Comment le Revolver s’est fait flinguer

Le Grand Prix de Formule 1 de Belgique a lieu le week-end prochain, à Francorchamps. Quarante ans après le dernier qui ait été organisé à Nivelles-Baulers. Un circuit mythique, en forme de revolver. Et que l’absence de volonté politique a condamné.

Dimanche 12 mai 1974. Le Brésilien Emerson Fittipaldi, au volant d’une McLaren M23, accroche sa deuxième victoire sur le circuit de Nivelles-Baulers. Devant 70 000 spectateurs et devançant de 35 dixièmes de seconde Niki Lauda et sa Ferrari 312 B3. Sur le podium, Fittipaldi, sacré champion du monde deux ans plus tôt et qui allait reconquérir le titre, est radieux. Il ne peut alors imaginer qu’il ne reverra plus jamais le tracé du Revolver. Le circuit brabançon doit son surnom à sa très longue courbe, à droite en dévers. Sa forme évoque une crosse. Elle fait aussi la spécificité de Nivelles-Baulers. En se refermant brusquement, elle était très délicate à négocier : une prise trop large et c’était la sortie de piste assurée.

Le 29 juin dernier, 8 000 nostalgiques se sont rendus en pèlerinage pour y retrouver des acteurs et témoins d’une période glorieuse de la cité aclote, comme le pilote belge Teddy Pilette, sur la grille de départ en 1974. Ils y ont vu évoluer 150 voitures de compétition historiques dont une authentique Formule 1 ayant participé à ce fameux dernier Grand Prix : la Trojan T103 de l’Australien Tim Schenken, qui avait fini 10e. Ce revival, l’oeuvre de Serge Stevens – cheville ouvrière du Formula Club, une ASBL réunissant des propriétaires de voitures de compétition historiques – s’est déroulé sur environ deux tiers du tracé d’époque. Le parc d’affaires Les Portes de l’Europe a pris la place du défunt circuit mais il a conservé dans ses allées quatre des sept virages du Revolver, dont la fameuse  » crosse « .

Le rêve du bourgmestre

L’histoire commence en 1967. Le bourgmestre d’alors, Jules Barry, rêve d’accueillir le grand cirque de la Formule 1 sur ses terres. Une étude est diligentée. En mars 1969, la Capenib (pour Circuit automobile permanent européen de Nivelles-Baulers) est constituée sur une idée de départ d’Yvan Dauriac, promoteur immobilier. Elle obtient un droit d’emphytéose de 63 ans sur un terrain de 150 hectares appartenant en majeure partie au CPAS nivellois, le reste étant la propriété d’agriculteurs. Le dessin du tracé de 3,724 km est confié au Néerlandais John Hugenholtz, qui a déjà dessiné, entre autres, le circuit de Zandvoort, après-guerre. La construction, elle, est assurée par l’entreprise routière de Robert Benoit, par ailleurs administrateur délégué de la Capenib.

En 1971, le circuit est inauguré. Les spécialistes ne tarissent pas d’éloges sur la modernité et la sécurité, qui le caractérisent avec notamment sa triple rangée de grillages. La F1 débarque un an plus tard. Motif : les pilotes ne veulent plus de Spa-Francorchamps, qu’ils jugent trop dangereux. Le 4 juin 1972, Emerson Fittipaldi y signe une première victoire retentissante devant 100 000 spectateurs au volant de sa très avant-gardiste Lotus 72.

Très vite pourtant, Nivelles-Baulers présente des signes cliniques inquiétants. Une alternance avec le circuit néerlandophone de Zolder, dans le Limbourg, est décidée pour remplacer Francorchamps. L’organisation du Grand Prix de Belgique 1974 revient au circuit brabançon. Or, en février, la Capenib est déclarée en faillite. Ses promoteurs accusent l’influence du président du Parti socialiste, le Liégeois André Cools, qui ne voudrait pas d’un concurrent wallon pour Francorchamps. Le sauvetage du Grand Prix va venir d’un certain Bernie Ecclestone, représentant la Foca (Formula One Constructors Association) et récent acquéreur de l’écurie Brabham. Il décide de louer le circuit à la condition d’y trouver des partenaires. Contacté par le Racing Automobile Club de Belgique (RACB), John Goossens, alors CEO de Texaco Belgium, réunit d’autres partenaires potentiels dont Freddy De Dryver, père du pilote Bernard De Dryver et importateur des produits hi-fi danois Bang & Olufsen. C’est lui qui mise le plus gros sur l’événement : la course est dès lors rebaptisée Bang & Olufsen Grand Prix of Belgium. Le 12 mai 1974, Fittipaldi s’y impose, donc.

Hors cette prestigieuse compétition, peu d’événements. Nivelles-Baulers se mue de plus en plus en circuit fantôme. Le tracé sert essentiellement de piste d’entraînement, certains week-ends, à des pilotes amateurs qui ont le plaisir d’en découdre avec des professionnels ou à des épreuves provinciales. Courant 1975, un étudiant en droit à l’ULB de 20 ans, Lawrence Gozlan, se porte locataire pour trois années du circuit en faillite. Le 28 octobre 1978, il rachète aux enchères en adjudication publique, au nez et à la barbe de l’Etat qui se portait également acquéreur, le bail emphytéotique de 63 ans pour 31,750 millions de francs belges (l’Etat s’était fixé un plafond de 30 millions…).

Mais les autorisations ministérielles émanant de la Santé publique pour l’organisation des seulement sept week-ends de compétitions auxquels il peut prétendre tardent à arriver, ce qui rend impossible la tenue d’épreuves internationales dont le calendrier est fixé au moins un an à l’avance. Certains riverains se plaignent des nuisances sonores, et trouvent un écho favorable auprès des autorités communales. Cela n’empêche pas la tenue de beaux meetings : les Coupes Benelux, rassemblant des épreuves de voitures de compétition variées, et Les 4 Heures du Millénaire (de Bruxelles, en 1979), réservées aux voitures de production avec les vedettes nationales de l’époque, comme les frères Martin, Thierry Boutsen, Didier Theys, Marc Duez, Claude Bourgoignie, Willy Braillard, Alain Semoulin, Michel De Deyne…

On se prend alors à rêver d’un retour des F1 en terre aclote. Gozlan va jusqu’à proposer sur son circuit l’organisation du Grand Prix du Luxembourg mais le RACB y oppose un veto formel. De son côté, Zolder a solidement verrouillé sa position depuis 1975 en qualité de circuit d’accueil du Grand Prix de Belgique (Spa Francorchamps ne récupérera la Formule 1 qu’en 1983, après d’importantes modifications du tracé inauguré en 1979). L’année 1980 voit un dernier événement international à Nivelles-Baulers, sur une piste adjacente : le championnat du monde de karting, remporté par le Néerlandais Peter De Bruyn devant un jeune inconnu. Un certain Ayrton Senna.

Le coup de grâce

Un arrêté royal est pris le 1er décembre 1981 : le site est classé en  » zone d’extension d’équipements communautaires et de services publics « . Cet arrêté prive officiellement Lawrence Gozlan de son outil de travail. Et condamne Nivelles-Baulers : le circuit est définitivement fermé fin 1981 et, à partir de 1983, cesse le paiement des loyers au CPAS. Gozlan entame alors des procès contre tous ceux qu’il tient pour responsables de la mise à mort du Revolver. Il en gagne cinq en trois ans et tente même de porter son affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme.

En 1992, après plus de dix ans d’abandon, la société britannique SA European Land se propose de reprendre le bail pour y créer un parc d’affaires. Elle jette l’éponge en mai 1993. En août de la même année, la Ville et le CPAS cèdent le site à l’Intercommunale du Brabant wallon (IBW). Objectif : y implanter… un parc d’affaires. Montant de la transaction : 250 millions de francs. Cela revient à céder, à 15 francs le m2,72,6 hectares du complexe (le CPAS en conservant 8,7) majoré, pour pouvoir couvrir l’addition, des dix ans de loyers de retard de Lawrence Gozlan depuis 1983 (et d’une indemnité de 200 millions versée à ce dernier, assortie de l’abandon de toutes nouvelles poursuites). L’IBW vient de réaliser la plus belle opération de son existence sur fonds propres. Et sur les ruines d’un circuit mythique. Qui faisait l’unanimité des pilotes et des spectateurs. Mais qu’aucune personnalité politique n’a défendu.

Par Jean Cevaer

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