Ces arbres qui cachent Hollywood

Ave César !, des frères Coen, The Revenant, d’Alejandro Gonzalez Iñarritu, Spotlight, de Tom McCarthy… Le cinéma américain peut encore produire des films ambitieux et originaux, Spotlight et The Revenant s’étant même imposés aux Oscars 2016. Malgré cela, les studios, dopés aux superhéros, se détournent des vrais auteurs. Gros plan sur une espèce en danger.

Un nouveau film des frères Coen, même mineur comme Ave César ! sorti le 17 février dernier, représente toujours une bonne nouvelle en soi. C’est l’assurance d’une histoire sinon singulière, au moins amusante – en l’occurrence, une plongée dans les coulisses du Hollywood des années 1950. Il en va de même avec chaque long-métrage d’Alejandro Gonzalez Iñarritu, cinéaste surdoué (21 Grammes, Birdman), couronné meilleur réalisateur aux Oscars 2016 pour The Revenant, western intensément réaliste avec Leonardo DiCaprio. Non seulement cela fait plaisir à voir, mais c’est surtout rassurant. Car, sans ces metteurs en scène, la situation du cinéma américain serait désespérée. Là, elle n’est que grave.

Parce qu’il faut le savoir : ces auteurs appartiennent à une espèce menacée et leurs films sont en voie d’extinction. La faute aux studios qui ne s’engagent plus hors des sentiers battus par les superhéros, comédies prévisibles, suites et franchises diverses. Les Rain Man, Forrest Gump ou Truman Show, que finançaient autrefois les majors, seraient aujourd’hui retoqués par les mêmes. Et, non contents de ne plus vouloir s’intéresser à des scénarios insolites, les patrons des studios se contrefichent du talent des cinéastes qu’ils engagent, tant qu’ils font là où on leur dit de faire.  » J’ai lu dans Variety qu’on n’avait jamais vu tant de gros films dirigés par de jeunes metteurs en scène dont c’est le premier ou le deuxième long-métrage, et qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus, rapporte le cinéphile et réalisateur Christophe Gans (Le Pacte des loups). La tendance lourde est aux films réalisés par des robots et produits par des consortiums de cols blancs sortis d’écoles de commerce. La force du marketing a remplacé la personnalité du metteur en scène.  » Autrefois, les blockbusters étaient mis en scène par des John McTiernan, Robert Zemeckis, Joe Dante… Qui est capable de citer les noms des réalisateurs aux commandes de Fast & Furious 7, Jurassic World ou Avengers. L’ère d’Ultron ? Qui s’en soucie, surtout ? Certes, Star Wars 7 est l’oeuvre de la coqueluche J. J. Abrams, mais ce nouvel épisode ne brille pas d’une personnalité exceptionnelle. Qu’importe la forme, pourvu que les gros bonnets de Hollywood aient l’ivresse du box-office.

 » Sont-ce les Coen qui résistent, ou le système qui leur résiste ?  »

 » Les vrais points de vue se raréfient, reconnaît Alejandro Gonzalez Iñarritu. Le cinéma américain est de moins en moins un mode d’expression personnelle. Combien y a-t-il de réalisateurs, aujourd’hui aux Etats-Unis, dont le nom résonne dans le monde entier ? Une dizaine, à tout casser.  » Pour environ 500 longs-métrages produits aux Etats-Unis chaque année, c’est peu. Du coup, quand un cinéaste parvient à imposer son style à travers une superproduction qui ne sent pas le préfabriqué, c’est l’événement. Dernier en date, Ridley Scott avec Seul sur Mars. Ou George Miller avec Mad Max : Fury Road , six Oscars  » techniques  » – qui appartient à une franchise, oui, mais magistralement incarnée visuellement… Des exceptions qui confirment la règle.

En avril 2013, lors d’une conférence au Festival international du film de San Francisco, Steven Soderbergh (Ocean’s Eleven) pointait déjà le problème :  » Le cinéma tel que je le définis, et tel qu’il m’a inspiré, est l’objet de l’attaque des studios, et d’après ce que j’en sais, avec l’appui total des spectateurs. Les raisons à cela, à mon avis, sont plus économiques que philosophiques : quand vous ajoutez une grosse quantité de peur, une absence de vision et un manque de direction, vous obtenez une trajectoire assez difficile à inverser.  » Dans ces conditions, The Revenant, avec son budget de 135 millions de dollars, est non seulement un pari économique, mais aussi un enjeu porteur d’espoir. S’il engendre des bénéfices colossaux, il pourrait pousser Hollywood à assouplir son impitoyable pragmatisme. Quoique. Ne nous emballons pas. Il y a deux ans, Le Loup de Wall Street, de Martin Scorsese, refusé par toutes les majors et financé grâce à la détermination de Leonardo DiCaprio, remporta un honnête succès et reçut des critiques dithyrambiques sans que cela émeuve les big boss. Certes, il n’a engrangé que 116 millions de dollars aux Etats-Unis, quand Hunger Games. L’Embrasement, de Francis Lawrence (qui ça ?), en a gagné 424 millions…

Que l’on ne s’y trompe pas. Bien que distribué par la 20th Century Fox, The Revenant a les atours d’un film de studio mais n’en est pas un. Iñarritu a eu la chance de tomber sur Arnon Milchan, un vieux de la vieille de la production (Brazil, JFK, Fight Club), qui n’a de comptes à rendre à personne.  » Il est un des seuls, à Hollywood, à être son propre patron, explique le réalisateur. C’est un collectionneur d’art et un joueur.  » Et avant tout un marchand d’armes très riche… Le cinéma est un peu sa danseuse. Voire une couverture, puisqu’il a reconnu récemment avoir été longtemps un espion israélien recruté par Shimon Peres !  » C’est bien ce que je dis, insiste Alejandro Gonzalez Iñarritu. Un joueur ! Il prend un pari, mise sur un cinéaste, et lui fait confiance jusqu’au bout.  » Il est vrai que, produit par d’autres, Iñarritu se serait sans doute fait virer à cause d’onéreuses exigences, comme celle de tourner exclusivement en décors naturels. Faute de neige, il fallut ajouter une semaine de tournage en Patagonie, augmentant le budget de 50 millions de dollars !  » Ce genre de film, c’est comme gravir une montagne, confie le cinéaste. Arrivé à mi-chemin, vous ne pouvez plus redescendre et vous êtes obligé de continuer jusqu’au sommet. Sans quoi les millions déjà investis sont perdus. Le patron lambda d’un studio ne m’aurait jamais suivi. Ils ont la hantise du risque. Tout est régi par la commodité et l’avidité. On tourne en studio des histoires calibrées. Un tel système de production ne peut accoucher d’un chef-d’oeuvre. Un bon film, c’est comme une peinture ou un livre, c’est un processus qui mêle découvertes et expérimentations.  »

Dans ce contexte, les Coen, lui et une poignée d’autres font figure de résistants.  » Est-ce que ce sont eux qui résistent, ou le système qui leur résiste ? questionne malicieusement Eric Fellner, un des patrons de Working Title, société britannique qui finance leurs films depuis plus de vingt ans et les fait distribuer par la major américaine Universal. Les studios n’ont rien contre les bons cinéastes. Il faut juste que leur projet s’aligne sur une certaine économie. C’est pourquoi les Coen arrivent à faire ce qu’ils veulent – ou presque. Ils connaissent le marché et n’ont pas les yeux plus gros que le ventre.  » En clair, pour qu’un metteur en scène américain puisse travailler comme il l’entend, il doit réunir deux conditions : son film doit coûter moins de 20 millions de dollars (il y a vingt ans, la barre était à 30 millions) et il doit avoir à ses côtés un producteur au mieux avec les studios, lesquels assureront une distribution correcte à travers tout le pays.

Hollywood ne communique pas sur le nombre de spectateurs

 » Notre travail consiste à trouver la juste balance entre le potentiel du film sur le marché et les coûts de production, souligne Sarah Green, productrice du prometteur Jeff Nichols (Take Shelter, et bientôt Midnight Special) et du confirmé Terrence Malick. Une fois l’équilibre trouvé, il est facile de boucler le financement. Qu’il soit distribué par une major n’enlève rien à son côté indépendant.  »  » Au sein des studios, ajoute son associé Brian Kavanaugh-Jones, il existe de nombreux producteurs exécutifs qui se battent pour des auteurs originaux.  »

Mais les meilleures volontés du monde se heurtent souvent à un système inflationniste. Un peu de mathématiques pour comprendre. Pour une distribution convenable, les frais de sortie sur le territoire américain peuvent atteindre 30 millions de dollars. Compter 30 millions de plus pour l’étranger. Sachant que les salles prélèvent la moitié du prix du ticket, il faut donc qu’un film budgété à 30 millions de dollars dégage une recette de 180 millions pour trouver un équilibre.  » C’est pourquoi Liberace, qu’on pouvait faire pour 5 millions de dollars, n’est pas sorti en salles aux Etats-Unis « , a signalé Steven Soderbergh lors de sa conférence. D’autant qu’il y a un élément dont personne ne parle jamais : les entrées. La profession est abreuvée de chiffres de recettes phénoménales au box-office, mais Hollywood se garde bien de communiquer sur le nombre de spectateurs. En 2014, 1,27 milliard de tickets ont été vendus, contre 1,52 milliard en 2003. Le nombre baisse inéluctablement d’année en année. En cause, selon les majors : le piratage, la multiplication des supports de diffusion, ou les retombées du 11 septembre 2001 – mais si ! Personne, jamais, n’évoque la pauvreté de l’offre. Les studios l’ont reléguée au second plan et, obnubilés par les chiffres, cavalent après la demande. Pendant ce temps, The Revenant, que personne n’avait demandé, ramasse tous les suffrages. Et le film a déjà empoché 170 millions de dollars sur le seul sol américain. Ce n’est pas suffisant, d’accord. Mais c’est encourageant. Iñarritu, s’il jure ne plus jamais se lancer dans une entreprise aussi dantesque, veut que son film serve d’exemple à une possible et nécessaire diversification.  » Le cinéma est le miroir de l’humanité. Il exprime la merveilleuse complexité de l’être humain. Les studios oublient que même les enfants ont un regard critique. S’ils ne sont confrontés qu’à des superhéros, comment réintègrent-ils leur quotidien ? Un de temps en temps, pourquoi pas ! Mais quand tout est uniformisé, vous gommez toute personnalité. C’est comme si l’ensemble des restaurants français ne servaient que de la junk food. Ce serait la fin de la cuisine française. Le cinéma américain est proche de la mort culturelle.  » Pour arrêter le massacre, Hollywood doit refaire confiance aux cinéastes dignes de ce nom. Prendre conscience que les vrais superhéros, ce sont eux.

Par Christophe Carrière

Combien y a-t-il de réalisateurs, aujourd’hui aux Etats-Unis, dont le nom résonne dans le monde entier ?

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