C’est pour vos pommes

Un fruit mangé sur quatre, dans notre pays, est une pomme. Mais qui sait que ses variétés sont innombrables ? Qu’elles naissent souvent au hasard, et meurent aussi avec les modes ?

(1) Le Centre de recherches agronomiques diffuse des fiches descriptives des variétés anciennes d’arbres fruitiers peu sensibles aux maladies, et recommandées pour la culture d’amateurs. Il ne vend pas d’arbres : ceux-ci sont disponibles chez des pépiniéristes multiplicateurs, qui se fournissent en bois de greffe auprès du Centre. Info : 081 62 03 14.

Voilà bien les gens ! La petite Cox tavelée, biscornue, détachée avec amour des branches rugueuses du vieil arbre du verger familial, leur semble le plus exquis des régals ; le même fruit, vendu à l’étal d’un supermarché, n’attirerait pourtant que leurs regards dédaigneux… C’est qu' » en fait de pomme, l’homme perd son objectivité « , confie Marc Lateur, du Centre de recherches agronomiques de Gembloux. On peut se fier à son jugement : depuis dix ans, dès l’automne, cet expert en biodiversité fruitière reçoit en son bureau des centaines de particuliers, portant chacun, avec la tendresse qu’on réserve aux nouveau-nés, des pommes dans un panier.  » Toutes ces personnes souhaitent que nous identifions ôleurs » fruits. Et toutes pensent qu’elles possèdent forcément les meilleurs…  » Le projet de collectionner, à Gembloux, Reinette, Boskoop et autres Godivert remonte à 1975, lorsque le phytopathologiste Charles Populer, qui tient alors une consultation de détection des maladies végétales, décide de recenser le patrimoine fruitier du pays. De longues promenades dans la campagne et, surtout, les apports ininterrompus du public ont fini par constituer, au département  » lutte biologique et ressources phytogénétiques « , un catalogue de 2 850 entrées en pommes, poires, prunes, cerises, pêches et coings. Rayon pommes,  » compte tenu des duplications et des erreurs, cet ensemble correspond à environ 1 000 variétés distinctes « . Bien loin de la douzaine de sortes disponibles en magasins !

Il faut imaginer le touchant défilé des amateurs, qui débarquent avec un fruit dont ils ignorent tout, sauf la saveur surette ou sucrée.  » Jadis, Populer recevait, outre le spécimen, un nom wallon, des usages, toute une histoire… Aujourd’hui, les néoruraux s’intéressent bien à ce qui pousse au fond de leur jardin, mais le passé du fruit leur est totalement étranger.  » Conséquence : ce qui aboutit sur la table du spécialiste réserve rarement de vraies surprises.  » On connaît 80 % de ce qu’on nous apporte.  » Sur le visage des consultants se lit alors, souvent, la déception : ce qu’ils imaginaient rarissime, vieille chose ridée que le grand-père avait nommée une  » Balleau « , se révèle à l’analyse une vulgaire  » Belle-Fleur « …  » Quand j’ai un doute, je la croque, précise le chercheur. C’est sous la dent que j’acquiers la certitude.  » Pas toujours : il arrive qu’un visiteur soumette une inconnue. Avant de la rattacher à une variété, ou de décréter qu’elle est véritablement originale, la pomme reçoit, temporairement, le nom de celui qui l’a fournie.  » Ça rend les gens fous de joie, ajoute Lateur. Récemment, un homme nous a montré une poire striée comme une tente de cirque. Du jamais vu. On l’a baptisée Panaché Nicolas, en l’honneur de son petit-fils…  » Il y a peu, une autre perle rare atterrissait à Gembloux. En provenance de Boitsfort, où un ouvrier communal avait déniché, l’été dernier, un pommier sauvage poussé sur du compost. Cueillies au mois d’octobre, ces pommes,  » conservées cinq mois hors du frigo, sont encore absolument nickel « . Lateur ne tarit pas d’éloges devant cette découverte  » exceptionnelle  » :  » L’arbre, très ornemental, porte de jolies fleurs rouges. Ses fruits, qui tiennent aux branches durant des semaines, sont en outre délicieux. On les a appelés Reinette César.  » Un nom à retenir.

Mettons ceci au point : des pommes nouvelles, résultats de croisements originaux, il en naît chaque année des milliers. Grâce au génie combinatoire des agronomes, certes, mais surtout grâce au hasard. Vous mangez une Jonagold, hormis le trognon, que vous jetez dans la nature. Une graine se transforme en arbre qui, après cinq ans, donne des pommes… qui ne seront pourtant jamais des Jonagold. Pourquoi ? Parce que les pépins, tous génétiquement différents, sont les enfants de leur mère Jonagold et… de pères inconnus. C’est simple : comme les fleurs d’un pommier, pour donner des fruits, ne peuvent être fécondées que par des pollens d’autres variétés, les pépins qui en résultent sont toujours des croisements.  » En revanche, les pommes qui les contiennent sont toujours de l’espèce de la mère.  » Aussi, pour fabriquer de la Jonagold, il ne sert à rien d’en planter les graines. Il faut greffer un bout de branche Jonagold sur un arbuste qui servira de porte-greffe, et qui donnera à son tour, après trois ans, des Jonagold.

Les goûts changent

L’exercice, avec cette candidate, ne serait pourtant pas judicieux. Best-seller des pommes en Belgique (la plus produite, la plus consommée), la Jonagold est une bicolore dont on connaît l’origine : comme beaucoup d’autres variétés du commerce, elle est le résultat du croisement d’une Golden Delicious et d’autre chose û ici, d’une Jonathan. Pourtant, elle n’est pas sans tare. Plantée chez nous depuis une trentaine d’années, elle exige de très nombreux traitements fongicides, en raison de sa forte sensibilité aux maladies. En outre, elle a, au fil du temps, engendré, par croisements, une telle flopée de sous-variétés aux teintes diverses (comme la rouge Jonagored) que son image en a pâti.  » Elle est brouillée, pour le consommateur, assure Peter Hostens, responsable des achats produits frais chez Carrefour. La Jonagold a pris trop d’aspects différents. Et les cultivateurs sont tentés de tout vendre sous cette appellation.  » Il y a quinze ans, le fruit passait pour la pomme parfaite. Plus maintenant. C’est que les pommes évoluent avec le temps, comme les goûts des gens. Il y a belle lurette que les grosses rouges farineuses, encore très populaires aux Etats-Unis, ne font plus recette en Europe. La verte Granny Smith, peu produite chez nous, est  » elle aussi un peu finie, assurent les spécialistes, même si elle marche mieux en été « . Quant à la Golden, jaune et douce, elle a franchement perdu du terrain. Aujourd’hui, la tendance est plutôt aux bicolores. Comme l’Elstar, la nouvelle venue Pinova paraît pleine d’avenir, car cultivable sans trop de produits chimiques ( lire en p.33). Contrairement à la Pink Lady, fruit rose, croquant et sucré, mais dont l’extrême fragilité hérisse les puristes :  » C’est sans doute la pomme la plus traitée au monde, assure Lateur. Elle est malade à tout ! Dès qu’un microbe arrive, elle tousse !  »

C’est aussi l’une des missions du Centre de recherches agronomiques de Gembloux : pointer, parmi toutes les variétés existantes de pommes, celles qui feront l’affaire.  » Les variétés cultivées apparaissent toujours dans un contexte historique, économique, scientifique particulier, poursuit Lateur. Jadis, les paysans privilégiaient les arbres bien adaptés à leurs régions, naturellement armés contre les insectes et les champignons, et dont les pommes tenaient en cave jusqu’en mai.  » Leur goût n’était pas toujours  » au top « . Parmi les variétés rustiques que recommande le Centre figurent en revanche des classiques remarquables, comme la Gris Braibant, la Cwastresse Double ou la Court-Pendu, dont l’origine remonte parfois à plusieurs siècles (1). Mais, d’une façon générale,  » ce n’est pas parce qu’une variété est ancienne qu’elle est forcément délectable.  » Inversement, il pourrait bien naître demain un délice sans nom, fruit d’un semis du hasard, au bord d’une route ou au bout d’un jardin : les vôtres, qui sait ?

Valérie Colin

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