin (ULg). Ce consensus bourgeois a été très fort, souligne Jean-Pierre Nandrin (Facultés universitaires Saint-Louis). L’une des spécificités libérales, au début de l’Etat belge, est de défendre l’interventionnisme de l’Etat dans le développement économique et industriel. Le réseau ferroviaire belge est leur £uvre.

Cette alliance libérale va fixer, au tournant des années 1830, certains traits de la culture politique belge. Lesquels ?

E Ce compromis donne naissance au consensualisme, un produit d’exportation typiquement belge. Jusqu’à un certain point, les libéraux n’avaient pas à se plaindre de Guillaume Ier. Celui-ci soutenait les négociants et les industriels et menait, comme Napoléon avant lui, une politique anticléricale. Mais les libéraux belges, privés d’influence au profit des cadres hollandais, vont progressivement se détourner du roi des Pays-Bas. Les catholiques étaient encore moins bien lotis. En se ralliant aux libertés modernes, ils effectuent un rétablissement spectaculaire. Pendant les vingt-cinq premières années du royaume, la Belgique est généralement gouvernée par des  » cabinets mixtes « , dominés par la personnalité du roi Léopold Ier. Le compromis est inscrit dans les gènes de la nation : l’union fait la force. Pour éviter les déchirements entre les cultures catholique et laïque, chacun doit modérer ses prétentions, éviter tout extrême, faire des concessions capitales. Ce fonctionnement s’écarte résolument du modèle anglais, où une majorité s’impose à une minorité.

Le pragmatisme est la seconde spécialité belge. Il consiste à contourner les débats de principe, facteurs de divisions, pour trouver des solutions adaptées aux réalités…

E La condamnation des idées libérales de Lamennais pourrait mettre fin à l’expérience belge et freiner un catholicisme en pleine expansion. Mais le cardinal Sterckx constate que les catholiques sont très présents dans les structures politiques et leur donnent les orientations qui leur conviennent. Si la  » thèse libérale  » de la séparation de l’Eglise et de l’Etat lui apparaît condamnable dans son principe, l' » hypothèse libérale « , elle, donne de bons résultats. Résultat : les évêques belges décident de ne pas publier l’encyclique Mirari vos et de ne pas la faire commenter dans les sermons du dimanche. En somme, ils déclarent que l’encyclique qui les vise ne les concerne pas ! Comptant sur leur sens de la modération, les Belges caressent l’espoir, les uns, de ramener les incroyants à la vraie foi, les autres, d’amener les catholiques à critiquer le dogme…

La culture procédurale belge, faite de pragmatisme et de consensualisme, a toute-fois ses limites. Sans principes directeurs, on bricole au mieux…

E On observe, en effet, chez les catholiques, une méfiance à l’égard de l’exercice critique de la raison ainsi qu’une fermeture à la question démocratique. Après l’épisode de la Terreur, les principes démocratiques ont continué à faire leur chemin en France, liés à une certaine déchristianisation. Le suffrage universel pour les hommes y sera d’ailleurs réintroduit en 1848 alors qu’en Belgique, malgré l’activisme du Parti ouvrier belge (POB), il faudra attendre 1893 et même1919 pour l’obtenir complètement. D’autre part, le libéralisme communautaire belge va favoriser l’édification des  » piliers  » et conduire à un long repli sur eux-mêmes des mondes catholique, libéral et puis socialiste. Le paternalisme est le fruit de ce fractionnement de la société. Dans un  » pilier « , les membres délèguent à leurs élites le contact avec l’extérieur. Ce paternalisme n’est pas l’apanage des catholiques. Il se décline également en  » socialisme paroissial  » : ainsi va le mouvement des coopératives socialistes, dès les années 1880. Au crédit de la Belgique, il faut porter, cependant, le bel essor des structures intermédiaires, le réformisme de la classe ouvrière dès la fin du xixe siècle ou la pratique des gouvernements de coalition après 1919. Enfin, notre pays a été le laboratoire d’un principe promis à un bel avenir européen : la subsidiarité.

La subsidiarité est la nouvelle culture politique que les Belges apportent alors à l’Europe dès la fin du xixe siècle. L’Etat n’a pas vocation à s’occuper de tout. Si d’autres institutions le font déjà, qu’elles continuent !

E En effet, il n’y a pas que deux grandes cultures politiques : la libérale et l’étatiste, jacobine ou socialiste. La culture de la subsidiarité est la grande originalité belge. Elle soutient une certaine dose d’interventionnisme étatique dans le domaine socio-économique, tout en laissant une place essentielle aux associations de la société civile. Mieux encore : la subsidiarité belge est… subsidiée ! Dès 1894, le gouvernement catholique vote le principe de subsides aux mutuelles, principe qui sera étendu aux caisses de chômage en 1920.

La question sociale interpelle différemment les trois familles politiques. En obtenant une large autonomie pour leurs £uvres – enseignement et assistance -, dès 1831, les catholiques ont ouvert la voie à l’autonomie future des mutuelles et des syndicats. Celles-ci auraient pu être de simples agences gouvernementales. Mais le pape Léon XIII encourage le catholicisme social ( Rerum novarum, 1891) et donne en exemple l’autonomie des £uvres belges. Comme l’a montré l’historien Gérin, les trois congrès, entre 1886 et 1890, de l' » Ecole des démocrates-chrétiens de Liège  » ont eu un impact décisif sur le tournant social du Vatican. Le Premier ministre catholique Auguste Beernaert, inquiet de la montée des socialistes et pressé par les libéraux progressistes, décide les premières mesures de protection des femmes et des enfants ouvriers. Beernaert sauve ainsi le Parti catholique car la démocratie chrétienne, sous la pression des évêques, en 1905, ne le quittera pas. L’émancipation socialiste passe, elle, par le combat pour le suffrage universel et la création de coopératives. Au pouvoir à Gand, les libéraux progressistes créent une caisse communale d’indemnisation des chômeurs. La première commission paritaire naît en 1919. Le gouvernement se garde d’intervenir directement dans les relations sociales, laissant le champ libre au patronat et aux syndicats. L’historien Eric Gerkens (ULg) a montré que ces derniers, réformistes, acceptent, dès 1920, la rationalisation du travail, à la condition de négocier des garanties. Il a découvert qu’en 1937 le syndicat socialiste de Cockerill, prenant en compte la faible position concurrentielle de la Belgique, accompagne au Danemark le patronat de l’entreprise en mission d’étude de la productivité. On comprend mieux alors l’esprit qui va présider à l’invention de la sécurité sociale moderne au sortir de la Seconde Guerre mondiale. On entre alors dans une nouvelle avancée du principe de subsidiarité. De 1945 à 1980, c’est l’âge d’or des piliers, où sont centralisées les forces de la société civile. L’influence de l’Eglise s’amenuise et est récupérée par les hommes politiques chrétiens. Plus généralement, la particratie s’installe dans les trois familles politiques.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

E A partir de 1980 s’installe une subsidiarité que j’appellerai de  » type polycentrique « . Un autre acteur s’invite à la table belge, l’Europe, au point qu’au Conseil des ministres il y a désormais deux sortes de ministres : les titulaires de portefeuilles fortement influencés par l’agenda européen (Premier ministre, ministres des Finances)et les autres. Les négociations difficiles d’accords interprofessionnels entre 1986 et 1993, l’élaboration par le gouvernement seul du Plan national pour l’emploi, en 1998, les débats actuels autour du Pacte entre les générations témoignent de la montée en puissance du gouvernement face aux corps intermédiaires. Mais la concertation sociale n’en est pas morte pour autant. L’importance acquise par le pouvoir judiciaire témoigne d’une prise de responsabilité qui ressort plus du principe de subsidiarité que du libéralisme. Enfin, la naissance de  » piliers linguistiques  » et les réformes de l’Etat ne renforcent certainement pas la concentration des pouvoirs.

L’Europe a adopté, à son tour, le principe de subsidiarité. Y voyez-vous une influence belge ?

E L’Europe a été qualifiée de  » vaticane  » à cause de l’inspiration démocrate-chrétienne de ses fondateurs, Schuman, Adenauer, De Gasperi. Et l’on sait la dette que le Vatican a vis-à-vis de l’Ecole des démocrates-chrétiens de Liège ! Le principe de subsidiarité a tout naturellement été utilisé dans le processus de construction européenne : les Etats membres gardent la responsabilité des politiques qui ne relèvent pas directement de l’Union. On peut donc conclure que la Belgique a été, dès sa création, le laboratoire de l’Europe, en combinant le  » libéralisme communautaire  » de l’Ancien Régime et les libertés modernes, puis en soutenant un Etat providence interventionniste, inséparable d’une société civile dynamique.

Entretien : Marie-Cécile Royen

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