Confessions d’un maître contre-espion

Si l’on en croit les archives de l’Est, la Sûreté de l’Etat était experte en contre-espionnage. Récit du principal acteur de l’époque, Monsieur X, en exclusivité pour Le Vif/L’Express.

Lorsqu’il a quitté la Sûreté de l’Etat, Monsieur X était directeur des opérations, c’est-à-dire qu’il dirigeait les  » services extérieurs « , en prise directe avec l’opérationnel et la gestion des sources humaines. Mais il avait commencé sa carrière par deux ans et demi de filature ( » Je ne l’ai pas regretté « ) avant de diriger, pendant la guerre froide, le plus gros service de la Sûreté de l’Etat : le contre-espionnage. Le développement de ce service devait beaucoup à la brouille française avec l’Otan. En 1968, l’Otan décide, en effet, d’installer son quartier général à Evere.  » Les Américains nous ont suggéré d’augmenter nos effectifs « , se rappelle M.X. L’Otan, c’était un pot de miel pour les espions. Et ce l’est resté, après la chute du Mur. Mais le service de contre-espionnage de la SE a fondu comme neige au soleil quand, dans les années 1990, la lutte contre la criminalité organisée s’est ajoutée aux missions classiques du service civil de renseignement. D’une certaine manière, les Russes ex-soviétiques restaient en ligne de mire. S’y ajoutent maintenant les Chinois.

Le Vif/L’Express : A l’époque de la guerre froide, qui soupçonniez-vous a priori ?

Monsieur X : Les officiers de renseignement potentiels pouvaient se trouver dans une ambassade, la compagnie aérienne du pays, son agence de tourisme, sa représentation commerciale, ses journalistes… Il y avait beaucoup de journalistes étrangers en Belgique. Et ils étaient souvent officiers de renseignement ou bien  » cooptés « . Le KGB nommait beaucoup de  » cooptés « , des fonctionnaires qui exécutaient des missions à la demande. On a compté qu’entre 1980 et 1985 il y avait entre 40 et 45 officiers de renseignement en Belgique. Nous essayions de les repérer, puis d’identifier leurs objectifs. Il y avait des échanges assez réguliers avec les autres services européens. La Sûreté de l’Etat était consultée pour l’accréditation des diplomates.

Vous jouissiez, semble-t-il, d’une haute réputation au sein des services adverses. Ainsi, ils supposaient que vos agents surveillaient le tunnel de la basilique pour détecter leurs déplacements vers la mer. Vrai ou faux ?

Ils croyaient aussi que tous les téléphones étaient sur écoute, comme c’était le cas chez eux ! Non, le tunnel de la basilique n’était pas surveillé, c’est très difficile d’observer, là. En revanche, au début des grands axes, comme à Grand-Bigard, après l’échangeur, il y avait quelque chose. Parce que ça se passait d’une autre manière, à l’époque… Les Russes, par exemple, partaient tous les dimanches en famille, en car ou en voitures individuelles, pour aller cueillir des champignons en Ardenne. C’était une manière de dissimuler leurs activités ou de relever une boîte aux lettres morte.

Vos effectifs étaient-ils importants ?

Au sein des services extérieurs, 75 % du personnel faisait du contre-espionnage. C’était peut-être 200 personnes ? La filature ne travaillait pratiquement que pour nous, même si elle était à la disposition d’autres services. Dans le mien, une section était consacrée à chaque ambassade des pays de l’Est. Les Bulgares et les Hongrois étaient peu actifs, c’était notre impression. Tous les services secrets de l’Est étaient subordonnés au KGB, sauf la Securitate roumaine quand Ceausescu s’est retiré du Pacte de Varsovie. La Roumanie était devenue aussi une cible pour les Soviétiques. Cela s’est remarqué avec l’affaire Michiels.

Comment avez-vous coincé Eugène Michiels, qui a travaillé pour l’Est de 1978 à août 1983, et qui a été condamné à huit ans de prison en 1984 ?

Nous avions averti à plusieurs reprises le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères ainsi que les ministres des Affaires étrangères en exercice, dont Leo Tindemans [NDLR : CVP], que Michiels avait des contacts, détectés par nos filatures, avec des diplomates suspects. Cela pouvait, certes, se justifier par sa position de directeur responsable de la documentation de la Communauté européenne au ministère des Affaires étrangères. Il avait accès aux comptes rendus des réunions à l’Otan des ministres des Affaires étrangères de la Communauté européenne… mais nous n’avions pas de preuves. L’arrestation de Michiels, c’est la suite de la défection d’un Roumain, un diplomate travaillant pour la Securitate ! C’est sur moi qu’il est tombé quand il a appelé la Sûreté de l’Etat, un soir, vers 18 heures. Il paniquait. Il se sentait en danger depuis qu’il avait pris, dans sa tête, la décision de faire défection.

En quoi ce transfuge vous a- t-il aidé ?

Il nous a donné tous les détails ! Tous les documents stratégiques copiés par Michiels ! En fait, Michiels les vendait deux fois, ce qu’ignoraient les Roumains : à eux et aux Russes. Par la suite, on a retrouvé dans le coffre-fort de sa banque de l’or, pas mal d’argent liquide, sans compter les nombreux cadeaux qu’il recevait. Le jour de son arrestation, des collègues sont allés le chercher à son bureau. Il revenait de vacances en famille en Yougoslavie, où il rencontrait ses manipulateurs [NDLR : officiers traitants]. Ils l’ont amené au square de Meeûs, où se situait alors la Sûreté de l’Etat. Je lui ai demandé s’il avait une idée de la raison pour laquelle il se trouvait là. J’ai commencé à donner des détails… Il a dit :  » Vous savez tout.  » En réalité, nous ne savions pas tout. Nous ne savions pas qu’il était également utilisé par les Russes. On s’était arrangé avec la PJ, qui attendait dans le couloir. Quand je lui ai dit :  » Pour nous, ça suffit « , il a questionné :  » Monsieur, pensez-vous que je vais revenir ?  » Le commissaire Frans Reyniers l’attendait dans le couloir. Moi, j’ai continué à débriefer mon défecteur [NDLR : transfuge] et on a pris soin de lui [NDLR : il a demandé l’asile politique aux Etats-Unis]. Quatre diplomates roumains et un soviétique ont été déclarés persona non grata.

Un autre espion, est-allemand, celui-là, Rainer Rupp, a été arrêté en 1993 et condamné à vingt-deux mois de prison en Allemagne. Il avait espionné l’Otan durant près de vingt ans…

Là, les victimes, c’était nous ! C’était énorme. Ce qu’il avait volé recoupait les documents de Michiels ! Sa femme travaillait comme secrétaire de la section contre-espionnage à l’Otan, et elle espionnait aussi. Pour la fille d’un major anglais, faut le faire ! Rainer Rupp était un  » illégal « , ce n’était pas un officier de renseignement, car, à l’époque, l’Allemagne de l’Est n’était pas reconnue et ne pouvait pas avoir d’ambassade. C’était un agent auquel le service d’espionnage à l’étranger, le HVA – à ne pas confondre avec la Stasi, les SS du communisme -, avait donné une légende complète [NDLR : une autre identité, un faux passé] pour l’envoyer à Bruxelles. Objectif principal : l’Otan. Au début des années 1970, il fallait engager beaucoup de monde puisque le siège avait été déplacé à Bruxelles, suite à la décision de la France de se retirer de l’Otan. Beaucoup de jeunes dames anglaises, allemandes, hollandaises, italiennes… ont été recrutées. Elles n’étaient pas mariées et elles vivaient à Bruxelles. C’étaient des cibles idéales pour des agents comme Rainer Rupp. Lui-même a été engagé à l’Otan, après avoir réussi un examen d’entrée.

Les archives révèlent qu’un journaliste de Jette (nom de code pour les Allemands de l’Est : Akku) vous a servi d’agent provocateur pour démasquer le faux diplomate Alfred Abrahamczyk. Est-ce qu’il vit toujours ?

Je n’en sais rien, il était plus âgé que moi… C’était une source de longue date et qui s’y connaissait. C’était relativement facile de le guider. Il a accepté par patriotisme. On payait ses frais et peut-être quelques suppléments…

Etes-vous intervenu lorsque certains citoyens belges vous semblaient dépasser la ligne rouge dans leurs contacts avec des ressortissants de pays communistes ?

Les hommes politiques faisaient généralement la sourde oreille, parce qu’ils considéraient que ces contacts faisaient partie de leur fonction, et on peut les comprendre. D’autre part, le monde politique a toujours cru qu’on avait des moyens… [ ironique]. Au besoin, c’était l’administrateur général, Albert Raes, qui les rencontrait. Souvent, les personnes que nous mettions en garde étaient soulagées. Certaines nous téléphonaient spontanément, parce qu’elles sentaient qu’elles arrivaient à un stade délicat de l’affaire :  » Qu’est-ce qu’il me veut, ce type-là ?  » Ce n’était pas facile de trouver ce moment idéal…

On leur proposait alors de continuer l’affaire sous notre contrôle, pour identifier les objectifs de l’adversaire

ENTRETIEN : M.-C.R.

Les Russes partaient tous les dimanches en famille, en car ou en voitures individuelles, pour aller cueillir des champignons en Ardenne

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