© DR

Christophe Hardiquest «Il faut casser les codes de la gastronomie»

Le Vif

Début 2022, le chef bruxellois annonçait la fermeture de son restaurant doublement étoilé, Bon Bon. Il est désormais aux commandes des cuisines de La Mère Germaine, à Châteauneuf-du-Pape, et fomente d’autres projets, notamment à Bruxelles, sur une scène culinaire en pleine révolution.

Lorsque nous le rencontrons à Châteauneuf-du-Pape, sous le soleil du Vaucluse, Christophe Hardiquest déborde d’énergie et d’enthousiasme. «Je suis tombé amoureux de ce village dès mon arrivée. Et puis, c’est quand même l’un des plus grands noms dans le monde en ce qui concerne le vin», se réjouit-il. Il y a quelques mois, le quadra a décidé d’offrir un nouvel élan à sa carrière. Il a mis la clé sous le paillasson de Bon Bon, son restaurant doublement étoilé, et a rejoint, ici, dans le sud de la France, La Mère Germaine. Cette institution fut ouverte il y a pile cent ans par Germaine Vion, une des célèbres mères lyonnaises, cette première génération de femmes chefs de haut vol. «Elles avaient choisi d’enrichir la gastronomie française, jusqu’alors axée sur les produits de luxe, avec des ingrédients locaux. Elles ont prouvé qu’on pouvait obtenir des étoiles de cette façon. Charles de Gaulle, Jean Gabin, Mistinguett, Fernandel, tous sont venus dans cette maison. Elle a vraiment une âme», raconte-t-il.

En gastronomie, il faut avoir de la patience quand on n’a rien et de l’attitude quand on a tout. Mais toujours avec la même passion.

Comme beaucoup de restaurants français emblématiques, La Mère Germaine a perdu de son lustre avec le temps. En 2019, juste avant la pandémie, l’adresse a été reprise par un couple belgo-français, Arnaud et Isabelle Strasser, également propriétaires de plusieurs domaines viticoles provençaux. Déterminés à lui redonner sa réputation d’antan, ils l’ont entièrement rénovée et ont redécroché une étoile au Michelin. «Arnaud a vécu à Uccle jusqu’à l’âge de 20 ans et le couple possède encore des maisons à Knokke et Rhode-Saint-Genèse. Ils étaient clients chez Bon Bon et on a sympathisé. Ils galéraient un peu dans leur projet et avaient besoin d’un partenaire. C’est ainsi que tout a commencé», résume Christophe Hardiquest.

A la Mère Germaine, le chef belge a appris à laisser plus encore la nature s'exprimer dans l'assiette.
A la Mère Germaine, le chef belge a appris à laisser plus encore la nature s’exprimer dans l’assiette. © virginie ovessian

Alors qu’il revient pour nous sur cette année charnière, ses chefs veulent lui faire déguster une nouvelle préparation, une madeleine salée au chorizo. Exemple typique d’un plat emblématique de la culture française auquel la nouvelle équipe entend ajouter une touche différente. «Bravo les gars, on y est! On va pouvoir les servir», lance notre compatriote. Il leur tape dans la main, puis reprend notre discussion où il est question d’humilité, de créativité mais aussi de changement de cap pour la gastro- nomie en général.

Pourquoi avez-vous décidé de fermer Bon Bon?

Plusieurs raisons ont mené à cette décision. Il y d’abord eu le passage du Covid qui m’a beaucoup déstabilisé. A Bruxelles, on s’est retrouvés dans une situation compliquée. Nous avons reçu cinq fois moins d’aides de la Région que la Flandre. Par ailleurs, j’ai divorcé après 27 ans de vie commune. J’en ai vraiment souffert. A la suite de tout ça, petit à petit, je me suis rendu compte que j’avais de nouvelles envies. Cela faisait près de vingt ans que j’avais ouvert ce restaurant. J’avais deux étoiles au Michelin, 19,5/20 au Gault&Millau, mais je n’étais plus en accord avec le système tel que je l’avais conçu. Quand on est dans sa cuisine et que des gens ont des attentes, à un très haut niveau, on n’a pas le droit à l’erreur. J’en devenais malheureux. Je ne me voyais pas tenir encore quinze ans. J’étais prisonnier. Je voulais reprendre ma liberté. Tout cela a fait que c’était le bon moment. Aujourd’hui, tout en gardant un contact avec la cuisine, je veux devenir un chef entrepreneur, comme l’est par exemple mon confrère Sergio Herman. Plutôt que d’être 100% cuisinier, ce qui m’intéresse désormais, c’est de mettre des projets et des recettes au point et de transmettre mon savoir à la jeune génération. Pour la laisser s’épanouir derrière moi. Je ne veux pas dix restaurants. Juste des choses bien réfléchies. J’ai aussi repris un petit projet dans un hôtel à Crans-Montana, en Suisse. J’y ai mis l’un de mes chefs, qui a travaillé dix ans avec moi. C’est un hôtel à 2 500 mètres d’altitude, pour les skieurs. On va faire une brasserie en plein air et un fine dining le soir. J’ai accepté car le concept fait sens: l’hôtel est en autosuffisance et travaille avec des produits locaux.

On imagine que tout plaquer a été difficile…

Il faut parfois savoir casser le modèle sur lequel on est assis pour avancer et reconstruire quelque chose de nouveau. J’étais dans une zone de confort. Arrêter Bon Bon m’a demandé du courage mais je n’avais pas le choix: je commençais à perdre ma «vision». La Belgique est un pays extraordinaire, je ne renierai jamais mes origines. Mais à 46 ans, je voulais récupérer de la créativité et me repositionner par rapport à des envies en cuisine, dans un esprit plus moderne et avant-gardiste.

Que vous apporte cette nouvelle aventure à La Mère Germaine, à Châteauneuf-du-Pape?

Rejoindre la France m’a permis de retrouver des produits et des terroirs. Il y existe une culture de la table qui m’a rouvert d’autres horizons. J’ai par exemple découvert des artisans de dingue, pour les pois chiches, le petit épeautre… J’ai aussi rencontré un pêcheur hors norme, Mathieu Chapelle, avec qui je pense peut-être développer une pêche artisanale à Ostende. Il serait prêt à y acheter un bateau. Autant de personnes qui pourront enrichir mes projets futurs. Et puis, bien qu’on soit en France, cet endroit a un rayonnement international incroyable. Cet été, j’ai servi 25 nationalités différentes, mais aussi beaucoup de Belges. Cela m’a ému d’en voir tant venir dans mon nouveau restaurant.

© DR

Vous êtes connu pour votre cuisine innovante, mais avec un penchant pour la culture culinaire française. Cela a-t-il aussi joué un rôle dans votre décision?

J’ai grandi avec la culture française. J’ai été formé par des chefs de l’Hexagone. C’est pourquoi je porte, comme eux, une attention particulière au produit. Il doit primer sur la technique. On retrouve davantage cette approche en France et en Italie car ces pays, à l’époque de la révolution industrielle, on fait le choix de l’artisanat. La Belgique et l’Allemagne se sont davantage tournées vers la technologie, je le dis sans jugement de valeur. En même temps, les Français ont une mentalité différente de la nôtre. En cuisine, ils sont moins ouverts sur le monde, par exemple. En ce sens, je me sens toujours un vrai Belge…

N’est-ce pas compliqué de débarquer en tant que chef étranger dans une telle institution?

Je suis descendu avec sept personnes de Bon Bon. Nous avons voulu mettre les choses à niveau rapidement et certains employés sur place ont dû sortir de leur zone de confort. Les Belges sont de gros bosseurs, ça n’a pas plu à tout le monde. Quelques-uns nous ont laissé tomber mais ceux qui sont restés sont au top. Nous avons d’abord établi une carte très simple. Depuis, nous n’avons pas cessé d’évoluer… La braise commence à prendre, ça fera une jolie flamme car on a rencontré les bonnes personnes.

Avez-vous dû apprendre beaucoup de choses sur la cuisine et les produits provençaux?

J’ai commencé très humblement. La première chose que j’ai faite fut d’aller à la rencontre d’un maximum de producteurs. J’enrichis ma culture culinaire en parlant aux gens d’ici, et aux vignerons. J’en apprends énormément, notamment sur les recettes ordinaires que préparent les mères de famille. Ensuite, je travaille à la réinterprétation de ces traditions. Je me réjouis également de la qualité des produits sous ce climat fantastique. Les pêches, par exemple, sont formidables: en tant que chef, il suffit de les sublimer un peu, certainement pas de les transformer. Cela aussi fait partie de ma nouvelle vision: laisser la nature s’exprimer encore plus dans l’assiette.

© ilya kagan

La clientèle française est-elle différente?

On peut dire ça. Les Belges sont de grands connaisseurs. Pour moi, ils figurent au top 3 des clients, avec les Japonais et les Italiens. Le Français, lui, est plus sûr de lui et pas toujours ouvert à la nouveauté. Un jour, j’avais préparé des gnocchis à la nissarde, avec des bettes. Une dame m’a interpellé en me disant qu’elle n’était pas venue de Nice pour manger ça. Directement, sans goûter, sans comprendre la réflexion que l’on menait autour de la cuisine provençale. On ne peut pas généraliser, mais le Belge a une dimension supplémentaire. C’est pour ça que je suis tellement fier de mes origines, que je veux garder un pied en Belgique… et rester en Europe. J’ai d’ailleurs refusé des propositions à Taïwan et à Dubaï.

Souhaitez-vous encore chasser les étoiles?

La Mère Germaine a une étoile au Michelin mais je veux m’y investir avec beaucoup de modestie et de simplicité. Je ne cherche pas à décrocher deux étoiles ici. Je veux surtout proposer une belle cuisine locale et de valeur. Mon objectif est de remplir ce restaurant, qu’il soit rentable et le faire rayonner à travers la France.

Les guides vous ont quand même beaucoup aidé par le passé…

Je suis un enfant du Michelin et du Gault&Millau, je ne le renie pas et je les remercie d’avoir fait ce que je suis. Je ne suis pas de ceux qui crachent dans la soupe. Mais je me suis libéré de tout ça. Je vais apporter de l’avant-gardisme dans mes restaurants, et ne pas me tracasser de ce qu’on en pense. Je vais me concentrer sur mon assiette et mes clients, et si les récompenses doivent venir, elles viendront.

A quoi ressemblera votre projet bruxellois, qui ouvrira le 24 janvier?

J’ai racheté la moitié de la villa où on avait ouvert Bon Bon à ma femme pour y rester. J’y suis attaché, mes racines sont là, mes enfants y ont grandi et je m’y suis construit. Mais je veux rouvrir ce restaurant avec plus de liberté. Je ne peux pas encore révéler le nom, mais ce sera très original. Nous y avons divisé le nombre de couverts par deux. Il n’y aura que 22 places assises au comptoir, à la japonaise, et une table privée de dix personnes. Je veux avoir une relation directe avec le client. Pour moi, l’expérience gastronomique d’aujourd’hui doit autant mettre en avant les plats et le vin que les gens qui œuvrent derrière. Nous allons également travailler avec une cuisine basse énergie, crue et au barbecue notamment, où le savoir-faire prend le dessus sur la technologie. Le personnel a malheureusement aussi été divisé par trois. Face à cette période d’inflation et à la diminution du pouvoir d’achat, nous sommes obligés de revenir à de petites structures.

© DR

Maxime Maziers a annoncé qu’il allait fermer son enseigne Bruneau, à Ganshoren, et une dizaine de restaurateurs bruxellois ont organisé, fin septembre, un service dans le noir pour dénoncer leur situation de plus en plus précaire… Les enseignes gastronomiques ont-elles encore un avenir dans les villes?

Les contraintes de la crise énergétique et autres doivent nous forcer à travailler autrement. Nous devons en faire une force. En tant que chef, nous sommes aujourd’hui obligés de repenser notre tâche car les choses ne sont plus comme avant. C’est ce que je fais avec ce projet à Bruxelles. Il faut redonner plus de sens à ce que nous faisons. Notamment en cessant de recourir à autant de produits de luxe. En laissant le turbo tranquille pour privilégier un poisson comme la plie de mer du Nord bien fraîche, par exemple. Travailler la queue de cochon, la lisette, le poulpe blanc – il y en a plein en mer, c’est douze euros du kilo et personne n’en veut parce que ce n’est pas assez noble. D’ailleurs, franchement, qu’est-ce qui est noble et qu’est-ce qui ne l’est pas? Aujourd’hui, même une bonne tartine au levain beurrée peut l’être. Nous travaillons aussi davantage avec les légumes. En France, 25% de nos clients prennent déjà notre menu végétarien. Il y a même des gens qui optent pour celui avec viande et poisson, et qui viennent pour les légumes deux jour plus tard. Il faut désembourgeoiser la cuisine et casser les codes.

Et cela plaît à tout le monde?

Vous connaissez la loi de Schopenhauer? Au début, tout le monde s’oppose aux nouvelles idées, ensuite elles sont critiquées et, finalement, tout le monde trouve ça évident. C’est toujours le même schéma. Aujourd’hui, à Bruxelles, je préfère être critiqué car je vais servir de la queue de cochon et des rognons d’agneau, tout ce que les autres ne veulent pas travailler. J’assume et cela va apporter une plus-value.

L’espoir est donc permis pour la gastronomie…

Il faut dire à la jeune génération que tout est encore possible s’ils pensent autrement. Tout le monde est en train de s’adapter. Les restaurateurs, les guides, les ressources humaines… Personnellement, j’ai commencé il y a vingt ans avec 2 500 euros en poche, en servant de la soupe, du foie gras mi-cuit, des poivrons confits et de la ciabatta au parmesan dans un magasin de meubles… Je faisais ce que je savais faire avec les moyens que j’avais. Et ça m’a permis de grandir au fur et à mesure, avec ma clientèle. Mon objectif est d’inspirer la jeunesse pour ne pas lui faire perdre la foi. Demain, oui, ce sera possible d’ouvrir des restaurants. Mais il faudra commencer petit et grimper les échelons. En gastronomie, il faut être un marathonien. Il faut avoir de la patience quand on n’a rien et de l’attitude quand on a tout. Mais toujours avec la même passion…

Bio express

1975 Naissance, à Waremme, le 20 octobre.

1994 Diplômé de l’école hôtelière de Namur, il ouvre une petite table dans un magasin de meubles avant de lancer un bistrot à Uccle. C’est là qu’il décroche sa première étoile.

2010 Elu Chef de l’année par Gault&Millau et déménage son établissement dans une grande villa de la commune bruxelloise de Woluwe-Saint-Pierre. Trois ans plus tard, il y décroche une deuxième étoile. Plusieurs fois, il sera pressenti pour en obtenir une troisième. En vain.

2022 A la surprise générale, il ferme Bon Bon et commence une nouvelle aventure chez La Mère Germaine à Châteauneuf-du-Pape.

2023 Le 24 janvier, il rouvrira sa table bruxelloise, avec un concept très différent.

Casser les codes, désembourgeoiser la cuisine, le nouveau credo du chef Hardiquest.
Casser les codes, désembourgeoiser la cuisine, le nouveau credo du chef Hardiquest. © National

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire