Ces enfants qui changent de sexe

Personne ne sait (à part ses parents et ses frères) de quel genre est Storm. Autour du bébé canadien, la polémique enfle et soulève des questions. Peut-on taire le sexe d’un nouveau-né ? Et lui permettre de choisir librement, enfant, d’être fille ou garçon ?

 » Alors, c’est un garçon, n’est-ce pas ?  » Une fois de plus, à la vue du bébé blond hilare sanglé contre la poitrine maternelle, une passante a cherché à savoir… Pour toute réponse, Kathy Witterick, 38 ans, a ouvert les bras en souriant… et poursuivi tranquillement son chemin. Voilà huit mois que ça dure. Cette citoyenne de Toronto et son mari enseignant, David Stocker, 39 ans, ont l’habitude de rabrouer gentiment les indiscrets : depuis que leur volonté de ne pas communiquer le sexe de leur troisième enfant a fait le tour de la Toile, en mai dernier, la curiosité n’est jamais retombée. Parfois, ils l’admettent, c’est pesant :  » On passe plus de temps qu’on voudrait à expliquer nos raisons aux gens.  » Certains, pourtant, diront qu’ils l’ont bien cherché…

Pour annoncer, l’hiver dernier, l’arrivée de Baby Storm (né dans la baignoire domestique, le jour de l’An), ces Canadiens anticonformistes ont en effet expédié à leurs proches un faire-part étonnant :  » Pour l’instant, nous avons décidé de ne pas partager le sexe de Storm avec quiconque [NDLR : à l’exception des sages-femmes et des frères aînés du nourrisson] – un tribut à la liberté et au choix dans un environnement fait de limites, et un défi à ce que le monde pourrait devenir dans la vie de Storm « … Tortueuse, la formulation n’en exprime pas moins un désir assez simple : barrer la route aux préjugés. Empêcher, ab initio, que des normes sociales rigides ou aliénantes (celles qui  » imposent  » aux unes d’adorer Barbie et aux autres de faire pipi debout) limitent le plein épanouissement de ce petit d’homme. A première vue, cette approche neutre paraît séduisante : tous les parents savent qu’ils ne parlent pas et ne jouent pas de la même façon avec leur nouveau-né, selon qu’il est fille ou garçon – même le portage et le nourrissage seraient différents ! Il y a belle lurette qu’on a démontré combien la perception du genre masculin ou féminin influençait le jugement, et donc aussi les comportements. Ainsi cette vidéo d’un bébé hurleur, projetée à deux groupes d’individus : ceux à qui l’expérimentateur a prétendu qu’il s’agissait d’un garçon ont attribué au bambin des sentiments de colère ; les autres, qui pensaient avoir affaire à une fille, ont affirmé qu’elle pleurait de peur…

Mais l’approche idéaliste des parents canadiens passe très mal. Eux qui espéraient récolter encouragement et compréhension déchantent. Paru dans un quotidien local, un reportage sur l’originalité du cas Storm déclenche commentaires et analyses psychologiques en cascade – des réactions globalement négatives.  » Cette réponse vite enflammée, violente et vitriolée fut un choc « , témoigne Kathy Witterick, dans la seule interview justificatrice accordée depuis lors, en dépit des nombreuses demandes venues des quatre coins de la planète. A côté des quidams persuadés que les Stocker cachent une difformité génitale du rejeton, des milliers d’autres clament leur indignation face au mode de vie du couple jugé  » égoïste « ,  » cruel « ,  » narcissique  » ou  » détraqué « . Les critiques fusent, et pas seulement à propos de Storm, mais aussi à l’encontre du mode éducatif réservé aux deux aînés. Scolarisés à domicile, couchant dans la grande pagaille d’un lit  » king size « , Jazz (5 ans) et Kio (3 ans) ont depuis toujours le droit de porter les cheveux longs (tressés en nattes) et des vêtements de filles aux couleurs vives : des libertés dont ils usent selon leurs humeurs.

Une complète illusion

En réalité, ce sont plusieurs conceptions qui s’affrontent : les tenants d’un ordre sexuel lui-même garant d’un ordre symbolique (qui jugent que la différence sexuelle structure l’humanité et organise la pensée), les antisexistes enragés, convaincus qu’il faut remédier à la domination masculine par des changements radicaux des mentalités, les catholiques extrémistes soucieux de laisser la marchandise  » en l’état  » ( » Si Dieu avait voulu que cet enfant soit d’un autre sexe [que le sien], Il l’aurait fait autrement « )… Au milieu de l’arène, une foule d’indécis se tâtent, postant leurs avis mitigés sur des forums spontanés :  » Des tas de parents tolèrent que leurs gamins se vernissent les ongles dans la salle de bains. Très peu ont le cran de laisser sortir leurs fils « comme ça » : et pour-quoi pas ?  » s’interroge un blogueur.  » Nous sommes tous, à un certain point, moqués pour la façon dont nous pensons ou nous habillons, constate un autre. Ces parents aiment à n’en pas douter leurs enfants : qui veut vraiment connaître quelqu’un ne regarde pas entre ses cuisses…  » Il semble à beaucoup, cependant, que la position des Stocker va trop loin dans la neutralité. Ne pas faire de choix, c’est quand même un choix. C’est aussi le sentiment du pédopsychiatre Jean-Yves Hayez, professeur émérite à l’UCL :  » Ces parents sont extrêmement naïfs. Ils ont l’air de croire qu’à un moment donné de son développement leur petit enfant, vierge d’interactions avec l’extérieur, pourra choisir librement son genre. C’est une complète illusion !  » Très improbable, effectivement, parce que la nature profonde de notre identité sexuée (notre identification à l’univers masculin ou féminin) est largement déterminée par la combinaison de nos gênes (qui font que, dès sa conception, tel mâle sera plus ou moins attiré par la coiffure ou le rugby) et de l’influence de l’entourage, qui renforce ou disqualifie quotidiennement nos actions.  » Ses frères portent des robes, son père pas… Sa famille, cette puissante source d’influence, va être compliquée à décoder, estime Hayez. Il me semble qu’on ne simplifie pas la vie à ce bébé. Et je le vois plutôt inquiet, insécurisé, dans quelques années… « 

Storm n’est pourtant pas le premier à croître genderless ( » sans genre « ). En 2009, un quotidien suédois rapportait un essai similaire, tenté par les parents d’un enfant surnommé Pop. Même objectif, jadis, pour les s£urs Ragde-Nihimurai, habitantes d’Ontario.  » Nos filles, âgées aujourd’hui de 18 et 15 ans, sont heureuses, bien équilibrées, bien intégrées socialement et… en bon termes avec nous « , a récemment témoigné leur père. Qui précise que sa décision d’alors eut surtout un impact négatif dans ses relations avec les autres adultes.  » Mais ça a aussi ouvert les yeux de beaucoup sur le poids des stéréotypes.  » Enfin, au printemps dernier, une publicité pour la marque de vêtements J. Crew s’est vu taxer, par une frange conservatrice de consommateurs, de  » propagande flagrante en faveur des enfants transgenres « . Son crime ? Avoir montré un gamin laquant ses orteils en rose fluo.

Bruce ou Brenda ?

Certes provocante, et créant sans doute plus de confusion que de liberté, l’approche de ces parents non conventionnels soulève des questions fondamentales sur la construction de l’identité sexuée.  » C’est une matière très compliquée « , assure le Pr Hayez, dont le site livre d’utiles pistes de réflexion (1). La controverse mène inévitablement au débat entre l’inné et l’acquis ( nature vs nurture, en anglais). Dans quelle limite peut-on modifier/orienter/corriger l’identité sexuée d’un individu ? L’affaire Reimer, l’une des plus tragiques expériences en la matière, a montré qu’il était vain d’espérer renverser la vapeur par la seule éducation. Né (en 1965) mâle et en bonne santé, doté d’un frère jumeau nommé Brian, Bruce Reimer subit, à 8 mois, une circoncision ratée qui entraîne l’ablation du pénis… et la décision, prescrite par le psychologue américain John Money, de l’élever désormais totalement comme une fille. Dans la foulée du mouvement féministe, qui défend alors l’idée que les rôles féminins ne sont nulle part biologiquement inscrits, Money pense que  » l’identité de genre « , malléable durant la prime enfance, découle exclusivement de l’apprentissage. La réassignation sexuelle de Bruce, rebaptisée Brenda, fut toutefois un échec total à l’adolescence. Après avoir tenté de récupérer son identité masculine, Brenda, devenue David, se suicida en 2004.

 » Jésus s’est trompé ! « 

Bruce/Brenda, certes, n’avait jamais demandé à chausser des ballerines. Mais qu’en est-il des enfants qui le souhaitent ardemment, et parfois très jeunes ?  » Larmes, automutilation, menaces de suicide… Il n’y a pas de mots pour décrire la souffrance d’un petit garçon transgenre qui veut à tout prix devenir une fille « , écrit la mère de l’un d’eux sur un forum américain. On n’évoque pas, ici, les gamins de 5 à 8 ans qui se déguisent pour Halloween, ou cliquettent, de pièce en pièce, perchés sur les talons hauts de leur mère (c’est très banal). Mais ceux qui expriment un désir permanent d’appartenir à l’autre sexe.  » J’ai connu deux enfants qui étaient assurément de vrais transsexuels précoces, témoigne Hayez. L’un d’eux n’avait que 5 ans. Il affirmait constamment que « Jésus s’était trompé ».  » La répétition des demandes (porter systématiquement des vêtements de l’autre sexe, changer de prénom…), les troubles scolaires (dus au rejet par les deux sexes à la fois) plongent les parents dans le désarroi. Certains se décident à consulter.  » Si, en Europe, on estime parfois que des psychothérapies approfondies peuvent remettre ces enfants « dans le droit chemin », je crois qu’il vaut mieux les aider à s’assumer comme ils sont « , avance le Pr Hayez. Il est en tout cas parfaitement possible, grâce à des médicaments bloqueurs de puberté, de retarder de quelques années l’apparition des caractères sexuels secondaires (seins, mue, pilosité), afin de s’assurer que la volonté de l’enfant est irrévocable.  » Ensuite, si cette détermination est avérée, des endocrinologues peuvent envisager d’administrer des hormones, dès l’adolescence.  » Leurs effets sont irréversibles. A ce stade, le jeune réécrit donc bel et bien son propre avenir… S’il n’existe pas, chez nous, de clinique spécialisée pour les enfants transgenres, c’est déjà monnaie courante aux Etats-Unis. On les y prend en charge dès 7 ans, suivant le principe que, plus ils sont traités en amont de la puberté, plus leur réassignation sexuelle s’effectuera en douceur.  » Le danger, estime Hayez, c’est que ces cliniques, qui sont des entreprises commerciales, font évidemment du démarchage… qui risque d’amener en leurs murs des enfants fascinés par l’autre sexe, certes, mais qui ne sont pas forcément de vrais (futurs) transsexuels. On racle alors des indécis, et les traitements qui leur sont proposés vont peut-être fixer ce par rapport à quoi ils auraient encore pu évoluer… « 

Secret de famille

Storm reste bien loin de cette tempête. Il n’est encore qu’un bébé à qui ses parents croient laisser le choix vertigineux de devenir qui il veut, à l’instar de ses frères. Ce statut leur pèsera-t-il un jour ? Kathy Witterick affirme qu’elle et son époux ne forcent en aucune façon leurs fils au secret.  » Si j’avais l’intention de les convaincre de taire le sexe de Storm – ce qui n’a pas de sens, vu qu’à ce stade ce débat ne les intéresse pas -, je leur expliquerais que le sexe et la sexualité de chacun est une matière privée, à partager seulement dans un contexte où la sécurité, l’acceptation et la sensibilité sont garanties. Les secrets de famille ne sont ni sûrs, ni sains.  » Le  » barrage  » relatif à l’identité sexuelle de Storm sera apparemment levé dès que ce dernier ou ses frères éprouveront un quelconque malaise avec ce silence… En attendant, philosophie et réalité quotidienne s’entrechoquent fatalement. Quand elle est de sortie avec sa progéniture, Kathy Witterick n’a pas toujours le temps ni le courage de s’enfermer à double tour chaque fois qu’il faut changer le/la petit(e)-dernier(e).  » Si les gens ont envie de jeter un £il à son entrejambe, dit-elle, c’est encore leur affaire… « 

(1) www.jeanyveshayez.net, notamment sur l’orientation sexuelle des enfants et la façon dont elle se met en place.

VALÉRIE COLIN

 » Nous sommes tous, à un certain point, moqués pour notre façon de penser ou de nous habiller… « 

Il est tout à fait possible de retarder la puberté pendant quelques années

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