Cité des Finances à Liège La tour infernale

Un important projet immobilier aux Guillemins, destiné à reloger les fonctionnaires des Finances, sème la zizanie à Liège. Les politiques sont divisés, parfois au sein d’un même parti. Les riverains en colère. La bataille juridique s’annonce longue. Le tout sur fond de bras de fer entre la Ville et la SNCB. Avec l’Expo 2017 en perspective. Sans parler du profil du promoteur, épinglé par la Cour des comptes. Voilà tous les ingrédients d’une incroyable saga. Récit.

La tour est en feu avant d’être construite… Même Steve McQueen n’y pourrait rien. Le film, à Liège, ne remportera ni oscar ni golden globe. Il met pourtant en scène des acteurs hauts en couleur comme Didier Reynders, Jean-Claude Marcourt, Christine Defraigne, Willy Demeyer… Les Liégeois, eux, ont l’impression d’assister, en spectateurs impuissants, à ce qu’on peut déjà appeler la nouvelle saga immobilière de la Cité ardente.

D’ici à deux ans, une tour de 118 mètres de hauteur devrait se dresser sur l’immense esplanade, actuellement en friche, devant la gare des Guillemins. Un record pour ce futur gratte-ciel qui dépassera de loin les autres flèches liégeoises, les tours Atlas, Kennedy et Simenon atteignant respectivement 87, 84 et 73 mètres.

Bien qu’il attende encore le permis de bâtir de la Région wallonne, le promoteur Fedimmo semble sûr de lui. Mais la contestation enfle dans le quartier des Guillemins : les riverains opposés à la tour, qui, entre autres désagréments, les privera de soleil, s’organisent. Et ils ont un allié de poids, la SNCB-Holding qui ne veut pas voir l’immense donjon dégrader l’aura de sa chère gare Calatrava. Bref, la bataille juridique risque d’être très longue. Tout cela un an avant les élections communales et alors que Liège vient de lancer officiellement sa candidature pour l’Expo internationale 2017. Il y a de quoi être nerveux outre-Meuse.

ÉPISODE 1er : CASINO ROYAL

Pour bien comprendre la trame, il faut remonter à 2006 : le gouvernement Verhofstadt II (libéraux et socialistes) doit remplir les caisses vides de l’Etat. Parmi ses trucs et astuces budgétaires : les fameuses opérations  » sale and rent back « . Autrement dit, l’Etat vend des bâtiments à une société privée et les lui reloue par la suite. Ces opérations controversées avaient déjà eu lieu, en 2001, sous le précédent gouvernement Verhofstadt (socialistes, libéraux et écologistes). On sait ce qu’il en coûtera à l’Etat qui devra débourser 1,8 milliard d’euros pendant vingt-cinq ans pour louer des bâtiments (tour des Finances, palais d’Egmont, WTC III…) dont la vente, entre 2001 et 2006, n’a rapporté que 1,3 milliard !

En 2006, le gouvernement décide donc, à la hâte, de vendre un paquet de 62 immeubles. Le ministre des Finances Didier Reynders (MR), responsable de la Régie des bâtiments, est à la man£uvre. Au départ, il est prévu que l’Etat constitue lui-même une société à capital fixe immobilier (Sicafi), cotée en Bourse et dotée des immeubles lui appartenant. Curieusement, le projet capotera. Le gouvernement préférera créer la SA Fedimmo, dont 90 % du capital est cédé à l’investisseur privé Befimmo, le reste demeurant aux mains de l’Etat. Didier Reynders gardera un £il intéressé sur l’affaire en plaçant dans le conseil d’administration de Fedimmo de fidèles lieutenants : son ancien chef de cabinet Koenraad Van Loo et son chef de cab d’alors Bruno Colmant, remplacé plus tard par le chef de cab actuel Olivier Henin.

Dans le lot des 62 bâtiments se trouvait l’actuelle cité des Finances de Liège, une propriété qui s’étale sur un hectare en face de la gare des Guillemins. C’est le vrai début de la saga.  » A l’époque, Willy Demeyer [NDLR : bourgmestre PS de Liège] et moi avons écrit au ministre Reynders pour l’implorer de ne pas vendre le site, raconte l’échevin de l’Urbanisme Michel Firket (CDH). Nous n’avons reçu aucune réponse, même pas un accusé de réception !  » Jean-Claude Marcourt (PS), ministre wallon et conseiller communal à Liège renchérit :  » Il est clair que Didier Reynders est animé par une véritable volonté de nuisance à l’égard de la Ville de Liège. Il n’était pas obligé d’inclure, dans le paquet, la cité des Finances qui représentait un intérêt public stratégique.  » Tiens, tiens, les socialistes ne se trouvaient-ils pas dans la majorité fédérale à l’époque ?  » C’est vrai, reconnaît Marcourt, mais on n’allait pas faire sauter un gouvernement là-dessus. « 

Didier Reynders n’a pas souhaité non plus répondre aux questions du Vif/L’Express, arguant de sa délicate double casquette de ministre des Finances et de chef de groupe MR à Liège. Pour sa part, le directeur général de la Régie des bâtiments, Laurent Vrijdaghs, explique laconiquement :  » En 2006, la priorité pour constituer le portefeuille de 62 immeubles a été donnée aux bâtiments de bureau. « 

ÉPISODE 2 : 24 H CHRONO

Moins d’un an plus tard, en octobre 2007, la Régie, mandatée par l’Etat fédéral, lance un appel d’offres pour la construction d’un nouveau bâtiment destiné à reloger les fonctionnaires liégeois des Finances, dont le siège est vétuste et rempli d’amiante. Parmi les cinq candidats qui se positionnent sur la ligne de départ : Fedimmo et la SNCB-Holding. Dans son appel d’offres, la Régie a prévu que les postulants obtiennent d’abord un certificat d’urbanisme (CU2, dans le jargon administratif) délivré par la Ville de Liège, pour répondre aux exigences urbanistiques communales.

Trois candidats se verront refuser le CU2. Restent Fedimmo, propriétaire privé de l’actuelle cité des Finances, et la SNCB-Holding, qui projette de construire un immeuble de bureaux, à la place du chancre de la rue du Plan incliné, dans le prolongement de la gare Calatrava. Mais patatras ! Le 24 décembre 2008, à l’heure de clôture de la remise des candidatures, un seul dossier est déposé avec le sésame de la Ville en bonne et due forme. Dans un courrier, révélé par Trends-Tendances, les patrons de la SNCB-Holding s’insurgeront contre le fait d’avoir reçu le CU2 signé par les autorités compétentes et assorti de conditions, le… 23 décembre à 14 h 43, la veille de l’échéance de la Régie.

 » En réalité, la SNCB a voulu jouer les apprentis sorciers, elle n’a pas été capable de remettre suffisamment tôt son projet, par ailleurs très indigent, analyse aujourd’hui l’échevin Firket. Malgré cela, nous lui avons donné copie officieuse du CU2 début décembre. Elle avait le temps de répondre à nos quelques conditions…  » Du côté de la SNCB, le discours est bien sûr différent :  » Les conditions étaient si nombreuses, 24 heures avant l’échéance, que cela ressemblait à un avis négatif « , dit Vincent Bourlard, directeur général de la SNCB-Holding. Sur la place de Liège, il s’agit d’un énième round dans le combat qui, depuis dix ans, oppose la Ville à la SNCB-Holding, la première n’ayant jamais avalé de ne pas avoir été associée au projet de la gare Calatrava.

ÉPISODE 3 : LE CANDIDAT

Bref, Fedimmo est restée seule en piste pour le marché public des Finances. Le promoteur privé était d’ailleurs fin prêt depuis belle lurette, au point qu’il avait dévoilé son projet dès le printemps 2008 : une tour de 118 mètres de hauteur (138 mètres avec la flèche), 27 étages et 40 000 mètres carrés de bureaux. Budget : 91 millions d’euros. Il n’en fallait pas plus à certains pour dire que tout était cousu de fil blanc…

 » Dans les faits, Fedimmo est le seul candidat, constate François Schreuer, président de l’ASBL urbAgora, un groupe de réflexion urbanistique liégeois. On peut regretter que la Régie des bâtiments ait lancé un appel d’offres pour un projet intégré destiné à des promoteurs, sans concours d’architectes. C’était biaisé d’avance. La question de l’architecture a été complètement évincée. Inimaginable pour un projet de cette envergure ! « 

A la Régie, Laurent Vrijdaghs se justifie :  » Nous avons des délais. Plus de 1 200 fonctionnaires doivent être relogés d’ici à juin 2013, car notre contrat de location actuel court sur six ans. Il nous fallait donc un projet global avec un terrain et un bâtiment fonctionnel qui réponde à nos besoins. L’esthétique n’était pas le critère premier.  » Cela dit, aujourd’hui, tous les acteurs du dossier disent regretter la candidature avortée de la SNCB…

ÉPISODE 4 : LE FACTEUR SONNE TOUJOURS DEUX FOIS

La balle est désormais dans le camp de la Région wallonne qui doit délivrer le permis de bâtir. Le coup de marteau final viendra de Philippe Henry (Ecolo). Le ministre de l’Aménagement du territoire se fondera sur l’avis de son fonctionnaire délégué, André Delecourt, qui a déjà recalé le projet une première fois, l’année dernière.

En effet, suite à l’enquête publique de 2010, Fedimmo a dû revoir sa copie.  » Nous avons répondu à l’ensemble des modifications demandées par le fonctionnaire délégué, explique Martine Rorif, responsable du projet chez Fedimmo. Le bâtiment a été éloigné de la rue de Fragnée, de plusieurs mètres. L’ensoleillement a été augmenté de manière substantielle, d’une à deux heures par jour, en particulier pour l’immeuble Petit Paradis [NDLR : fer de lance de la contestation riveraine]. Ceux-ci n’auront plus le nez sur la tour, mais une perspective plus large sur la future esplanade… « 

Clôturée le 10 mai dernier, la seconde enquête publique sur le projet revu et corrigé a suscité davantage de réclamations : 350 lettres de riverains contre 90 lors de la première enquête.  » C’est appréciable, mais pas exceptionnel pour un projet urbain de cette dimension « , commente l’échevin Firket, un brin impérieux. Quoi qu’il en soit, la tour Fedimmo n’est guère populaire dans le quartier des Guillemins. Les riverains, en particulier ceux de l’avenue Blonden, de la rue de Fragnée et Paradis, voient arriver d’un très mauvais £il ce mastodonte qui leur gâchera la vue et l’ensoleillement. La plupart des élus liégeois en ont conscience.

ÉPISODE 5 : LA GUERRE DES ROSES

La tour est devenue un sujet politique délicat. Des dissensions s’observent au sein même des partis.  » Oui, le PS est divisé sur la question de la tour, reconnaît la chef de groupe Marie-Claire Lambert. Les socialistes sont majoritairement contre le plan actuel.  » Jean-Claude Marcourt, qui habite lui-même avenue Blonden, fait preuve de virulence contre le projet des Finances. De son côté, le bourgmestre Willy Demeyer (PS), qui veut préserver son partenaire CDH, se montre discrètement attentiste. Il n’a d’ailleurs pas donné suite à notre appel.

Au MR, Michel Peters, proche de Reynders, comprend la préoccupation des riverains.  » Mais, quand on a décidé d’habiter les Guillemins, il est illusoire de croire que ce quartier sera privé de tours. Nous sommes au XXIe siècle « , rappelle-t-il. Christine Defraigne, elle, bataille résolument contre la tour Fedimmo qu’elle a baptisée le  » Dubaï du pauvre « . Une formule qui a fait mouche.  » Je ne suis pas contre les tours, mais ce projet-ci est incohérent. Il est clair que le promoteur construit tout en hauteur pour gagner de la surface au sol.  » La députée libérale ne se prive pas de pointer un doigt accusateur vers la majorité PS-CDH qui a accordé un CU2 à Fedimmo.  » Le PS veut faire porter le chapeau à Didier Reynders, mais c’est la Ville qui a accordé le certificat d’urbanisme pour la tour. Rien ne l’y obligeait. « 

Chez Ecolo, où les désaccords sont moins tranchés, la Liégeoise et députée wallonne Veronica Cremasco, qui est aussi architecte, s’oppose radicalement à la tour.  » Je comprends que Fedimmo veuille valoriser son terrain, dit-elle, mais pas de cette manière. Le projet a été ficelé de manière procédurière et imposé aux Liégeois, sans qu’il y ait eu de véritable débat. Résultat : on risque de perdre des années avec les recours qui se profilent si Fedimmo obtient le permis. « 

Dans ce dossier immobilier, les conseillers communaux n’ont pas grand-chose à dire. Ils auraient pu néanmoins court-circuiter les desseins de Fedimmo, lors du conseil de ce 30 mai qui a abordé la question de voiries aux abords de la tour. Mais les socialistes ont effectué une remarquable courbe rentrante, en soutenant le dossier alors que les libéraux se sont abstenus, à l’exception de Christine Defraigne qui a voté contre, tout comme le groupe Ecolo. L’absence de Marcourt, ce jour-là, a été remarquée.

Echaudé par les critiques à propos de certaines de ses décisions en matière d’aménagement du territoire, le ministre Henry se serait bien passé de cette nouvelle patate chaude. C’est lui qui, en dernier ressort, accordera ou non le permis. Si la décision est positive, les riverains sont déjà bien décidés à saisir le Conseil d’Etat.  » L’incohérence urbanistique du promoteur vient du fait qu’il a une contrainte de temps, dénonce Bernard Regout, un habitant particulièrement remonté de l’immeuble Petit Paradis. Fedimmo ne sait pas reloger les fonctionnaires pendant les travaux, donc les bâtiments actuels seront détruits après la construction de la tour. Ce qui explique la structure, la hauteur et le positionnement aberrant de la tour. « 

Les juristes de la SNCB fourbissent égalent leurs armes. Vincent Bourlard reste néanmoins prudent.  » Un recours ? Trop tôt pour le dire. Il pourrait y avoir plusieurs motifs de le faire, reconnaît-il. Notamment le périmètre de remembrement urbain, dessiné par la Ville, qui prévoit explicitement, en plusieurs pages, qu’aucun bâtiment ne peut dépasser une hauteur de 40 mètres à cet endroit [NDLR : ce qui correspond à la hauteur de la gare]. Mais nous attendons la décision du ministre. Le permis sera peut-être assorti de conditions…  » Bref, la saga est loin d’être terminée. Le feu n’a pris, jusqu’ici, qu’aux premiers étages de la tour infernale.

THIERRY DENOËL; TH.D.

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