Comment vivre avec tout ça ?

Attentats, militaires déployés, quartiers bouclés, opérations policières dans la ville, sécurité renforcée partout… Avec quel impact sur nous ? Quels changements de vie, d’habitudes ? Et quelles conséquences sur la société ? Sera-t-elle plus mûre ? Plus dure ? Plus solidaire ? Plus bête ?

Alors, on danse ? On chante ? On crie ? On pleure, on prie, on aime, on maudit, on survit, on s’enfuit, on oublie ? Alors, on fait quoi maintenant pour vivre avec ça ? Tout ça. Les kamikazes de Zaventem et de Maelbeek n’ont pas que répandu le sang et l’horreur. Ils ont aussi semé l’impuissance, la peur, les doutes. Comment vivre après ça ? Avec ça ?

La même phrase revient, en boucle :  » Il va falloir apprendre à cohabiter avec le terrorisme.  » OK. Mais personne n’a songé à fournir le mode d’emploi. Normal : l’humain fait ça très bien tout seul.  » Je ne suis pas inquiet, clame ainsi Bernard Rimé, docteur en psychologie à l’UCL et auteur du livre Le partage social des émotions (Presses universitaires de France). Nous sommes remarquablement organisés pour ignorer les dangers qui nous entourent.  »

Pour les victimes, leur famille et tous ceux qui ont vécu le drame aux premières loges, ce sera un chemin de croix. Mais pour les autres ? Pour nous ?  » Le terrorisme est un risque parmi d’autres, même plus faible que d’autres. Mais c’est un risque qui impressionne. Parce qu’on n’a aucun contrôle sur lui, aucune maîtrise « , souligne Olivier Luminet, professeur de psychologie à l’UCL et l’ULB.  » Nous sommes exposés à un truc gigantesque, à un épouvantail particulièrement effrayant, prolonge Bernard Rimé. Ce n’est pas supportable. Et c’est pour ça que nous allons déclencher des processus qui font leur preuve depuis la nuit des temps. Nous avons traversé des guerres, des désastres, des catastrophes… Nous sommes toujours là ! Parce que nous sommes superbien équipés.  »

Concrètement, on a le chic pour réagir, même dans la douleur ! Dès après le drame, on se rassemble. On pleure ensemble, on dessine à la craie, on allume des bougies, on se prend dans les bras. Naïf ? Caricatural ?  » Le besoin de se rencontrer, de se réunir, est une réaction très humaine, rétorque Vincent Yzerbyt (UCL), psychologue et spécialiste des émotions collectives. On a ainsi le sentiment d’être solidaire d’une même émotion. C’est une manière de savoir si ce qu’on vit, d’autres le ressentent aussi. Plus que de se rassurer, c’est un moyen de déterminer si on se situe au bon niveau d’inquiétude.  »

Première étape, donc : le contact. Appeler sa famille, serrer son enfant contre soi, passer du temps avec ses amis. Combler le sentiment de solitude qui accompagne inévitablement le choc. Et ensuite ? Se distraire. Autour d’une table, devant un film, au concert, au théâtre… Qu’importe, pourvu qu’il y ait de l’amusement ! Indécent ?  » Pas du tout. Il faut s’autoriser à vivre normalement, insiste Bruno Humbeeck, psychopédagogue à l’université de Mons. C’est le meilleur moyen de s’armer contre une guerre nouvelle et qui s’annonce longue.  » Le pouvoir salvateur de la vie quotidienne.  » L’être humain a besoin du métro-boulot-dodo, confirme le philosophe Edouard Delruelle (ULg). La normalité, il n’aspire qu’à ça. Il ne supporte pas de s’installer dans l’anormalité.  »

La force réparatrice du rire, aussi.  » Il permet de ramener un peu de distance face aux événements « , observe Adélaïde Blavier, directrice du centre de psycho-traumatismes et psychologie légale de l’ULg. Ce n’est pas pour rien que, dès le lendemain des attentats, des sketches ou des chroniques ont fait le tour du Web à une vitesse folle. Comme celui du jeune Gui-Home sur Facebook ( » Je sais qu’ils sont dangereux et armés… Mais je vais leur foutre mon Stabilo dans le cul, au moins ils nous feront chier en couleur. « ) ou celle de la journaliste belge Charline Vanhoenacker sur France Inter ( » Ces types n’ont rien en-dessous de la ceinture, au-dessus de la ceinture, tu te demandes comment ils font pour l’accrocher. « ) Et les caricatures ! Ces frites qui font un doigt d’honneur, ces Manneken qui pissent sur des kalachnikovs. Ça soulage. Ça fait passer  » la pilule compassionnelle « , comme dirait Bruno Humbeeck.

Ça peut aussi donner l’impression de se mettre la tête dans le sable. Continuer à vivre comme si de rien n’était est ambigu, aux yeux du philosophe Jean- Michel Longneaux (UNamur).  » D’un côté, c’est juste. De l’autre, ça peut occulter une réalité, une insécurité qu’on ne veut pas reconnaître. Par exemple, s’asseoir à la terrasse d’un café après les attentats de Paris « comme avant », c’est aussi ne pas vouloir prendre la mesure que plus rien n’est comme avant, que le monde a changé.  » Mais quelles autres solutions, à part le recours confortable à la vie quotidienne ? La violence. Couplée à la colère, l’agressivité, la haine… La tristesse, aussi. Et, par extension, la dépression, le repli sur soi. Tentant, sans doute. Vain, assurément.  » C’est ce que ceux qui nous attaquent voudraient, plaide Bruno Humbeeck. Ils ne s’attendent pas à nos mécanismes de résistance.  »

Même si la résilience n’empêche pas de douter. La peur, l’anxiété, l’évitement, les cauchemars… Autant de réactions normales à des situations anormales, garantit Adélaïde Blavier. Bref : non, on ne perd pas les pédales si on a dorénavant des palpitations et des sueurs froides en prenant le métro ou l’avion.  » Si ça reste sur le court terme, précise-t-elle. En général, on considère que ce n’est pas inquiétant durant quatre semaines. Au-delà, si ces symptômes ne disparaissent pas, une prise en charge thérapeutique est à envisager.  » Heureusement, la majorité des personnes parviendront à passer rapidement à autre chose : en moyenne, une personne sur dix a davantage de mal, selon Olivier Luminet. Celles qui se révèlent les plus exposées sont généralement celles dont la vie personnelle est déjà fragilisée, ou celles qui sont les plus isolées.

Retour, donc, à la case  » bienfaits des contacts sociaux  » ! Alors oui, on danse, on chante, on sort, on rit. On affiche notre incroyable résilience. On fait exactement le contraire qu’au lendemain des attentats parisiens de novembre dernier. Rien de plus nuisible que de fuir les rassemblements de masse, limiter ses loisirs et se calfeutrer chez soi. D’ailleurs, cherchez l’erreur : les attentats du 22 mars ont touché les Belges directement, alors que ceux du 13 novembre affectaient leurs voisins. Pourtant, cette fois, aucun vent de panique généralisée ne s’est levé. Peu d’annulations d’événements, pas de parents affolés par la fermeture des écoles, pas de paralysie de l’activité économique. Quand zénitude rime avec belgitude.

Notre incroyable capacité de digestion

Probablement un concours de circonstances, juge Jean-Michel Longneaux.  » A Paris, les terroristes avaient tiré en pleine rue, la nuit. A Bruxelles, il s’agissait de lieux fermés, le jour.  » Peut-être moins perturbant. Puis, l’effet de surprise s’est atténué. Comme si tout le monde s’y attendait, en fait.  » Ce que nous redoutions s’est réalisé  » furent d’ailleurs les premiers mots du Premier ministre, Charles Michel.  » Presque comme si c’était devenu normal (même si ce n’était pas souhaitable), enchaîne le philosophe. Chaque attaque est un contrecoup, mais ça commence à faire partie du paysage.  » L’être humain s’adapte définitivement à tout. Notre empathie faiblit à mesure que l’horreur devient plus fréquente.  » La société a une capacité de digestion et de poursuite de son avancée qui est remarquable, répète Vincent Yzerbyt. Même en cas de guerre ou de grandes catastrophes naturelles, il est toujours stupéfiant de voir que la vie reprend son cours.  »

Si le calme prévaut malgré les effroyables circonstances, peut-être est-ce aussi parce que le lockdown de novembre a démontré toute son inefficacité. Sur le plan économique ainsi qu’au niveau du bien-être collectif. Personne ne s’est senti apaisé après ces quelques journées d’inactivité. Que du contraire. L’exemple à ne plus suivre.

Puis, cette fois, le gouvernement l’a jouée plus finement. Les ministres assènent le même message :  » Gardons notre calme, faisons face, retournons le plus vite possible à la normale.  »  » Dans les périodes de désarroi, la parole des autorités est performative, résume le philosophe Edouard Delruelle. En ne déclarant pas l’état d’urgence ou l’état d’exception, le gouvernement a exactement envoyé le type de message qu’il fallait. J’aurais beaucoup de reproches à faire en temps normal au gouvernement fédéral, mais pas celui-là ! Il était essentiel de rassurer. On le voit : en France, avec Manuel Valls qui fait des déclarations de guerre, le climat est beaucoup plus anxiogène. Or donner le sentiment qu’on vit dans un traumatisme, dans un stress permanent, c’est très mauvais pour le lien social.  »

Bon point pour la Belgique. Mais pour combien de temps ? L’introduction de l’état d’urgence est en projet, désormais… Combien de temps conserverons-nous notre intelligence ? Combien de temps éviterons-nous de sombrer dans les amalgames, la haine de l’autre, le repli identitaire ? Combien de temps nous empêcherons-nous de devenir une société encore plus dure, plus amère, plus austère ?

On sent déjà poindre les premiers symptômes. Au détour d’une conversation, sur les réseaux sociaux, dans les commentaires d’articles sur les sites Web. Des paroles haineuses, des insultes, des tentatives de récupération. Qui ne demandent qu’à se propager. Il faut aussi s’attendre aux réflexes sécuritaires : davantage de force de l’ordre dans les rues, davantage de frontières, de surveillance, de restrictions des libertés. Le calme exemplaire post-attentats ne sera-t-il qu’éphémère ?

Les points d’interrogation s’accumulent à nouveau. Ce coup-ci, aucune réponse toute faite.  » Face à la peur, nos sociétés ont tout aussi bien été capables de gagner en maturité en inventant des solutions collectives, que de régresser en prônant le chacun pour soi. On l’a encore vu récemment avec les migrants, relève Edouard Delruelle. Nous oscillons entre les deux voies.  » Il ne faudrait pas grand-chose pour tomber d’un côté ou de l’autre. D’autant que  » nous prenons conscience que nous sommes les ennemis de quelqu’un, même si on ne l’a pas voulu et qu’on ne se sent pas responsable « , selon Jean-Michel Longneaux.  » C’est horrible, continue-t-il, parce qu’on est ainsi mis dans une logique d’opposition. Quoi qu’on fasse, il n’y a plus de bonnes solutions.  » Ne rien faire ou contre-attaquer, la peste ou le choléra.  » C’est insupportable, on est coincé entre deux situations mauvaises.  »

 » La réponse collective que l’on vit actuellement se révèle très bénéfique. Elle renforce notre appartenance à notre communauté, conclut Bernard Rimé. Le problème, c’est : est-ce que cela risque de se retourner vers des groupes perçus comme extérieurs aux nôtres ? Les recherches menées sur les réactions sociétales observées par le passé à la suite des événements importants vont dans les deux directions.  »

A chacun de choisir. Même s’il serait plus facile de continuer à danser pour oublier.

Par Mélanie Geelkens et Christophe Leroy

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