Comment gagner l’Euro 2004

Sur le grand échiquier d’herbe, les génies du ballon rond font la loi. La science du jeu n’a pas vraiment changé, mais les petits détails font la différence

Y aurait-il une recette particulière pour remporter une grande compétition de football, comme le championnat d’Europe qui oppose actuellement les seize meilleures équipes du moment : une tactique de jeu, une occupation de terrain qui aurait le don d’étouffer l’adversaire ? Pas vraiment. Ces vingt dernières années, toutes les sélections nationales ont appliqué les variantes de deux schémas tactiques inamovibles, qui se différencient notamment par le recours à 3 ou à 4 défenseurs. Le degré d’innovation en vigueur sur la planète foot est inversement proportionnel aux intérêts financiers en jeu. Au mieux, on parle de  » flexibilité « . Ainsi, lors de la dernière Coupe du monde, un huitième de finale plutôt crispé entre l’Italie et la Corée du Sud s’est joué sur une pirouette tactique du sélectionneur coréen (le Néerlandais Guus Hiddink), qui avait eu l’audace d’aligner cinq attaquants dans les dernières minutes. Des Italiens habituellement réglés comme du papier à musique avaient été roulés dans la farine par ces feux follets asiatiques, nouveaux adeptes d’un  » pressing  » qui prend l’adversaire à la gorge.

De tels coups de poker sont rares. Au niveau international, les bonnes équipes se valent et une demi-douzaine d’entre elles ont une chance réelle de remporter l’Euro 2004. Les clés du succès tiennent à une combinaison de facteurs : fraîcheur physique, niveau de forme des indispensables stars d’une équipe, force mentale et… maîtrise tactique. Sans compter le brin de chance qui fait parfois la différence ! A ces atouts, le vainqueur d’un tournoi ajoute à chaque fois l’art consommé de régler tous les détails. Ce n’est pas un hasard si les compétitions européennes qui se sont achevées en mai dernier, opposant les meilleurs clubs, ont couronné Valence et Porto. Leur sens de l’anticipation, la qualité des passes redoublées et une subtile occupation du terrain ont frisé la perfection. A l’image d’un essaim d’artistes en short, se déplaçant d’arrière en avant, de gauche à droite. Avec, à leur tête, des stratèges enviés par l’Europe entière…

Même en remontant à la nuit des temps, les révolutions sur gazon sont peu nombreuses. A la fin des années 1920, la naissance du célèbre  » WM  » en est une. Imaginée par les inventeurs du ballon rond, une telle manière de quadriller le terrain avait rendu les équipes britanniques quasi invincibles sur leurs propres terres, durant plusieurs décennies. Un stoppeur organisait sa défense disposée en W, tandis que le jeu offensif s’articulait autour d’un attaquant de pointe disposé au c£ur du M. C’était sans compter l’imagination d’un coach de l’Est, à la base du retentissant 3-6 réalisé lors d’un Angleterre-Hongrie de légende, en 1953, fatal au WM et… au dernier défenseur anglais, qui ne fut plus jamais retenu en sélection !

La métamorphose du gardien de but

Cinq ans plus tard, le Brésil remportait sa deuxième Coupe du monde en imposant un football pétillant et offensif, donnant libre cours aux arabesques de ses quatre attaquants, parmi lesquels Pelé et Garrincha. C’est ce système de jeu qui est à l’origine du 4-4-2 encore en vigueur aujourd’hui. Un gardien, quatre défenseurs, quatre médians, deux attaquants seulement : une version plus frileuse et réaliste, mais tout aussi efficace. Transformé un moment en  » catenaccio  » par des Italiens soucieux de cadenasser les initiatives adverses, utilisé sous une autre forme par les partisans d’un football plus généreux, ce 4-4-2 est de toutes les saisons. Il est à peine concurrencé par un 3-5-2 a priori plus défensif, qui concentre davantage de joueurs au milieu du jeu.

Cela dit, les vrais puristes se moquent de ces schémas à trois chiffres (4-4-2, 3-5-2, 4-3-3…), qui font fuir les profanes. Cela revêt autant d’intérêt que de photographier des dominos, estiment-ils, faisant référence à ce football total, tout en mouvement, que les Pays-Bas avaient si bien incarné au début des années 1970. Aujourd’hui, les évolutions du jeu sont subtiles. Exemple : les premières rencontres de l’Euro confirment la disparition du libero classique, chargé de couvrir sa défense et placé cinq ou dix mètres derrière elle. Presque toutes les défenses jouent  » en zone  » et  » à plat « , dit-on dans le jargon. Cela favorise un jeu plus dominateur, nécessite une grande vitesse d’exécution et une parfaite coordination entre les équipiers. Elle est quasi révolue, l’époque où des colosses un peu frustes pouvaient se faire une place au soleil en se contentant de mettre l’attaquant adverse sous l’éteignoir. Tant pis, aussi, pour les gardiens de but un brin ringards : ils sont désormais obligés d’intervenir loin de leurs poteaux, souvent au pied, ce qui rend leurs actions plus spectaculaires. Heureusement, ils peuvent compter sur deux ou trois véritables pare-chocs dans l’entrejeu, comme la France l’a exploité à merveille en 1998 et en 2000, remportant en deux ans les deux titres majeurs : un tel dispositif avait permis au talent du génial Zinedine Zidane d’éclater au grand jour, libéré de tout travail défensif.

Plus que jamais, d’ailleurs, l’influence de ces meneurs de jeu atypiques demeure prépondérante. Créatifs et omniprésents, Zinedine Zidane et le Portugais Luis Figo ou l’Anglais David Beckham manient l’art de louvoyer entre les lignes ou de rechercher les espaces sur les flancs, alors que les chefs d’orchestre d’hier avaient l’habitude de camper au milieu du jeu, ce qui facilitait leur prise en charge par le garde-chiourme de l’autre camp. Actuellement, la pression sur le porteur du ballon est de plus en plus intense, les échanges particulièrement serrés, et la victoire penchera vers l’équipe qui sera capable d’utiliser au mieux les rares espaces libres.

Absente au Portugal, la Belgique a assurément pris du retard. Au Japon et en Corée, il y a deux ans, l’apport du jeune retraité Marc Wilmots avait été colossal : au crépuscule de sa carrière, le puissant Brabançon avait précisément le don de se glisser entre les défenseurs et les médians adverses afin de surgir où on ne l’attendait pas. Or la sélection belge ne compte plus aucun joueur de ce type, à la fois influent, intelligent, bon compétiteur, capable de se retrousser les manches et d’aller au charbon. Thomas Buffel ou Jonathan Blondel ? D’excellents petits joueurs créatifs. Pas (encore ?) de vraies stars.  » Pour les petites nations, il est déjà compliqué de sélectionner onze ou douze joueurs de grande qualité. Même sur le plan tactique, la marge de man£uvre est forcément étriquée, observe Frans Masson, directeur de la formation à l’Union belge et ancien adjoint de Robert Waseige. Il n’empêche : en Belgique, on condamne un peu trop vite un jeune joueur un peu difficile… alors que tous les grands talents ont des caractères bien trempés. On néglige les petits détails qui font gagner les autres : empêcher l’adversaire de développer des contre-attaques, par exemple. Enfin, même si la formation des jeunes s’harmonise et s’améliore, cela manque de constance : c’est bien de chercher à renouer avec notre jeu défensif et bien organisé d’antan ; en même temps, il ne faudrait pas oublier d’aiguiser le sens du dribble des internationaux de demain.  »

Bref, le football belge n’est plus vraiment un label. En revanche, les concurrents étrangers semblent sûrs d’eux. Fondé sur une énorme discipline collective, le foot allemand reste rigoureux et empêche l’adversaire de s’exprimer. A l’opposé, l’Espagne adore le jeu élaboré en passes courtes. Les Pays-Bas cherchent à dominer l’adversaire. Culotté, le Portugal n’a pas peur de se frotter à l’équipe adverse. La France allie la rigueur, la technique et, désormais, l’expérience. Faites vos jeux !

Philippe Engels

En Belgique, on condamne trop vite un jeune joueur un peu difficile…

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