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Ces Allemandes qui ont participé à la Shoah

Elles étaient enseignantes, infirmières, secrétaires, épouses… Toutes volontaires, elles ont été envoyées en Europe de l’Est pour servir les politiques criminelles nazies. Dans Les Furies de Hitler, l’historienne américaine Wendy Lower révèle l’un des aspects les plus sombres et inexplorés de la Shoah. Glaçant. Extraits en exclusivité.

Les femmes allemandes victimes d’une guerre brutale et d’un génocide accomplis par des hommes ? Un mythe que Wendy Lower, professeure au département d’histoire de l’université de Towson (Maryland) et conseillère au musée de la Shoah (Washington), déboulonne sérieusement. De fait, en 300 pages, l’historienne américaine adopte un angle particulier, celui peu connu des Allemandes envoyées par l’Allemagne nazie à l’Est – près d’un demi-million de femmes de moins de 30 ans. Un angle mort de l’histoire contemporaine.

Dans Les Furies de Hitler. Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah, publié en anglais en 2013 et à paraître en français ce 18 septembre, Wendy Lower retrace ainsi le parcours de ces enseignantes, infirmières, secrétaires et épouses qui acceptèrent ou saisirent l’occasion de partir dans les territoires occupés, de l’Ukraine à la Pologne, en passant par les pays Baltes, cet  » Est sauvage où tout était possible « . Un travail – alimenté par les archives, les documents nazis, les journaux intimes, les correspondances personnelles, les comptes rendus d’audiences de procès – qui lui a permis d’établir une galerie de portraits glaçante. Voici Erna Petri, 23 ans, fille de paysan et épouse d’un lieutenant SS, qu’elle suit en Ukraine pour s’installer dans une luxueuse villa. Durant l’été 1943, elle recueille six enfants juifs affamés. Elle les nourrit, avant de les conduire dans les bois, pour les tuer tous d’une balle dans la nuque. Voilà Pauline Kneissler, infirmière envoyée en Pologne et en Biélorussie, qui fut témoin des gazages et qui jugeait que cette pratique  » pas si condamnable que cela, puisque la mort par gazage n’est pas douloureuse « .

 » Non, les furies de Hitler n’étaient pas des marginales sociopathes, affirme l’historienne. Elles représentaient, au contraire, toute une génération d’Allemandes qui ont atteint l’âge adulte au moment de l’avènement du nazisme, dans les années 1930. Des femmes jeunes, endoctrinées et ambitieuses.  » Celles qui sont parties évoluaient alors dans un monde misogyne et étriqué, où les femmes peinent à trouver une place qui les épanouisse. Elles avaient aussi en commun, à des degrés divers, l’avidité, l’antisémitisme, le racisme et l’arrogance impérialiste.  » Elles laissaient derrière elles un monde de lois répressives, de moeurs bourgeoises et de traditions sociales qui rendaient leur existence en Allemagne contraignante et oppressante. C’est dans le système plus ouvert des territoires de l’Est, qu’elles regardaient comme un espace d’avancement professionnel et de liberté, qu’elles virent ou commirent des atrocités.  »

Mais Les Furies de Hitler n’est pas qu’une accumulation d’atroces témoignages. Wendy Lower nous éclaire ainsi sur le climat de folie qui régnait à l’Est. Pour bien des couples (officiels ou officieux),  » la violence de la Solution finale formait partie intégrante de leur dynamique relationnelle. Les femmes se trouvaient souvent au centre de scènes inexplicables. Les Allemands se divertissaient, se livraient à la débauche dans les ghettos et près des sites d’exécution de masse, et cela contribuait à renverser le monde sur ses bases. L’hédoniste n’agit pas seul : le plaisir est souvent recherché à deux ou en groupe. L’Ostrausch – l’ivresse de l’Est – fut un délire impérial qui ne fit qu’accroître la violence de la guerre et du génocide. Hédonisme et génocide allaient main dans la main. Des hommes et des femmes en étaient les agents ; ils agissaient comme partenaires dans le crime.  »

Surtout, Wendy Lower nous donne précisément à voir, grâce aux enquêtes et aux comptes rendus de procès, comment des préjugés sexistes relatifs à l’innocence naturelle des femmes, influençables et incapables de commettre des actes monstrueux, se sont immiscés dans la totalité du processus judiciaire.  » Elles étaient jugées à l’aune de leur émotivité. Ainsi prenait-on soin au tribunal de noter quand elles pleuraient au cours des interrogatoires. Leurs épanchements semblaient indiquer de l’humanité, de la sensibilité et une empathie conforme à la nature féminine.  » En dehors d’une poignée de meurtrières de premier plan, exécutées ou condamnées à de lourdes peines de prison, la plupart échappèrent au châtiment de la justice et n’ont jamais eu à répondre de leurs crimes.

Les Furies de Hitler. Comment les femmes allemandes ont participé à la Shoah, par Wendy Lower, éd. Tallendier, 352 p.

[EXTRAITS] Ingelene Ivens, institutrice à Poznan, Pologne

 » Dès mars 1940, environ six mois après le début de la guerre, le ministère de l’Education du Reich avait déjà donné pour instruction à ses services régionaux d’envoyer immédiatement des enseignants titulaires dans les territoires de l’Est afin d’y remplir cette mission. Dans une région de Pologne, par exemple, quelque 2 500 Allemandes travaillaient dans les écoles réservées aux enfants allemands ou préparaient l’ouverture de plus de 500 jardins d’enfants. Comme ce fut le cas pour Ivens, ces enseignants n’avaient guère le choix des affectations. Les demandes de dispense pour échapper à des postes comme Reichelsfelde étaient systématiquement rejetées. Pour prévenir les défections, la Ligue des jeunes filles allemandes et la Ligue des femmes allemandes vantaient les avantages des affectations à l’Est : on y gagnait la possibilité de remplir son devoir patriotique et de vivre une aventure.

Les enseignantes et les assistantes maternelles qui dirigeaient les écoles et les jardins d’enfants dans ces nouveaux territoires contribuèrent de façon décisive à la mise en oeuvre de campagnes génocidaires : en excluant les enfants non-Allemands du système scolaire ; en privilégiant et endoctrinant les minorités allemandes de Pologne, d’Ukraine et des pays Baltes ; en spoliant les Juifs et les Polonais de leurs propriétés et de leurs biens au profit des écoles et des écoliers ; enfin en abandonnant leurs élèves, dont beaucoup étaient orphelins, quand les nazis durent évacuer les territoires de l’Est. La plupart du temps, ces écoles étaient dirigées par des Allemandes issues du Reich, avec le concours de femmes appartenant aux minorités allemandes locales. Une jeune Allemande de Lettonie, qui travailla comme assistante maternelle en Pologne et en Ukraine, se souvenait d’un « travail de Sisyphe ». Les policiers SS locaux ne cessaient d’amener toujours plus d’enfants « racialement sains » dans son école – des enfants dont ils avaient tué les parents. Traumatisés et déracinés, ceux-ci étaient alors contraints, comme dans tout le système scolaire nazi qui proliférait dans les territoires de l’Est, d’apprendre l’allemand, de chanter des chansons allemandes et de mémoriser des maximes du Führer sur la bonne conduite à adopter et sur la supériorité de la race allemande.  »

Les infirmières, les  » anges du front  »

 » Avec leurs tenues de la Croix-Rouge, les infirmières comme Erika Ohr étaient celles des Allemandes que l’on remarquait le plus à l’Est – dans les hôpitaux militaires ou dans les maisons de convalescence. Une image de propagande que l’on voyait partout à l’époque montrait des infirmières enjouées en train d’apporter sur un quai de gare de l’aide à des soldats et des policiers SS en transit. Les prisonniers de guerre et les Juifs n’avaient pas droit à l’accueil de ces infirmières quand ils passaient par ces mêmes quais de gare, à l’instar de ce train mal chauffé transportant 1 007 Juifs de Düsseldorf vers le ghetto de Riga en décembre 1941. Le train était déjà tombé en panne plus d’une fois tant il était surchargé d’hommes, et il avait dû faire halte à plusieurs gares. A chaque arrêt, des déportés juifs essayaient par tous les moyens de se procurer de l’eau et de sortir du train. Ils avaient compris pendant le voyage que rien de bon ne les attendait à l’arrivée et cherchaient à attirer l’attention des voyageurs qui stationnaient sur les quais, jetant des lettres et des cartes postales dans leur direction dans l’espoir de parvenir à informer leurs proches du sort qu’ils enduraient. Dans une gare de Lettonie, comme dans beaucoup d’autres gares des territoires occupés, des infirmières de la Croix-Rouge allemande parurent sur le quai. Il faisait un froid épouvantable et il était plus d’une heure du matin. Elles se mirent à distribuer aux gardes allemands de la soupe d’orge accompagnée de morceaux de boeuf. Pendant que les Allemands dégustaient leur soupe, le personnel lituanien de la gare éteignit les lumières des Judenwagen.  »

Liselotte Meier, secrétaire à Lida, Biélorussie

 » Au cours des réunions préparatoires secrètes précédant les exécutions de masse, Meier prenait des notes et coordonnait la logistique avec les exécutants de la police de sécurité (SD), la police locale, la maire autochtone et le commissaire adjoint chargé des « affaires juives ». Elle prenait garde à ce qu’elle mettait par écrit. « Il y avait peu d’échanges écrits sur les opérations concernant les Juifs, c’était absolument secret », déclara-t-elle plus tard. Son chef simplement au commandant de la police locale et à son état-major quand et où les fosses devaient être creusées.

Meier conservait le très convoité sceau du commissaire dans le tiroir de son bureau, ce qui signifie qu’elle pouvait signer à sa place. Les sceaux et les formulaires officiels, comme par exemple les papiers d’identité des travailleurs (appelés les « certificats dorés ») étaient des instruments bureaucratiques potentiellement salvateurs. Pour un Juif, le seul moyen d’échapper aux fosses d’exécution, hormis la fuite et le suicide, était de se voir confier un travail. Le commissaire et les membres de son bureau avaient l’autorité de certifier qui était juif et qui ne l’était pas. Ils pouvaient décider qui serait exécuté et qui serait épargné. Les secrétaires qui participaient à la sélection des travailleurs juifs et leur délivraient des cartes d’identité avaient leurs favoris. Pour Meier, c’était son coiffeur, qui venait s’occuper d’elle dans ses appartements privés. A Slonim (aujourd’hui la Biélorussie), Erna Reichmann, une secrétaire du commissaire du district, se tenait debout devant une colonne de deux mille Juifs que l’on conduisait à leur site d’exécution. A partir d’une liste officielle qu’elle et ses collègues avaient tapée à la machine, des travailleurs juifs étaient extraits du rang, ou bien ils étaient sélectionnés arbitrairement. A un moment, Reichmann désigna une femme qui « n’avait pas fini de lui tricoter un pull », et celle-ci quitta donc la colonne.  »

Johanna Altvater, secrétaire à Volodymyr-Volynskyi, Ukraine

 » Ces massacres débutèrent à la fin de l’été 1942, quand Westerheide (NDLR : Wilhelm Westerheide, commissaire à Volodymyr-Volynskyi, Ukraine) revint de la conférence des commissaires qui s’était tenue à Loutsk. Là, avec d’autres gouverneurs du territoire ukrainien occupé, il avait appris que ses supérieurs attendaient d’eux qu’ils conduisent et exécutent « à cent pour cent » la Solution finale. Quoique l’ordre ne fût évidemment pas délivré directement à « Fräulein Hanna » alias Johanna Altvater, celle-ci décida de faire sa part du travail. Elle accompagnait souvent son chef lors de ses visites de routines au ghetto. On la voyait alors attacher leurs chevaux à la porte d’entrée. Le 16 septembre 1942, après y avoir pénétré, elle s’approcha de deux enfants juifs, l’un de six ans et l’autre tout petit, qui vivaient près du mur d’enceinte du ghetto. Elle leur fit signe, leur laissant entendre qu’elle allait leur offrir quelque chose. Le plus petit s’avança vers elle. Elle prit l’enfant dans ses bras et le serra si fort contre elle qu’il se mit à crier en gigotant. Elle le saisit par les jambes, puis, alors qu’il était ainsi suspendu à l’envers, elle commença à lui cogner la tête contre le mur d’enceinte, comme quand on veut battre la poussière d’un tapis. Après quoi, elle jeta le corps sans vie de l’enfant aux pieds de son père. Plus tard, celui-ci déclara : « Un tel sadisme de la part d’une femme que je n’avais jamais vue, je ne l’oublierai jamais. »  »

Liesel Willhaus, épouse du commandant SS du camp de concentration de Janowska, Ukraine

 » Gustav Willhaus tuait ses victimes comme on actionne un « hache-paille ». Sa femme gagna sa propre réputation de son côté. Comme la villa avait à ses yeux besoin de rénovations, elle exigea la construction d’un balcon au deuxième étage du bâtiment, pour que la famille puisse y jouir de rafraîchissements l’après-midi. Elle avait à sa disposition de nombreux esclaves juifs pour faire tout ce qu’elle désirait, dont des travaux de jardinage. Liesel gardait l’oeil sur eux depuis son balcon. Elle se servait aussi de ce poste d’observation pour tirer sur les prisonniers – « pour le sport », déclara un témoin juif de ces scènes.

[…] Le climat qui régnait dans et autour de la villa des Willhaus était gorgé de contrastes étranges. La juxtaposition était discordante entre cette maison allemande bourgeoise, stricte et comme il faut, et cette débauche de coups de feu et de souffrances infligées aux détenus juifs. A vrai dire, le « stand de tir » sur le balcon représentait l’une des méthodes les plus « propres » pratiquées par les Willhaus et leurs collègues. Leur spécialité, c’était plutôt les spectacles sadiques : bastonnades publiques, pendaisons, mutilations d’organes sexuels, enfants aux membres arrachés.

Les épouses des SS, dont la femme du commandant d’Auschwitz, prétendirent après la guerre qu’elles ignoraient ce qui se passait derrière les murs ou les barbelés qui entouraient les camps […]. Mais en réalité le camp et le foyer n’étaient pas des mondes séparés ; ils empiétaient l’un sur l’autre. Les épouses visitaient leurs époux au bureau […] et de retour chez eux, ceux-ci apportaient dans leur sillage tout l’endurcissement et les techniques d’assassinats qui les caractérisaient à l’extérieur.  »

Les intertitres sont de la rédaction.

Par Soraya Ghali

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